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La Belgique de Simenon

Quelque 101 paysages de Liège, Bruxelles, Charleroi et d’ailleurs ont servi de scènes de crime dans les romans du plus grand auteur belge francophone de tous les temps.


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Telle une éponge, il a tout au long de sa vie tout absorbé. Il a enregistré, mémorisé des lieux, des personnes, des attitudes, des conversations qu’il a utilisés ensuite, quelques fois bien des années plus tard, dans ses romans, nouvelles et autres livres de souvenirs. Son enfance et son adolescence furent des mines particulièrement inépuisables d’inspiration pour son œuvre. Et quelle œuvre ! Décédé à Lausanne en 1989, à l’âge de 86 ans, Georges Simenon laisse un immense patrimoine littéraire : son héros le plus célèbre, le commissaire Maigret, bien sûr, mais au total pas moins de 193 romans divers, 158 nouvelles, des essais autobiographiques, des articles et reportages publiés sous son propre nom, ainsi que 176 romans, des dizaines de contes galants, nouvelles et autres articles journalistiques signés de quelque 27 pseudonymes différents ! 

Liège, le berceau de son inspiration

Le plus grand auteur populaire belge francophone de tous les temps a déjà fait l’objet de nombreuses études et biographies, mais dans “La Belgique de Simenon ”, Michel Carly et Christian Libens proposent une approche nouvelle et passionnante. Ils resituent dans la réalité quelque 101 “scènes de crime ”, mais aussi et surtout des scènes de vie, tirées des romans les plus célèbres de Simenon, et démontrent que l’immense écrivain a puisé son inspiration dans son expérience personnelle. Il l’a dit lui-même en son temps : «Mes personnages, je les ai rencontrés à Liège. » De fait, Simenon a largement rendu hommage à sa ville natale au travers de nombreuses descriptions de villes ou de banlieues françaises, qui en réalité étaient bien de chez nous. Ainsi la prison Saint-Léonard, construite à la Porte éponyme, au bout de la ville de Liège de l’époque, bien avant la prison de Lantin, a fortement impressionné le petit Georges qui en utilisera les « noirs remparts», une «affreuse bâtisse noire enlaidissant tout un quartier (…) avec ses tourelles moyenâgeuses, ses meurtrières, ses barreaux de fer » (Maigret, “La danseuse du Gai-Moulin ”, 1931), pour décrire les prisons de ses romans. De fait, un oncle de Georges, surnommé Coucou, y avait été enfermé pour le meurtre de son épouse, Tante Félicie, la sœur de sa mère. Un univers carcéral qui le hante et le pousse, à travers ses livres, à dévoiler son appréhension de la justice des hommes. « Simenon combattra d’ailleurs farouchement la peine capitale », insistent les deux auteurs. 

Le roman-fleuve ou le fleuve roman

D’autres moments et endroits de son enfance inspireront Simenon, comme Coronmeuse, le port fluvial en aval de Liège, où il allait rendre visite à sa tante, qui y tenait boutique sur un quai où s’approvisionnaient les bateliers de passage. C’est là qu’il rêve, enfant, à mille et un voyages, comme autant d’aventures et de découvertes. C’est là qu’il puise, adulte, tant de ses personnages marins d’eau douce ou navigateurs au long cours. Simenon aime tant le fil de l’eau qu’il parcourra d’ailleurs les canaux de France et d’Europe à bord de son propre chaland, l’Ostrogoth, au cours des années 30. Dans nombre de ses romans surgit aussi l’angoisse du réveil et la peur d’être en retard, celle qu’il eut, gamin, en courant vers la chapelle de l’Hôpital de Bavière, où il servait comme enfant de chœur ( “Le matin des trois absoutes ”, “Le témoignage de l’enfant de chœur ”), le même hôpital où il assista à l’agonie de sa mère honnie. Honnie, le mot est trop fort certes, mais en tout cas il fut profondément blessé par la préférence que marquait Henriette, sa mère, pour son petit frère, Christian. Il ne lui rend pas vraiment hommage dans “Le chat ”, dont la maison évoque furieusement le 3 rue de l’Enseignement où la famille habita à la mort de Désiré, le père de Georges. Henriette s’y mit en ménage avec Joseph André, chef garde retraité des Chemins de fer. “Le chat ” raconte leur haine réciproque et puis leur décision de ne plus communiquer que par billets griffonnés. Mais “Le chat ”, ce n’est encore rien par rapport à “Pedigree ”, le roman à forte inspiration autobiographique que sa mère ne lui pardonnera jamais. « Pedigree, disait-elle, c’est pour les chiens ! »

