Blast of Silence


L'HISTOIRE

Frankie Bono, un tueur à gages chevronné de Cleveland, est appelé à New York pour un contrat. Il doit y liquider un caïd de Manhattan durant la semaine de Noël. Méticuleux, Frankie prépare son plan dans ses moindres détails. Une rencontre avec de vieilles connaissances va briser sa routine et casser la solitude qu’il s’impose dans le travail. Une situation qui casse les habitudes de Frankie, et va le mettre en danger.

 

ANALYSE ET CRITIQUE

Le nom d’Allen Baron est presque totalement absent de l’histoire du cinéma. C’est à la toute fin des années 50, alors qu’il n’est qu’un petit acteur amateur et un illustrateur de bande dessinée que Baron décide, pour une poignée de dollars, de tourner Blast of Silence dont il sera le scénariste, le réalisateur et l’acteur principal. Si sur le moment le film reçoit une petite reconnaissance, notamment un prix de la critique au Festival de Locarno, sa distribution confidentielle le plonge rapidement dans l’oubli avec son auteur. Baron travaillera ensuite essentiellement à la télévision, tournant des dizaines d’épisodes pour diverses séries, ses quelques retours derrière la caméra pour le grand écran se traduisant par des échecs et par des films aujourd’hui totalement oubliés et invisibles, tel Terror in the City en 1964. Il faudra attendre 2006 pour que le film soit enfin distribué en France (à l’époque sous le titre de Baby boy Frankie) et soit au même moment distribué sur support DVD, entre autres grâce à l’admiration de Martin Scorsese pour le film. Une redécouverte inattendue mais indispensable tant Blast of silence se révèle être un film remarquable, à la fois l'un des dernier grands films noirs classiques et une incarnation majeure du cinéma libre des années 60, à rapprocher de l’œuvre de John Cassavetes.

 
 

Blast of Silence nous propose de suivre Frankie Bono, tueur à gages de son état, dans l’exécution d'un contrat dans le quartier new-yorkais de Manhattan. Première surprise et premier élément d’originalité du film, l'histoire nous est narrée dès le premier plan par une voix off parlant à la deuxième personne du singulier. Entrecoupé uniquement de quelques dialogues entre les personnages, le procédé est maintenu du début à la fin du film par Allen Baron. Un moyen évidemment de renforcer l’aspect documentaire du film par le recul offert par la voix off mais également de créer d’autres dimensions, par l’utilisation singulière du tutoiement. Si Allen Baron construit ainsi un rapport direct avec la conscience de Frankie, tueur professionnel et souvent froid dont les états d'âme sont exprimés par cet voix off, il permet aussi une identification forte avec ce personnage, le tutoiement pouvant aussi être dirigé vers le spectateur, invité à se mettre dans la peau du protagoniste. Une impression soutenue par quelques plans subjectif, comme si nous étions « dans les yeux » du héros. Et de ce point de vue, la réussite est extraordinaire. Il est difficile de dire si cette manière de nous faire rentrer dans la peau du personnage était l'intention première de Baron. Mais en tout cas cela fonctionne à merveille et à ce titre, on pourrait voir Blast of Silence comme une formidable réponse au défi que se lançait Robert Montgomery avec Lady in the Lake et auquel il échouait à répondre : créer une identification quasi parfaite au cinéma, nous faire entrer en symbiose parfaite avec le personnage principal. L’utilisation d’un procédé narratif particulier et original, accompagné de quelques plans subjectifs, se révèle ici bien plus convaincant que le point de vue subjectif de bout en bout envisagé par Montgomery.

 
 

Par la réussite des choix narratifs faits par Allen Baron, le spectateur se retrouve projeté dans l'esprit du protagoniste comme rarement dans l’histoire du cinéma. Ceci génère naturellement une forte empathie pour le personnage de Frankie, ce qui n'est pas immédiatement naturel lorsqu'il s'agit d'un tueur à gages. Et ceci permet également à Baron de nous épargner une longue présentation du personnage. Si la voix off décrit dans les premiers plans, en quelques mots, la naissance du personnage - un cri - nous en savons bien peu sur Frankie Bono sinon ce que nous révèlera le scénario : son passé dans un orphelinat, son expérience dans le métier du crime et son goût pour la solitude. Blast of Silence ne s’embarrasse d’aucun discours social ni d’aucune psychologisation excessive de son propos. Nous ne saurons rien des origines de Frankie et Allen Baron ne cherche jamais à donner une explication à son destin de tueur. Il nous propose une autre expérience, presque sentimentale, construite sur notre ressenti face aux images et aux évènements mêlé à notre empathie pour le personnage. Le spectateur est confronté à sa propre solitude, aux choix qu’il aurait faits dans la situation de Frankie, et à la lecture sombre de la vie que dessine le récit de Blast of Silence.

