Georges Didi-Huberman, Images malgré tout
Une des quatre photos prises en cachette de l’extermination et qui montre des femmes allant vers la chambre à gaz…
Il s'agit de «l'enfer d'Auschwitz» et, avant toute remarque sur le livre , il nous faut nous plier à l'immense déchirure du sujet. Ensuite, tout devient complexe, hors de l'imaginable et pourtant imaginable et pensable à la fois. En tout cas, c'est la position de Georges Didi-Huberman dans son livre Images malgré tout. En 2001, l'auteur publie dans le catalogue de l'exposition Mémoire des camps. Photographies de camps de concentration (éd. Marval, 2001) un article, "Images malgré tout", qui prend appui sur quatre photographies arrachées à l'horreur, prises en 1944 par un juif grec dont on ne sait que le prénom, Alex, sensé travailler à l'innommable tâche du Sonderkommando, chargé de la mort de ses semblables en chambre à gaz, de la manipulation des cadavres et de la "gestion" (si l'on ose dire) de cette abomination. Quatre photographies, donc, qui donnent image. À partir de cela, Didi-Huberman écrit un texte qui répond à la thèse souvent entendue de l'impensable et l'indicible après Auschwitz. Se référant à Georges Bataille, Hannah Arendt, comme à Maurice Blanchot et à tant d'autres, il engage l'espèce humaine et énonce le lien inséparable entre l'humain et la destruction par l'humain de l'humain. Il fait de ces photographies des objets de pensée, de réflexion, et montre qu'il y eut là «acte de regard».
2 De ce texte naquit une polémique violente dans la revue Les Temps modernes(2001, LVI, n° 613), composée de deux articles, l'un signé par Gérard Wajcman, "De la croyance photographique", l'autre par Élisabeth Pagnoux, "Reporter photographe à Auschwitz". Les accusations portées contre Didi-Huberman sont sévères: le voici accusé de «logique funeste» et de pensée maudite, d'homme hypnotisé par la croyance en l'image, la fétichisation et la perversion. Pour les deux auteurs, la foi de Didi-Huberman dans ces photographies représente un danger éthique et philosophique considérable. E. Pagnoux écrit que «regarder la photo et y croire [¤] c'est distordre la réalité d'Auschwitz qui fut un événement sans témoins» ; elle ajoute qu'il y a, de plus, jouissance par l'horreur. On le voit et on le lit, le ton de la polémique est quasiment injurieux, assorti d'une intense condamnation morale, d'une accusation en somme de profanation, et, à propos de ce sujet en abyme si souffrant, sans nom et pourtant habitant notre langue, se profile l'ombre des déchirements et des dévastations ainsi que celles des positions drastiques dressées en impossibilité totale de dialogue.
3 En 2003, Didi-Huberman répond, et c'est donc son livre. En une première partie, il reproduit son texte incriminé et il ajoute un deuxième volet intitulé "Malgré l'image toute". Nous ne parlerons pas ici du bien-fondé de l'éventualité (ou nécessité) d'une réponse ni de la forme prise, mais bien plutôt du contenu du débat, de ses enjeux et de l'orientation suivie par Didi-Huberman dans sa relation à l'image, à l'histoire, à la photographie, la trace et l'archive. En effet, comme historienne, la question par lui posée est cruciale et son argumentation non seulement convaincante, mais extrêmement précieuse. En effet, il y va sans aucun doute du statut du (des) récit(s) du réel, celui qui par ailleurs est constamment impossible, donc toujours à venir. À juste titre, Didi-Huberman affirme que rien de ce qui est inimaginable n'interdit d'imaginer, et que tout ce qui se voit, s'entend, se lit ne peut manquer de nous habiter et d'organiser un «être-là» que le savoir ne peut nier, dans la mesure où ce savoir pressent que l'irrationnel et le hors-lieu, hors-champ sont aussi de son domaine. Sur ce thème la Shoah , toute énonciation devient suspecte, et moi-même ici écrivant, je devine les pièges dans lesquels il est si possible de tomber. Le risque le plus dur, le plus grave, celui qui serait le plus infâme serait bien entendu de surconstruire l'horreur ou de fabriquer cet immense malheur que sont le voyeurisme et son double inversé, la saturation, toutes dérives dont s'éloigne avec beaucoup de savoir et de sensibilité Didi-Huberman. Tout document (archive, manuscrit, texte, image, peinture, trace) ne peut être objet de croyance puisqu'il est seulement trace, morceau de réalité, bribe de savoir, fragment de désir, indice d'une construction ou d'une déconstruction. Et l'histoire, comme pouvait l'écrire Michel Foucault, reste énigme, mais une énigme qui bouleverse notre perception. S'il ne faut pas croire à "l'image" comme preuve, il faut s'éprendre d'elle, ne serait-ce que parce qu'elle est sous nos yeux le manque même. Didi-Huberman, travaillant à partir de Benjamin, Rancière, Bloch et d'autres, développe avec intelligence le thème du lacunaire et de la bribe qui permet à l'image de rester tout entière sans jamais révéler un quelconque tout entier. Se tournant vers Jean-Luc Godard et ses Histoires du cinéma en même temps que vers Kracauer, l'auteur interroge les rapports entre image, réel et histoire, faisant frissonner à bon escient le trouble qui est le nôtre, celui d'une société envahie d'images et incertaine sur son réel, celui de la déchirure historique qui place l'homme face à son identité de regardant et de pensant, et, pourquoi pas, d'être aimant.
Arlette Farge , « Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, éd. de Minuit, 2003, 235 p., 30 ill.NB, 22,5 E. », Études photographiques, 15 | Novembre 2004, [En ligne], mis en ligne le . URL : http://etudesphotographiques.revues.org/405. C
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