Louis Calaferte . Septentrion

Septentrion est une œuvre autobiographique, tirée du même tonneau que celui où Céline a puisé Le voyage au bout de la nuit et Henry Miller Le tropique du cancer : des histoires existentialistes, sans la distance prise par la fiction. Calaferte nous offre la substantifique moelle, telle quelle : c'est très cru, très vrai et sans concession car l'auteur n'établit pas de frontière pudique entre l'homme qui pense et celui qui jouit de sa sexualité ; l'être humain est vu dans sa totalité.
Ce récit témoigne des errances de Calaferte durant plusieurs années, du moment où il quitte l'usine, à celui où il écrit son premier livre. Entre ces deux événements majeurs, notre homme est tour à tour en proie au doute, perdu, puis persuadé qu'il fait les bons choix (comme celui de quitter le monde ouvrier où il se fait exploiter depuis qu'il a quatorze ans). Mais surtout, il a cette envie obsessionnelle, ce besoin qui le prend aux tripes : écrire un livre. Rongé de l'intérieur par cette idée de créer, de témoigner, il remet cependant toujours son travail d'écriture à plus tard...
En 1963, Septentrion est officiellement censuré par le ministère de l'Intérieur pour pornographie, officieusement, pour son contenu anarchisant et libertaire (l'auteur prône la liberté sexuelle, la liberté de penser, la liberté de refuser). Le livre ne sera publié de nouveau qu'en 1984.
En 1992, Calaferte écrit La mécanique des femmes et se heurte cette fois-ci à une toute autre censure, celle des journalistes. Son livre dérange. Malheureusement pour les bien-pensants, le livre est un "succès" grâce au bouche à oreille, et certains de ceux qui l'ont ignoré lui laisseront une place dans leur chronique quelques six à huit mois après sa sortie.
En 1994, le reportage Un îlot de résistance sur Calaferte est interdit d'antenne, certainement à cause de propos tels que : "On voudrait nous faire croire que nous sommes dans une époque de communication ! On n'a jamais moins communiqué qu'aujourd'hui ! Savez-vous quels sont les écrivains importants grecs, norvégiens, albanais ? Vous ne le savez pas, vous ne le saurez que par accident."


Extrait :
'...Comment expliquer aujourd'hui cette rage de lecture qui me tenait continuellement sous pression, cette faim de découverte, cette fébrilité vis-à-vis de tout ce qui est imprimé? Le choc que j'imaginais devoir se produire un jour, que je souhaitais ardemment, n'avait jamais lieu. Ce qui n'empêchait pas de renouveler l'expérience aussi souvent qu'elle se présentait. Et je me dis maintenant, observant ma démarche d'un autre oeil, qu'il était bon que je lise toutes ces inepties en guise d'exercice préparatoire avant de me présenter moi-même sur la piste. C'est là ma conclusion intime quand il m'arrive d'y repenser. Mais qui aurait pu prévoir que je serais un jour au programme, cueillant les sifflets, les rires et les bravos, car j'ai oublié de dire que mes prédispositions naturelles me pousseraient plutôt vers les pirouettes du clown, gueule enfarinée, plâtrée de mensonges rouges livides, et toujours volontaire pour les coups de pieds au cul. Clown et trapèze volant. Rire et mort. Voilà mon emploi. Qui aurait pu prévoir, mon doux Sauveur! dès que j'avais un livre, mon premier soin était de m'enfermer avec dans ma chambre d'hôtel comme pour une séance d'initiation, et je ne décrochais pas avant d'en avoir terminé, qu'il eût deux cents ou mille pages. Lire les paroles qu'un homme, dont on ne connaît généralement ni le visage ni la vie, a écrites tout spécialement à votre intention sans oser espérer que vous les liriez un jour, vous qui êtes si loin, si loin sur d'autres continents, d'une autre langue. Peut-être habite-t-il actuellement une grande maison de campagne au bord du Tibre ou un quarante-septième étage dans New York illuminé, peut-être est-il en train de pêcher l'écrevisse, de piler la glace pour le whisky de cinq heures, de caresser sa femme sur le divan, de jouer avec ses enfants ou de se réveiller d'une sieste en songeant à tout ce qu'il voulait mettre de vérité dans ses livres, sincèrement persuadé de n'avoir pas réussi bien que tout y soit quand même, presque malgré lui. Il a écrit pour vous. Pour vous tous. Parce qu'il est venu au monde avec ce besoin de vider son sac qui le reprend périodiquement. Parce qu'il a vécu ce que nous vivons tous, qu'il a fait dans ses langes et bu au sein, il y a de cela trente ou cinquante ans...' 'Il s'est mis à sa machine à écrire le jour où il était malheureux comme les pierres à cause d 'un incident ridicule ou d'une vraie tragédie qu'il ne révèlera jamais sous son aspect authentique parce que cela lui est impossible...' '...Et si par hasard vous avez la prétention de devenir écrivain à votre tour, ce que je ne vous souhaite pas, lisez attentivement et sans relâche. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. A moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n'ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux- et lisez! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l'épaule du voisin, mais lisez!...' '...Je me jetais sur les livres comme s'ils devaient nécessairement me livrer la clef de moi-même. Et la serrure avec. Lisant à bride abattue. Dans le métro. Dans la rue. Au bistrot. Dans mon lit. Sur les bancs des squares, au milieu des pigeons et des cris d'enfants, les soirs d'été ou le dimanche après-midi. et jusque dans les chiottes des usines qui m'employaient, culottes baissées, accroupi au-dessus du trou, une branche nouvelle de marronnier en bourgeons ventrus se balançant au-dessus de ma tête sur le ciel blanc bleuté qui tapissait les claires-voies de la toiture. Quoi d'étonnant à ce que certains auteurs et leurs livres conservent pour moi une odeur de crésyl, de désinfectant, une odeur de merde humaine?...'

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