Hitler et les Protocoles des Sages de Sion


 Rappelons-le, dans les premiers mois de 1920 – au plus tard en mai –, Hitler prend connaissance des Protocoles, qui venaient d’être traduits en allemand par Gottfried zur Beek (pseudonyme de Ludwig Müller, dit Müller von Hausen, 1851-1926), sous le titre Die Geheimnisse der Weisen von Zion (« Les secrets des Sages de Sion »), à Charlottenbourg, aux Éditions Auf Vorposten (« Aux avant-postes »). L’ouvrage est imprimé en décembre 1919, mais distribué seulement à la mi-janvier 1920. Celui qui n’est alors qu’un agitateur antisémite parmi d’autres croit y découvrir le plan secret des Juifs pour la domination du monde. Les Germano-Baltes Alfred Rosenberg et Max Erwin von Scheubner-Richter ainsi que le Russe blanc Fedor Victorovitch Vinberg le convainquent que le régime bolchevique représente une « dictature juive » et que la révolution d’Octobre a été voulue et soutenue par la finance juive internationale. Ainsi adaptés au contexte historique, les Protocoles sont dès lors perçus comme le recueil des instructions secrètes des conspirateurs « judéo-bolcheviques ».

C’est dans le discours qu’il prononce le 31 mai 1920 que, pour la première fois, Hitler dénonce une conspiration juive internationale, qui menacerait donc tous les peuples et non pas seulement l’Allemagne ou la Russie. Il accuse le capitalisme boursier international d’être destructeur, l’attribuant en propre à une « race nationale […] répartie dans tout le monde international [sic] ». Le capitalisme juif chercherait sans cesse à s’étendre en « dénationalisant » les peuples et le sol. Et de conclure son discours par cette exhortation : « Antisémites de tous pays, unissez-vous ! » C’est l’évidence même : face à la « juiverie internationale » poursuivant son rêve d’une domination du monde, il faut créer un front antisémite international. C’est donc au printemps 1920 que l’idée du grand complot juif devient pour Hitler une conviction idéologique et un thème de propagande. Dans le long discours qu’il prononce à Munich le 13 août 1920, « Pourquoi sommes-nous antisémites ? », Hitler accuse une nouvelle fois les Juifs de conspiration internationale, marquant par là l’influence exercée par les Protocoles sur sa vision du « péril juif ». Mais il ne se réfère pas pour autant aux Protocoles. Le 8 décembre 1920, il note : « L’unique objectif juif – la domination mondiale. » Il ne mentionne pour la première fois les Protocoles – et allusivement : « Weisen von Zion » – que dans les notes préparatoires de son intervention lors d’une réunion tenue à Munich le 12 août 1921, dans laquelle il dénonce la « juiverie mondiale » et le bolchevisme : « La famine au service de la juiverie / Sages de Sion. »

Dans un discours prononcé le 21 avril 1921 à Rosenheim, il affirme que « la solution de la question juive » est, pour les nationaux-socialistes, la « question centrale ». Le 8 septembre 1921, il écrit : « Question entre toutes les questions / combat de la juiverie pour la domination mondiale – c’est un nouveau crime. » Un an et demi plus tard, le 23 février 1923, il affirme que « le peuple allemand ne peut devenir libre, ne peut guérir, que s’il se libère des bandits juifs » car « en Allemagne, il n’y a pas de place pour les races étrangères ». La seule « solution » envisageable est donc « l’éloignement » des Juifs hors d’Allemagne. « L’objectif ultime » de « l’antisémitisme de la raison » (Antisemitismus der Vernunft) ne peut être que la « mise à l’écart générale des Juifs », comme il le précisait à Adolf Gemlich dans sa lettre du 16 septembre 1919.

