DIABOLIK
Il est ténébreux. Il est sans pitié. Il a un regard d’acier. Il commet ses délits dans une combinaison noire ne laissant paraître que son regard perçant. Il n’hésite pas à tuer s’il le faut. Il s’appelle Diabolik, et voilà près de 60 ans qu’il terrorise les lecteurs italiens consentants. De 1966 à 1980, il pervertit les lecteurs français dans des petits formats. Aujourd’hui, le Diabolik de la grande période sème toujours le crime dans l’hexagone.
Née le 10 juin 1922 à Milan, Angela a un caractère plutôt extraverti, affirmé. C’est un peu une rebelle. Dans les années 50, dans une société milanaise souvent machiste et réactionnaire, alors que les femmes qui conduisent une voiture sont regardées de travers, elle a déjà son brevet de pilote d’aviation. Elle fait du cheval, et pratique tout un tas de sport. Affranchie, la dame… Débutant comme mannequin (notamment pour le savon Lux où elle rayonne), elle devient journaliste puis rédactrice, un peu dans l’ombre de son mari Gino Sansoni, éditeur. Dans l’ombre ? Seulement jusqu’en 1962, année où elle fonde la maison d’édition Astorina pour permettre à son grand projet d’éclore : écrire une série de fumetto nero ayant pour héros un criminel masqué inspiré du fameux personnage créé en France par Pierre Souvestre et Marcel Allain en 1910 : Fantômas. Au pays du giallo, le fumetto nero est un genre policier bien à part où le héros absolu est le criminel, le méchant, l’assassin, le voleur, les « gentils » n’étant là que pour essayer – en vain – d’empêcher les méchants de commettre leurs méfaits, apparaissant souvent comme patauds et naïfs. Bref, on est loin de la gentille bande dessinée politiquement correcte.
Cela ne se fera pas sans embûches ni problèmes, surtout dans les années 60 où les deux sœurs (car sa cadette Luciana, née le 19 avril 1928, va largement prendre part au projet, coécrivant les scénarios et échafaudant avec elle l’univers et l’évolution de « Diabolik ») vont devoir faire face à de violentes critiques, accusations, procès et autres séquestres… Mais les deux sœurs vont tenir bon – et plus que bon –, créant sur la longueur l’un des criminels les plus emblématiques du 9ème art… véritable icône dans leur pays où l’image de son regard au travers du masque est même devenue une marque déposée. Angela écrira « Diabolik » et restera à la tête de sa maison d’édition Astorina jusqu’à son décès survenu le 12 février 1987, date à laquelle sa sœur Luciana reprendra le flambeau, elle aussi jusqu’au bout, son dernier scénario ayant été écrit un mois avant sa mort le 31 mars 2001. Depuis 1999, c’est Mario Gomboli qui est devenu le directeur éditorial d’Astorina, un homme important dans l’histoire de « Diabolik » puisqu’entre autres implications il a signé pas moins d’une centaine d’histoires pour la série…
Le schéma de « Diabolik » est immuable, source de déclinaisons infinies comme je l’ai dit plus haut : Diabolik veut faire main basse sur une fortune, des bijoux, de l’argent, et, accompagné de sa fiancée éternelle Eva Kant, il n’aura de cesse d’atteindre son but par tous les moyens possibles. À bord de sa fameuse Jaguar, se déguisant et prenant l’identité de n’importe qui grâce à des masques souples en résine végétale capables de restituer trait pour trait le visage d’un individu, il se jette comme une panthère dans des larcins qu’il a ingénieusement planifiés. Outre ses différents masques, il a bien sûr sa combinaison noire lui permettant de se faufiler dans la nuit sans attirer l’attention. Diabolik est cruel, et il n’utilise pratiquement pas d’arme à feu, préférant l’usage du poignard, de gadgets propulsant des aiguilles, de capsules de gaz, de poisons et autres drogues permettant de neutraliser les victimes. Son éternel rival reste l’inspecteur Ginko qui n’aura de cesse – lui – de courir après le voleur criminel afin de le coffrer et de le mettre hors d’état de nuire ; mais, inlassablement, Diabolik réussit à passer à travers les mailles de son filet pour mieux préparer le prochain vol. L’action se passe dans l’état européen fictif de Clerville, principalement dans sa capitale éponyme et la ville de Ghenf (au départ, l’action se situait à Marseille, mais les sœurs Giussani préférèrent rester libres et ne pas avoir à faire de références constantes au réel). Quant aux origines du personnage, elles se perdent dans un lointain naufrage dont seul le héros se sortit vivant, arrivant sur une île où il sera élevé par les hommes d’un roi qu’il tuera avant de s’enfuir, prenant le nom d’une fameuse panthère noire. Puis il renforcera ses aptitudes criminelles dans l’école d’un certain « Ronin » en Inde, dans le Deccan, d’où il gardera le costume noir et les méthodes d’arts martiaux. C’est l’époque où Diabolik endossera l’identité de Walter Dorian.
