Contre le travail/ Giuseppe Rensi




Le travail est un esclavage

  

«Contre le travail» de Giuseppe Rensi a paru en Italie en 1923. On peut évidemment le lire à l’aune de notre temps. Il fait partie de ces textes à la fois désespérants et réconfortants qui nous persuadent que les époques se suivent et se ressemblent.


Un mot sur l’auteur : avocat et philosophe né en 1871, venu du socialisme, ennemi du régime fasciste, il a été banni de l’université en 1927, brièvement emprisonné en 1930. Il est mort en 1941. La police a interdit ses funérailles.


Il était de ces penseurs avant tout sceptiques qui n’ont jamais appartenu à une école. Il n’aimait ni les fascistes, ni les marxistes, ni les libéraux. Il était l’ennemi de tout «dogmatisme rassurant», des «malversations» de la pensée, des «mesquins subterfuges philosophiques». Cette solitude de vieux poète atrabilaire lui a valu d’être ignoré de son vivant. Il est aujourd’hui vu, et ce sera le seul label qui lui servira de cercueil, comme un précurseur du situationnisme.


Ses écrits sur le travail annoncent assurément le «Ne travaillez jamais» de Guy Debord. La thèse centrale de Rensi est que le travail est, «toujours et essentiellement», un esclavage. L’employé est certes mieux indemnisé que l’esclave, mais les deux conditions consistent à «asservir sa propre activité au profit d’autrui».
Chez lui, comme chez Marx, il y a «travail» quand une pratique s’accomplit en vue d’un résultat extérieur à elle-même. Un chauffeur de bus conduit son bus pour ne pas être licencié, pour toucher un salaire, pour assurer la continuité du service public ou rapporter de l’argent à sa société - soit rien qui ait un quelconque rapport avec la conduite d’un bus.


Le "travailleur" et le "joueur"


Rensi distingue en cela le travail du «jeu». Le jeu aussi réclame un effort, cet effort peut même être douloureux, mais il est réalisé pour lui-même. Ainsi, l’artiste est un joueur plus qu’un travailleur. Pareil pour le philosophe, le scientifique, le politicien, l’homme d’affaires, le journaliste. Rensi congédie toute pensée du travail qui engloberait à la fois l’écriture d’un opéra et le bitumage d’une route.


Tout système aboutit à la formation deux classes: «celle qui travaille et celle qui joue». Ça se produit quand une classe acquiert la possibilité de «décharger sur d’autres le travail proprement dit», afin de se consacrer «à l’oisiveté et au jeu (de la science, de l’art, de l’étude, de la direction politique, intellectuelle et morale de la société).»
Rensi vise évidemment la bourgeoisie, mais pas uniquement. Il note par exemple que les dignitaires syndicaux et militants du prolétariat cherchent avant tout, eux aussi, à «abandonner leur travail (…) et passer au jeu consistant à ‘organiser’, à ‘faire de la propagande’, à ‘agiter’.» C’est cela qui, selon lui, explique «les propos enthousiastes sur la fonction du travail ressassés de façon toujours plus récurrente et sonore dans les milieux ouvriers ou dans les journaux prolétaires.»


Le point de départ de sa réflexion est brutal: «tous les hommes haïssent le travail», ce fardeau «odieux», cette «nécessité inférieure de la vie de l’espèce» dont il faut se libérer pour s’élever spirituellement et vivre une «vie spécifiquement humaine». «La rationalité et la spiritualité humaines, écrit-il, exigent que l’homme ne travaille pas ou ne travaille que s’il en a envie et comme cela lui chante, au gré de son caprice, presque toujours en jouant.»
D’où un paradoxe sans issue. Le grand malheur humain, dont on voudrait que la politique nous débarrasse alors qu’elle ne le peut précisément pas, est que le travail est la condition du passage «de la vie purement animale à la vie humaine, à la possibilité d’atteindre le développement spirituel que celle-ci oppose à celle-là. Mais, dans le même temps, il se présente comme l’obstacle le plus insurmontable à la réalisation, à la participation et à la jouissance d’un tel développement spirituel.» Ainsi, il fallait la société du travail pour qu’il y ait une littérature, mais c’est ce même travail qui, jour après jour, empêche la plupart des gens de lire et d’écrire.



L’"incommensurable ânerie" des marxistes


La littérature hostile au travail est abondante. Mais, par optimisme, elle se préoccupe souvent d’imaginer, voire d’annoncer l’avènement d’une société sans travail, ou d’une société du travail libéré.


