Sartre, de Beauvoir et Bianca

 



Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir : Bianca, leur jouet sexuel

A 16 ans, Bianca devient l'amante de Beauvoir puis celle de Sartre. Un trio amoureux qui rejouera Les liaisons dangereuses à Saint-Germain-des-Prés.

Il y a du Choderlos de Laclos dans cette histoire. Quand, cinquante ans après les faits, Bianca Lamblin relate dans ses Mémoires d’une jeune fille dérangée (Balland, 1993) son épisode amoureux flamboyant avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, c’est dans le vitriol qu’elle trempe sa plume. Elle vient de découvrir dans les Lettres à Sartre et le Journal de Guerre de Simone de Beauvoir, publiés quatre ans après la mort de cette dernière, le jeu ambigu qu’a mené le Castor avec la toute jeune fille qu’elle était alors. Et soudain c’est l’effondrement. Jamais elle n’aurait cru déceler une madame de Merteuil manipulatrice dans cette femme qu’elle a aimée au-delà de tout pendant un demi-siècle. Et pourtant…

L’histoire avait commencé dans l’effervescence, en 1937, lors de la rentrée scolaire au lycée Molière, à Paris, où Simone de Beauvoir venait d’être nommée professeur de philosophie. La parole rauque et rapide, le débit torrentiel, la nouvelle prof conquiert aussitôt ses élèves. « Tout en elle respirait l’énergie. L’intelligence de son regard d’un bleu lumineux nous frappa dès le début », écrit Bianca, qui porte alors son nom de jeune fille, Bienenfeld. « A seize ans, on est facilement ébloui », ajoute-t-elle. Issue d’une famille juive polonaise qui a connu bien des tribulations, l’adolescente sort à peine d’une enfance ballotée.

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Jolie, coquette, passionnée, elle est subjuguée par l’assurance de cette intellectuelle de vingt-neuf ans qui ne se sert d’aucune note, par le caractère éclatant, incisif, audacieux de ses jugements, son mépris cinglant pour les élèves peu douées. La future prêtresse du féminisme prône des idées neuves qui la troublent profondément: la liberté de la femme, son indépendance financière, le refus de son assujettissement par le mariage et la maternité. La jeune Bianca s’emballe, s’identifie à son modèle, au point de lui emprunter ses tics de langage et de vouloir devenir, comme elle, agrégée de philosophie. Au mois de mars, elle ose lui écrire son admiration.

Très vite, elle reçoit en retour un pneumatique. Simone de Beauvoir lui donne rendez-vous dans un café de la rue de Rennes. La rencontre est chaleureuse, au point que le mentor propose à son élève de la voir en privé. C’est peu de dire qu’elle court: désormais Bianca vole, tous les dimanches, retrouver le Castor dans son minable hôtel de la rue Cels et les voilà parties pour des virées dans Paris, aux puces, à Montmartre, dans les parcs autour de la capitale. Leurs confidences se font de plus en plus tendres, de plus en plus intimes. Le bachot passé, elles font, sac au dos, une randonnée dans le Morvan pendant laquelle elles deviennent amantes, dans des auberges de fortune. Simone de Beauvoir a raconté à Bianca son âpre combat pour vaincre les préjugés de son milieu bourgeois et faire des études supérieures, et aussi sa rencontre décisive à la Sorbonne, pendant la préparation de l’agrégation, avec un groupe de normaliens.

« Celui qui était le plus laid, le plus sale, mais aussi le plus gentil et suprêmement intelligent, c’était Sartre », lui confie le Castor. « Je sus immédiatement qu’il était l’amour de sa vie », écrit Bianca. Arrivés respectivement premier et seconde à l’agrégation, les deux brillants agrégés, devenus amants, se sont reconnu la même ambition dévorante, se sont juré de s’épauler mutuellement pour construire leur œuvre. Mais au prix d’un pacte qui, à l’époque, fera bien des émules dans le petit monde existentialiste de Saint-Germain-des-Prés. « Pas de mariage, surtout pas de mariage. Pas d’enfants, c’est trop absorbant. Vivre chacun de son côté, avoir des aventures; leur seule promesse était de tout se raconter, de ne jamais se mentir. En résumé, une liberté totale dans une transparence parfaite. Programme ambitieux! »