En Italie, le premier numéro de « Diabolik » parut au mois de novembre 1962 et la série ne s’est jamais arrêtée depuis, publiée à différents rythmes selon les périodes. De novembre 1962 à décembre 1964, elle parut tous les mois, puis tous les quinze jours de 1965 à 1977. Entre 1978 et 1980, il y eut 24 numéros par an, puis 14 numéros par an entre 1981 et 1986, devenant mensuel en 1987 et 1988. De 1989 à 1994, 7 numéros parurent par an, avant de retrouver un rythme mensuel en 1995. Une douzaine de numéros spéciaux furent publiés entre 1973 et 1978, et depuis 1997 une nouvelle série bi-annuelle intitulée « Il Grande Diabolik » a vu le jour. Quelques romans furent tirés de la bande dessinée, écrits par les sœurs Giussani (et plus violents que l’œuvre originelle), et Mario Bava l’adapta même au cinéma en 1968 dans un film intitulé « Danger Diabolik » (avec John Philip Law dans le rôle-titre et… Michel Piccoli dans le rôle de l’inspecteur Ginko !). En 1997, une série de dessins animés vit le jour pour une quarantaine d’épisodes où le héros s’avéra bien moins pervers et violent que dans l’œuvre de départ, adapté pour un public plus jeune, et à la fin des années 2000 un jeu vidéo sortit également. On annonce une prochaine adaptation cinématographique, mais rien n’est arrêté… Diabolik est donc un jeune quinquagénaire qui n’a pas fini de sévir…
En France, il fut publié en petits formats, donc, et marqua l’esprit de plusieurs générations d’amateurs. Chez l’éditeur Gemini, une première série de 51 numéros de Diabolik parut entre août 1966 et décembre 1969, puis une seconde de 76 numéros entre mars 1970 et avril 1975. Le mois suivant, la série fut reprise par MCL qui publia 80 numéros de mai 1975 à avril 1980. Enfin, 6 numéros de Diabolik Géant furent publiés par Occident entre avril 1977 et mars 1978. Sans oublier une dizaine de romans traduits… Mais, au grand dam des fans, Diabolik disparut ensuite du paysage éditorial français pendant près de 30 ans, réapparaissant seulement et enfin en 2009 grâce à l’éditeur Clair de Lune qui propose une traduction des bandes de la période moderne de « Diabolik », celle éditée en Italie sous le nom d’« Il Grande Diabolik » (12 volumes parus à ce jour). Mais… si nous parlons patrimoine, si l’on veut réellement retrouver « LE » Diabolik, celui des années 60, alors il faudra se tourner non pas vers ces éditions de bandes modernes mais bien vers Pavesio Éditeur qui vient de sortir le premier tome d’une réédition de ce qui est considéré comme « l’âge d’or » du personnage pour tous les fans et spécialistes, à savoir celle débutée au mois de décembre 1967 avec l’épisode intitulé « Spietati Criminali » (« Criminels impitoyables »), n°25 de l’Anno VI de publication mais n°101 de la série générale. Une réédition qui marque un véritable renouveau pour cette série en France, chaque album au format légèrement plus grand que l’original contenant deux épisodes, ce qui représente à chaque fois plus de 250 pages de lecture. Le premier album est sorti le 23 mai dernier (contenant les épisodes 25 et 26 de l’Anno VI, soit les n°101 et 102 de la série générale, datés de décembre 1967), et le deuxième volume sortira le 27 juin prochain (contenant les épisodes 1 et 2 de l’Anno VII, soit les n°103 et 104 de la série générale, datés de janvier 1968).