Pour la tradition marxiste, le travail n’est aliénant que dans la mesure où il est organisé par le capitalisme. Dans un monde post-capitaliste, le travailleur et son travail pourraient se réunifier, et l’ouvrier serait enfin heureux à l’usine. D’autres prédisent la nécessité d’une réduction du temps de travail, comme Paul Lafargue dans son célèbre «Droit à la paresse», paru en 1880.


Rensi est plus pessimiste. L’histoire humaine est pour lui une impasse, et les générations d’hommes qui s’y succèdent se heurteront toujours au même mur. Le travail-esclavage, dit-il, est une nécessité, qui a sa propre légitimité morale et juridique. On ne démontrera jamais qu’il est injuste de forcer des hommes à travailler contre leur aspiration à l’oisiveté (le livre s’ouvre même sur cette démonstration). La situation est «sans espoir»:
tout plan, projet ou tentative pour apporter une solution rationnelle, définitive ou, au moins, satisfaisante au problème posé par le travail [est] un pur fantasme romantique, une fantaisie juvénile.»


Il est notamment très sceptique vis-à-vis des marxistes et de leur «incommensurable ânerie». Qu’un régime soit nommé communiste ou capitaliste, «trois mille ouvriers dans une usine» seront toujours «trois mille ouvriers dans une usine». Qu’ils soient des «appendices de la machine», comme le déplore le «Manifeste du Parti communiste», ou qu’ils deviennent leurs «maîtres», comme il l’espère, ne fait aucune différence.
Les systèmes socialistes, «au reste mille et une fois vainement tentés», sont pour Rensi «d’infimes palliatifs», «comme de se tourner et de se retourner dans le lit de douleur du travail de l’humanité». Il note que la société soviétique (il écrit son livre en 1923, rappelons-le) a elle aussi vu naître une classe de «joueurs», de dirigeants et d’artistes, en clair une bourgeoisie avec un autre nom, profitant du travail accompli par d’autres.
Car le paradoxe du travail, ce mode d’organisation qui permet d’entrevoir ce qu’est la liberté humaine pour en interdire immédiatement l’accès, reflète le paradoxe cruel et indépassable de nos existences:
La vie exige l’immédiateté, d’être libérée de toute forme, alors qu’elle ne saurait avoir lieu que sous des formes et qu’elle s’empêtre ainsi dans une contradiction inextricable.»


Toute personne ayant déjà songé à cesser de travailler s’est confronté à cette pensée, bien plus terrifiante que le coût social encouru: hors du travail et de sa contrainte, existe-t-on vraiment? Le travail nous aliène, certainement, mais de quoi?


Contre le travail, pour le travailleur


On pourrait penser que «Contre le travail» est un tissu de ruminations dépressives. Il l’est, assurément, et ça en fait déjà un livre formidable, mais il n’est pas que ça. Rensi invite à la méfiance vis-à-vis des discours iréniques sur le travail. Des patrons qui se vantent de travailler 58 heure par semaines sans tomber malades ni manquer le moindre jour et qui ne comprennent pas pourquoi leurs salariés rechignent à en faire autant. De la corporate culture, de plus en plus invasive, qui voudrait ne voir que des nains de Disney siffler en travaillant.


Il rappelle que ceux qui parlent du travail, à la télévision et dans les journaux, ne travaillent généralement pas. Il donne un sens philosophique à la mauvaise humeur des caissiers, des serveurs, des cuisiniers, des ouvriers, des comptables, des coursiers, des vendeurs, des chauffeurs de taxi, des infirmiers, des policiers, etc., et soutient que toute pensée politique devrait considérer l’obligation de travailler comme une malédiction.


A défaut de l’abolir, il faut haïr le travail, ne serait-ce que pour aider les travailleurs. Dans un chapitre de son livre, Rensi explique que si le goût de travailler est une vertu morale, alors il sera «rétribué dans la seule mesure où maintenir en vie le travailleur est nécessaire. Il n’y a donc pas lieu d’augmenter cette rétribution au-delà du minimum requis par le jeu des forces économiques.» Voilà pourquoi, écrit-il, le travail est globalement présenté comme un «phénomène ethico-religieux de grande importance».


A l’inverse, toute revendication favorable au travailleur ne peut que reposer sur l’idée que le travail est «grossier et matériel, pénible, nuisible et triste». Il est évidemment inutile de préciser que l’élection d’Emmanuel Macron, notre nouveau manager en chef, vient de repousser, une nouvelle fois, le moment où on le reconnaîtra.


David Caviglioli

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