Les Damnés d'Ivo van Hove / Spectacle entier du Festival d’Avignon 2016





Dans la pièce «  Les Damnés », Christophe Montenez interprète Martin von Essenbeck, qui finit par embrasser l’uniforme et l’idéologie nazis.



Les Damnés. Un titre qui annonce d’emblée une malédiction. A l’origine, Les Damnés est connu pour être un film réalisé par Luchino Visconti en 1969. Ivo van Hove tient à rectifier que Les Damnés sont avant tout un scénario dont le réalisateur italien s’est servi, et qu’il n’a pas voulu revoir le film récemment. C’est donc vierge de toute esthétique concernant le scénario, que le metteur en scène flamand s’est vu invité à présenter un spectacle à la cour d’honneur pour l’édition 2016 du festival d’Avignon. Après quelques discussions avec Olivier Py, Ivo van Hove a réuni la troupe de la Comédie Française pour présenter Les Damnés. Ce choix, il l’explique en ces termes : « Il me semble que les raisons de faire entendre cette histoire et résonner ce texte sont encore plus claires dans le contexte social et politique d’aujourd’hui qu’à l’époque où le film a été tourné. » 
Cette histoire, c’est celle de la famille Essenbeck, riches industriels allemands vivant à l’ère nazie. Dans l’intérêt de leur commerce de sidérurgie, les Essenbeck tuent le baron Joachim, opposé au nazisme, lors de sa fête d’anniversaire. Ce meurtre sera le premier d’une longue série. Trahisons et complots seront deux précieux alliés dans l’accession à la présidence de l’entreprise familiale. En parallèle de cette histoire intime se tisse l’Histoire du nazisme et de la montée de la violence en Allemagne dans les années 1930. Sur le grand écran installé en fond de scène, des vidéos d’archives sont projetées pour plonger le spectateur dans ce contexte sanglant. Pour Ivo van Hove, « Les Damnés racontent en fait deux histoires : d’une part, celle de la désagrégation d’une famille riche – étroitement liée au destin économique d’un pays puisqu’elle règne sur un empire sidérurgique – et d’autre part, une histoire politique, celle du triomphe d’une idéologie, le nazisme, dont les modèles de pensée, en dépit de l’issue de la seconde guerre mondiale n’ont fait malheureusement que croître au fil des décennies et menacent aujourd’hui les sociétés de nombreux pays d’Europe. »
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Pour donner forme à cette histoire qu’Ivo van Hove qualifie de « tragédie familiale », le metteur en scène a fait appel à une équipe artistique composée de son fidèle scénographe Jan Versweyveld,  de Tal Yarden et l’ingéniosité de ses vidéos et des compétences musicales d’Eric Sleichim. Sur le grand plateau de la cour d’honneur est installé en fond de scène un imposant écran. C’est sur cet écran que sont projetées tour à tour les images live filmées – qui opèrent tel un effet de loupe – ou encore les vidéos d’archives d’événements marquants – la nuit des longs couteaux par exemple – lors de l’Allemagne nazie.
La scénographie est conçue de manière à ce que rien ne soit caché : les changements de costume, le maquillage, les déplacements des acteurs… tout est à vue. A jardin se tiennent les loges des acteurs, équipées de miroirs entourés de lumières et de matelas (comme des loges d’acteurs de cinéma). Cet espace fait office de loges pour les acteurs aussi bien que d’espace de jeu quand ils endossent leurs personnages. Là se déroulent les scènes intimistes et les complots familiaux. De l’autre côté de la scène et en vis-à-vis des lits, les tombes sont surélevées et attendent leur ultime visiteur. Les musiciens sont placés à cour proche des tombes, et occupent un rôle primordial lors des morts successives : ils jouent et englobent la cour d’honneur d’un bruit strident annonçant un nouveau meurtre. La musique a été soigneusement choisie et l’on entend d’une part les compositeurs baroques allemands Schütz, Buxtehude et Bach quand à un autre moment on entend le rock moderne du groupe de métal allemand Rammstein qui a pour Eric Shleim des « accents fascistoïdes » qui est définie comme du « métal industriel » et évoque « la volonté de créer de nouveaux moyens de destruction massive. »
Cette scénographie et cette composition musicale ne seraient rien sans la justesse des acteurs de la Comédie Française, imposants et criants de vérité, jusqu’à dans leur chair. Se distinguent particulièrement le couple Thallman interprétés par Loïc Corbery et Adeline d’Hermy qui forment une famille parfaite décidant de fuir, le troublant et pervers Martin von Essenbeck joué par Christophe Montenez, le Baron Konstantin (Denis Podalydès) prêt à tout pour accéder au pouvoir et son amante et manipulatrice la Baronne Sophie (Elsa Lepoivre), qui à eux deux incarnent le cliché du couple Macbeth, prêts à tuer pour le pouvoir.
Ivo van Hove est un metteur en scène connu pour ses scénographies marquantes et son esthétisme poussé parfois jusqu’à l’extrême. Pour Les Damnés, la scénographie horizontale fonctionnait très bien et certaines images filmées auront sûrement marquées les esprits. Notamment la longue scène de débauche des deux Essenbeck entourés des SS allemands nus qui se vautrent dans la bière ou encore l’image finale de la Baronne Sophie digne d’une sérigraphie de pop art en noir et blanc. Sans parler de chaque mort, dont le visage était filmé en gros plan et projeté sur l’écran, jusqu’à ce que l’air vienne à manquer à chacun des comédiens. Les matières font également partie de l’esthétique dans les dernières scènes avec les plumes collées sur la Baronne Sophie qui s’envolent et les cendres de la famille Essenbeck dont Martin se recouvre. La dernière image restera sans doute la plus choquante et la plus marquante -surtout le lendemain des attentats niçois- car il s’agit de l’ombre d’un homme qui fusille le public dans un flash de lumière blanche avec en arrière fond un bruit strident de train qui passe.
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Ivo van Hove commente la fin de son spectacle en ses mots : « La fin est absolument terrible. Mais c’est comme quand on se rend au musée Reina Sofia à Madrid pour voir Guernica de Picasso. Dans Guernica, il n’y a pas la moindre trace de joie. Il n’y a que la guerre. Mais il vaut mieux affronter cela dans un contexte artistique que dans la vraie vie… et s’accrocher à l’idée que l’amour et l’humanisme, comme chez Herbert, ne peuvent, en dépit de tout, jamais disparaître complètement. »


Juliette PIAT.

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