Avec cette réédition, c’est donc une histoire d’amour qui recommence entre le lectorat français et l’âge « classique » de cette œuvre. Comme le dit Mario Gomboli, toujours directeur éditorial d’Astorina et donc éditeur de « Diabolik » en Italie : « Diabolik doit beaucoup à la France. En effet, ses créatrices ont toujours reconnu en Fantômas le modèle parisien dont elles s’étaient inspirées. Dans les années 70, l’édition française de ses aventures en bandes dessinées (et des romans tirés de ces dernières) a connu – cas unique dans le monde – un succès comparable à celui qu’elle avait en Italie. Et même si je ne suis pas surpris de l’intérêt renouvelé du public français pour le personnage, je reconnais que c’est pour moi une source de grande satisfaction. Et, j’en suis persuadé, cela en irait de même pour les sœurs Giussani. » J’ai eu la chance d’avoir des réponses directement des éditions Pavesio et de Mario Gomboli à certaines de mes questions sur cette réédition. Ainsi, Pavesio est spécifiquement l’éditeur choisi par Astorina pour publier « Diabolik » en France, ce qui démontre la belle volonté passionnée de cet éditeur pour faire (re)découvrir cette œuvre chez nous. Ils pourraient donc éditer – dans un premier temps, et à un rythme de 6 albums par an – les épisodes 101 à 200 de la série régulière.
Une réédition (on arrive au point névralgique) en couleurs ! Voila qui devrait faire débat, entre les puristes purs et durs, les fins connaisseurs et les nouvelles générations de lecteurs. Mais qu’on n’aille pas trop loin tout de suite : inutile de crier au blasphème, « Diabolik » ayant connu en Italie quelques éditions en couleurs sans que les sœurs Giussani aient quoi que ce soit à en dire de mauvais. En 1975 il y eut le fameux « Librone Rosso » publié par Aster/Dardo, ou le n°100 de la collection R en 1982 chez Astorina, par exemple. Mario Gomboli assure que cette version couleurs pour la France a été respectueuse du goût des sœurs Giussani, et que c’est loin d’être un blasphème mais plutôt une sorte de renaissance, de revisitation respectueuse de la série. Et en lisant ces albums, on ne peut qu’être d’accord : certes, le noir et blanc de ce fumetto de gare semble indispensable pour en tirer toute l’essence vénéneuse, mais cette mise en couleurs n’enlève finalement en rien la tension et l’identité graphique de l’œuvre, tout comme on ne peut pas crier systématiquement au scandale pour tout album de Pratt colorisé. C’est différent, c’est tout ; mais ce n’est pas un non-sens absolu, et cela peut même être source de plaisir… qu’il serait idiot de bouder.