 
 

Le personnage principal bénéficie également de la forte personnalité d'Allen Baron, acteur que l'on pourra trouver maladroit, notamment dans les premières scènes, mais qui tire véritablement profit de cet aspect de son jeu pour donner une grande fragilité à Frankie et qui surtout emporte l'adhésion par son charisme impressionnant. Nous pourrions décrire Baron comme un acteur résultant d’un mélange entre Lino Ventura pour son charisme, son jeu brut de décoffrage et son aspect rugueux, et des futurs acteurs du Hollywood moderne, tels Robert De Niro ou Al Pacino, pour son physique a l’opposé des canons des premiers rôles du cinéma hollywoodien classique et pour l’intensité de son jeu. Les références sont évidemment excessives, les acteurs cités ayant une place bien plus importante dans l’histoire du cinéma et un talent supérieur, mais force est de constater que, pour ce rôle et dans ce film, on peut difficilement imaginer une meilleure interprétation que celle d’Allen Baron. Il est intéressant de noter que le rôle aurait dû initialement revenir à Peter Falk. Le futur acteur fétiche de Cassavetes décidera finalement d’accepter un autre rôle de tueur à gages, dans l’excellent Murder, Inc. de Stuart Rosenberg, tout simplement parce que cela lui permettait d'être payé. Baron s'est alors tourné vers, je cite, « le moins mauvais des acteurs qu'il pouvait s'offrir » : lui-même. Le choix de casting n’était donc pas volontaire, mais la réussite est incontestablement au rendez-vous. C’est d’ailleurs l’ensemble du casting qui bénéficie de la même réussite et les seconds rôles se mettent tous au diapason de la performance de leur metteur en scène, notamment l'épatant Larry Tucker dans le rôle de Ralph, le fournisseur d’armes de Frankie, et la touchante Molly McCarthy qui interprète avec beaucoup de nuances le beau personnage de Lori, amie de longue date et intérêt amoureux du personnage principal.

 
 

Récit de l’aventure de Frankie Bono, Blast of Silence est aussi une fascinante balade dans le New York de la fin des années 50. Déraciné et visiblement mal à l’aise dans l’univers urbain de Manhattan, Frankie passe de nombreuses minutes à déambuler dans les rues. L’occasion de voir de très belles images, sublimées par la photographie de Merrill S. Brody dont la très courte carrière au cinéma semble elle aussi trouver son sommet avec ce film. Le contraste entre la solitude de Frankie et cette ville célébrant les fêtes de fin d’année donne à chaque plan une force remarquable et une envoûtante puissance mélancolique. Baron a choisi pour son film de très beau décors, toujours remarquablement cadrés, pour nous offrir de nombreux plans marquants. Blast of Silence est une étonnante réussite esthétique, qui culmine lors de la séquence finale tournée dans un décor presque irréel et qui constitue probablement le point d’orgue visuel et émotionnel du film.

 
 

Durant les quelques jours que nous décrit le film, nous voyons les préparatifs minutieux à l’exécution du contrat durant la période de Noël, à New York. Filatures, poursuites, bagarres, Blast of Silence ne manque pas d'action, mais n'oublie pas de dresser le riche portrait d'un tueur solitaire et mal dans sa peau, dans un décor formidable, sur fond de musique jazz. A ce titre, Blast of Silence apparaît comme un pont entre tradition du noir et nouvelle vague new-yorkaise. Cette production à petit budget (de l'ordre de 20 000 $) fait évidemment penser en premier lieu à Cassavetes, et notamment à Shadows. Mais chez Baron, l'étroitesse budgétaire n'est pas si flagrante. Si la caméra n'est pas aussi libre, car la dramaturgie est plus écrite, c'est au profit d'une photographie remarquable et de plans superbes, qui épatent lorsque l'on sait qu'il s'agit du premier film d'un quasi-autodidacte. Après une telle réussite, il est dommage de constater que Baron ait dû se résoudre à travailler majoritairement pour des séries télés durant le reste de sa carrière, sans avoir la chance de polir son talent au cinéma. Heureusement, il nous reste Blast of Silence, film unique et indispensable, à voir et à revoir sans modération.

Philippe Paul  dvd classik                                                                                                                                                          



 

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