Les femmes et… la femme au peignoir bleu

Très tôt attiré par la gent féminine, l’homme aux 10.000 conquêtes, dont 8.000 “professionnelles ” (il préférait ce mot, selon ce qu’il confia lui-même à son ami cinéaste Federico Fellini), fut marqué sur ce plan par un souvenir d’enfance. La rencontre que fit le petit Georges qui jouait sur un trottoir avec son petit frère Christian. Soudain surgit devant lui, sur le pas de sa porte, une femme en peignoir de soie bleu entrouvert, laissant apparaître la première paire de seins de son souvenir. Non loin du domicile des Simenon, cette maison close est située à Liège au 34 de la rue de la Commune. La belle brune au teint mat et son peignoir bleu vont se retrouver déclinés dans un nombre considérable d’ouvrages simenoniens ( “Faubourg ”, “Malempin ”, “Le passage de la ligne ”, “Marie qui louche ”, “Les trois crimes de mes amis ”, “La nuit du carrefour ”, “La guinguette à deux sous ”, “Maigret en meublé ”, “Une confidence de Maigret ”, “Maigret, Lognon et les gangsters ”, “Maigret et l’homme du banc ”, “Maigret et l’indicateur ” ou encore “La danseuse du Gai-Moulin ”…). 

Joséphine Baker et la passion pour les peaux noires

Fonds Simenon
Fonds SimenonSi le romancier devenu rapidement célèbre dans le monde entier vit une aventure passionnée avec Joséphine Baker, il ressent une grande attirance pour les femmes d’origine africaine après avoir eu très jeune une relation tarifée dans le quartier chaud de Liège. Si ce bref contact sexuel lui procura un immense plaisir et des souvenirs pour la vie, il fut aussi un moment d’intense regret. Il paya cette passe avec la montre en argent que lui avait donnée son père un an avant sa mort. Toute sa vie, il regretta ce geste. Inutile de préciser qu’il se retrouve reproduit fidèlement dans un grand nombre de ses histoires…

Charleroi et “L’étoile du nord ”

collection Michel Carly

Charleroi fut une autre source d’inspiration pour Simenon. En tant que journaliste, il en a relaté l’impact de la crise. Mais l’écrivain qui est en lui observe aussi, enregistre beaucoup et communique avec ceux qu’il appelle les “petites gens ”, les ouvriers, pour qui il éprouve une profonde affection, au contraire des riches et des nantis qui l’avaient tenu à l’écart pendant ses études, lui l’élève brillant d’origine modeste. Des gens pour qui il apprend au fond à écrire simple et efficace. Un style imparable qui lui vaut peut-être un tel succès populaire. Car jusqu’à aujourd’hui, Simenon a vendu quelque 550 millions de livres. Il se classe, en record de ventes, comme le 17 e auteur, toutes nationalités confondues, et comme le troisième de langue française derrière Jules Verne et Alexandre Dumas. Charleroi, donc, qui est le décor de nombre de ses romans et qui sert aussi de toile de fond au film mythique “L’étoile du nord ” avec Philippe Noiret et Simone Signoret, dont l’histoire est directement tirée du “Locataire ” de Simenon. 

Christian le collabo

Toute personnalité immense recèle toujours une part d’ombre. Pour Simenon, c’est assurément le comportement familial pendant la guerre. Lui qui, jeune journaliste à “La Gazette de Liège ”, se fend d’articles très engagés contre le “péril juif ” et est plutôt antisémite comme son époque, choisit de ne pas se mêler du conflit. Et pendant toute la durée de la guerre, il habite avec femme et maîtresse dans une propriété en France occupée. Aucun acte d’intelligence avec l’ennemi ne pourra lui être reproché. Il en va autrement de son frère Christian, collabo fasciné par Léon Degrelle, qui a participé activement à ce qu’on a appelé la “Tuerie de Courcelles ” où 19 otages ont été exécutés d’une balle dans la nuque et d’une balle dans la tempe. Fugitif après la guerre, il est condamné par contumace. Il s’engage dans la Légion étrangère. Ironie du sort, il meurt fauché dans une embuscade de rebelles en Cochinchine, en octobre 1947, quelques semaines avant que ses complices du massacre de Courcelles, reconnus coupables, soient passés par les armes dans la cour de la caserne de gendarmerie de Charleroi. Tant et tant d’autres scènes de vie passionnantes figurent dans “La Belgique de Simenon ”, précieux ouvrage pour les fans et même les non-fans du prolixe écrivain. Ça se lit presque comme un roman ! 

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