Deuxième question de taille après celle des couleurs : pourquoi ces épisodes et pas d’autres (on fantasme sur une édition des toutes premières aventures !) ? En quoi cette période est-elle considérée comme l’âge d’or de « Diabolik » ? Mario Gomboli m’a répondu : « La narration de la série s’est à ce moment-là totalement éloignée de celle qui l’avait inspirée au début, celle de « Fantômas ». La férocité de Diabolik s’est effacée au profit de son pragmatisme froid, ce qui a donné une nouvelle dimension au personnage. La préparation des vols est devenu de plus en plus complexe, plus importante que l’exécution du vol lui-même. La relation entre Diabolik et Eva Kant est réellement devenue égalitaire, plus structurée, permettant aux lectrices de mieux s’identifier au personnage. Enfin, graphiquement, l’arrivée de Sergio Zaniboni dans l’équipe des dessinateurs en 1969 à propulsé la série dans une représentation plus cinématographique des situations et des personnages. » C’est vrai qu’à cette époque, les sœurs Giussani ont élargi l’équipe artistique, supervisant plus qu’elles n’écrivaient de fond en comble, travaillant dans une logique de studio. De nombreux dessinateurs participèrent à l’aventure : après Gino Marchesi vinrent Sergio Zaniboni, donc, puis Paolo Ongaro, Lino Jeva, Edgardo Dell’Acqua, Alarico Gattia, Floriano Bozzi ou Franco Paludetti, entre autres… Mais venons-en enfin à ces deux premiers volumes de la réédition de Pavesio Éditeur…
Chaque album s’ouvre sur un petit dossier sympathique et utile traitant de différentes facettes de la série et de cette édition. En début de chaque aventure est reproduite la quatrième de couverture des fumetti originaux, une riche idée qui ravira les esthètes, puisque proposant un beau portrait d’un des personnages de la série – et de l’épisode en particulier. Les albums sont beaux, réussissant à être à la fois classes et joliment « série B ». La réussite de la maquette est indéniable, ça fait plaisir à voir ! Quant aux histoires en elles-mêmes, elles nous replongent avec délice dans des plaisirs coupables, ceux si spécifiques des petits formats de la grande époque, qui retrouvent ici une seconde jeunesse. Dieu que ça fait du bien ! On se rend compte combien ces bandes ont bien vieilli, à la fois très stigmatisées par l’âge et en même temps ayant toutes les qualités pour en tirer justement par la patine une jouissance vintage de bon aloi. C’est kitsch et c’est classe, ça prête à sourire et c’est passionnant, les pages se tournent avec entrain, avides que nous sommes – à nouveau – de voir comment le méchant va s’en tirer. En relisant ces bandes, on se rend compte aussi combien – au-delà de l’immoralité de ce héros criminel et de ses méfaits – cette œuvre fut osée pour l’époque, surtout signée par deux charmantes dames, avec ces ambiances à l’érotisme parfois très implicite : un regard qui en dit long, une main féminine sur un mollet d’homme, des poses langoureuses en nuisette dans des situations incongrues, un maillot de bain masculin très saillant… Ouch, ça brûle !
Il n’y pas que Diabolik qui soit pervers dans « Diabolik ». Dans le premier et historique épisode « Criminels impitoyables », le couple Diabolik/Eva Kant va se retrouver confronté à un autre couple tout aussi froid et machiavélique, Michel et Luisa, prêts à tout pour voler avant de s’envoler, n’ayant aucun scrupule à tuer pour cela. La seconde aventure tourne autour d’une collection d’armes anciennes appartenant au comte Saval qui fait des envieux… Au jeu des fausses apparences, personne ou presque ne sortira indemne de cette histoire de vol et de meurtre où une certaine Yolanda gagne la palme du glamour. Dans ces deux épisodes, quelques gadgets carrément improbables risquent de bien vous amuser, mais c’est bien en cela que c’est jouissif ! Les deux histoires du volume 2 n’ont rien à envier à celles du premier, apportant leur lot de rebondissements, de situations cocasses et d’érotisme équivoque. « Heures de terreur » est particulièrement érotique, avec ces scènes sur la plage entre Eva et Diabolik, et surtout la présence de la compagne de l’inspecteur Ginko, la duchesse Altea de Vallenberg qui va traverser pratiquement toute l’histoire en nuisette à dentelles, odieusement kidnappée et partiellement dévêtue par le vil Diabolik. Même l’animalité blonde d’Eva ne rivalise pas avec cette ingénuité faussement sage incarnée par la plastique aussi glamour que classe de la duchesse déflorée seulement dans sa dignité (toujours bien coiffée même en péril : oui, ça c’est la classe !). Enfin, « Cauchemar » envoie dans les pattes du couple de voleurs une psychopathe prête à tout pour se venger, et donc leur faire la peau… Tout fan de série B digne de ce nom parcourra tout ceci avec grand plaisir, et c’est vraiment avec impatience qu’on attend de lire la suite ! Grazie, Pavesio !
Cecil McKINLEY
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