En fait, quand Sartre a proposé ce pacte à Simone de Beauvoir sur un banc du jardin du Luxembourg, il ne lui a pas vraiment laissé le choix. « Entre nous, lui a-t-il dit, il s’agit d’un amour nécessaire: il convient que nous connaissions des amours contingentes. » C’est que le petit homme sale et laid, qui a su conquérir la bourgeoise repentie, est un vrai séducteur qui n’a pas vocation à la monogamie! Du haut de son mètre cinquante-sept, rondouillard, affligé de strabisme, les dents gâtées par le tabac, le teint brouillé par l’alcool et le n’importe quoi de son hygiène de vie, Sartre collectionne avec entrain les jolies femmes. Et n’entend pas renoncer à cette plaisante diversité ! Pour compenser sa laideur, il dispose d’atouts convaincants: son image d’intellectuel prestigieux, la drôlerie de sa conversation, sa voix bien timbrée qui s’y entend en discours amoureux.

Lui-même se dit doué « pour baratiner les femmes » et leur compagnie le divertit bien plus que celle des hommes avec lesquels il « s’ennuie crasseusement ». Il lui arrivera d’avoir sept maîtresses à la fois, chacune ignorant tout des autres, alors qu’il leur ment copieusement, leur promettant le mariage, selon un « code moral temporaire », comme il le confiera à son secrétaire, Jean Cau. Pour le Castor, c’était à prendre ou à laisser. Mais, dans le contexte de machisme de l’époque, l’arrangement qui la met sur un pied d’égalité avec Sartre passait quand même pour révolutionnaire.

Portée par ses dix-sept ans encore pleins d’enthousiasme, voilà donc l’ardente Bianca promue « amour contingente » de Beauvoir. Elle apprend vite pourtant qu’elle n’est pas la première. Son professeur, décidément sensible au charme féminin (un lesbianisme qu’elle se gardera bien de revendiquer dans ses livres), a déjà vécu une « amitié socratique » avec l’une de ses élèves russes, Olga Kosakiewicz, une fille fantasque et désinvolte qui a beaucoup troublé Sartre. Econduit par la jeune personne, il s’est consolé avec sa sœur, Wanda, devenue sa maîtresse. Tout cela sent le libertinage à plein nez et devrait pousser Bianca à la prudence. Mais la jeune juive n’a pas l’esprit libertin. Imprégnée, comme toute sa génération, par les amours tragiques de Tristan et Yseult – son roman culte qui, dit-elle, a « aggravé sa propension à la sentimentalité » –, elle s’attache avec exaltation. Et ne flaire pas le danger le jour où, devenue étudiante à la Sorbonne, Beauvoir lui conseille d’aller consulter Sartre sur un point de philosophie.

On devine la suite: la cour assidue que lui fait l’écrivain pendant des mois avec la bénédiction complaisante de Beauvoir, les rendez-vous dans des cafés, ses lettres enflammées: « Ma petite Polak, mon amour », jusqu’au jour où flattée par tant d’attentions, Bianca accepte de consommer. On ne fera pas plus mufle que Sartre au moment où ils marchent vers l’hôtel: « La femme de chambre va être bien étonnée, lui dit-il d’un ton amusé et fat, car hier j’ai déjà pris la virginité d’une jeune fille. » Médusée, Bianca en restera coite. « En règle générale, j’ai la repartie vive. Mais là, justement parce que l’offense était grave, la vulgarité patente, je me tus. » La suite est du même tabac. « Je sentais bien qu’il était incapable de se laisser aller physiquement, de s’abandonner à une émotion sensuelle. » Crispée, glacée comme par les préparatifs d’un acte chirurgical, Bianca ne se laissera faire que les jours suivants « mais la frigidité était bien établie et persista durant tous nos rapports. »

C’est qu’en dépit de sa boulimie sexuelle, Sartre était un piètre amant (« J’étais plus un masturbateur de femmes qu’un coïteur », reconnaîtra-t-il). Ce qui ne faisait pas l’affaire de Simone de Beauvoir, laquelle avait beaucoup de tempérament. En 1939, il ne couchaient déjà plus ensemble. Mais pour ne pas perdre son indéfectible compagnon, le Castor maintenait avec lui un lien sexuel par procuration. « Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre », écrira rageusement Bianca, à soixante-dix ans passés, les yeux enfin dessillés.

Un jeu dangereux, car Sartre – il le prouvera par la suite – était susceptible de tomber follement amoureux. Et Beauvoir, inquiète et jalouse, menait alors un vrai travail de sape, assez pervers, pour éliminer sa potentielle rivale. A-t-elle perçu ce danger avec Bianca? Dans les lettres qu’elle envoie alors à Sartre, en tout cas, elle se gausse du « pathétique » de la jeune fille qu’elle a baptisée du pseudo de Louise Védrine, elle raille ses badinages et son caractère ombrageux, raconte complaisamment comme elle se rit d’elle au Café de Flore avec Olga, en son absence. « Je vais encore vous couler Védrine… » Elle entraîne aussi l’écrivain dans des imbroglios minables, de constants mensonges, pour mieux cacher à Bianca son début d’idylle avec Jacques-Laurent Bost, un de ses jeunes collaborateurs à la revue Les Temps Modernes.

Pleine de candeur, la jeune fille ne devine rien de cette duplicité. Elle aime, elle se croit aimée des deux écrivains, elle imagine leur trio singulier plein d’avenir, gravé dans le marbre. Sentant venir la guerre, pressentant ce qu’il lui en coûtera d’être juive, elle a un besoin vital de cette sécurité affective. Malgré leurs moments d’abandon, Beauvoir a parfois des sautes d’humeur, des exaspérations qu’elle s’explique mal. Mais alors, Sartre, qui a rejoint l’armée, s’emploie dans ses missives à rassurer « sa petite Polak » : « Mon amour, il est une chose que je sais bien, en tout cas, c’est que le Castor vit dans un monde où tu es partout présente à la fois. »

Quand en février 1940, Bianca reçoit soudain une lettre de rupture du philosophe, c’est la stupeur. Beauvoir écrira en douce à Sartre: « Je ne vous reproche que d’avoir exécuté Védrine un peu trop à la grosse… mais c’est sans importance! » La révélation de la liaison de Beauvoir avec « le petit Bost » achèvera Bianca, qui se retrouve alors complètement larguée tandis qu’elle passe en zone libre. Blessée par ce double et cruel abandon, elle épousera Bernard Lamblin, un ancien élève de Sartre, et s’emploiera à échapper à la Gestapo (son grand-père et sa tante, la mère de Georges Perec, mourront en déportation).

Elle finira par soutenir la Résistance avec son mari dans le Vercors mais dans un état de grave dépression, une sorte de psychose maniaco-dépressive. Un état qui va frapper Beauvoir quand les deux femmes se reverront après la guerre. « Je suis secouée à cause de Louise Védrine », écrit-elle à Sartre. Elle m’a remuée et pétrie de remords parce qu’elle est dans une terrible et profonde crise de neurasthénie – et que c’est notre faute, je crois, c’est le contrecoup très détourné mais profond de notre histoire avec elle. Elle est la seule personne à qui nous ayons vraiment fait du mal, mais nous lui en avons fait… Elle pleure sans cesse.. elle est terriblement malheureuse." Touchée par cette détresse, le Castor proposera à Bianca de renouer leur amitié, sur un plan strictement intellectuel cette fois. Et les deux femmes, pendant quarante ans, se rencontreront tous les mois, jusqu’à la mort de Beauvoir en 1986, en partageant leurs engagements politiques, dans un esprit de totale confiance pour Bianca.

En 1990, quand paraissent Les Lettres à Sartre, publiées par Sylvie Lebon, la fille adoptive de Beauvoir, c’est pourtant le coup de grâce. « Leur contenu m’a révélé sous un tout autre visage celle que j’avais aimée toute ma vie et qui m’avait constamment abusée. J’y lisais le dépit, la jalousie, la mesquinerie, l’hypocrisie, la vulgarité. Que Sartre m’ait sacrifiée à sa quête perpétuelle et vaine de séduction, soit. Mais que Simone de Beauvoir serve de pourvoyeuse à son compagnon est plus étonnant. Que dire d’un écrivain engagé comme elle dans la lutte pour la dignité de la femme et qui trompa et manipula, sa vie durant, une autre femme? », explique-t-elle. Contrainte d’exposer sa vérité, pour faire face à l’humiliation publique de ces Lettres scandaleuses, Bianca Lamblin portera à son tour un coup fatal à la légende du couple royal de l’existentialisme. En concluant ainsi ses Mémoires: « Sartre et Simone de Beauvoir ne m’ont fait finalement que du mal."

ELIANE GEORGES

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