Le 6 avril 1920, lors d’une réunion à Munich du NSDAP, Hitler affirme, sous les applaudissements, que « ce qui nous anime, c’est l’inflexible détermination à prendre le mal par la racine et à l’éliminer [auszurotten] ». Les Juifs étant supposés inassimilables et voués à lutter pour la domination mondiale, la seule « solution » possible de la « question juive » en Allemagne est l’expulsion forcée de tous les Juifs qui s’y trouvent. L’extermination physique totale des Juifs d’Europe n’est pas encore à l’ordre du jour. Le 31 mai 1920, esquissant sa « solution » de la question juive, Hitler s’exclamait au Bürgerbräu de Munich : « Il ne faut pas dire : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Mais : Antisémites de tous les pays, unissez-vous ! Peuples d’Europe, libérez-vous ! » Il y a là un vibrant appel du tribun à l’union des peuples européens dominés par les Juifs en vue de leur libération ou de leur émancipation.

En avril ou mai 1920, Hitler prend donc connaissance des Protocoles dans la traduction de Gottfried zur Beek. On peut supposer qu’il continuera à croire à la valeur de vérité, ou de dévoilement, des Protocoles, même après la démonstration de leur caractère de plagiat administrée par le Times en août 1921.

Contrairement à la thèse soutenue par Ernst Nolte, l’antisémitisme de Hitler « ne se nourrit pas de son antibolchevisme, mais le précéda de longue date ». Plus exactement, l’antibolchevisme vint s’inscrire dans la matrice idéologique qu’était sa vision antijuive du monde, en cours de formation. Comme le souligne Ian Kershaw, c’est seulement dans son discours du 21 juillet 1920, à Rosenheim, que Hitler « associa explicitement les images du marxisme, du bolchevisme et du système soviétique en Russie à la brutalité de la domination juive, à laquelle la social-démocratie était censée préparer le terrain en Allemagne ». Comme Eckart, Hitler fut assurément impressionné par les terribles images de la guerre civile en Russie, expression à ses yeux de la cruauté des « bolcheviks juifs ». Il faut par ailleurs tenir compte de l’obsession partagée par les préfaciers ou les glossateurs des Protocoles soucieux de souligner l’actualité du document : ils y voyaient la preuve que le projet juif de domination du monde se réalisait à travers les révolutions violentes qu’ils observaient depuis l’automne 1917. Hitler s’est ainsi laissé convaincre que le bolchevisme était l’illustration la plus répulsive du « péril juif ». D’où l’hypothèse, formulée par Kershaw, que ces deux facteurs ont catalysé la « fusion de l’antisémitisme et de l’antimarxisme dans sa “vision du monde” : une fois forgée, cette identité ne devait plus jamais disparaître ».

Comme nous l’avons noté, Hitler cite les Protocoles pour la première fois dans son discours du 12 août 1921. Le 19 août 1921, dans le discours prononcé à Rosenheim – où a été créé le premier groupe local du NSDAP en dehors de Munich –, Hitler cite une deuxième fois  les Protocoles – qu’il affirme provenir du premier congrès sioniste tenu à Bâle en 1897 –, félicitant le Times d’avoir « éclairé les choses de plus près en publiant un document encore plus explicite ». On lit dans le compte rendu de ce discours, le 21 août 1921 : « Hitler démontre alors, en se fondant sur le livre Les Sages de Sion[…], que […] la conquête du pouvoir, quels que soient les moyens d’y parvenir, a toujours été et demeure le but des Sémites. » Dans son discours du 11 août 1922 prononcé à Munich, il mentionne une nouvelle fois les Protocoles.

Le 20 avril 1923, à Munich, Hitler prononce un discours particulièrement violent sur le thème « Politique et race : pourquoi sommes-nous antisémites ? » À la question : « Quelles sont les visées spécifiquement juives ? », il répond, s’inspirant à l’évidence des Protocoles des Sages de Sion: « Étendre leur État invisible aux dimensions d’une tyrannie suprême s’exerçant sur tous les autres États du monde. » Avant d’ajouter que « le Juif est en conséquence un désintégrateur de peuples ». C’est pourquoi, conclut-il, « la première chose à faire est de sauver [l’Allemagne] du Juif qui est en train de ruiner notre pays ». Dans son discours du 1er août 1923 à Munich, Hitler cite un passage des Protocoles pour étayer sa dénonciation des spéculations financières criminelles des Juifs, visant à affamer le peuple. Le fidèle des fidèles qu’est Rudolf Hess écrit le 14 octobre 1923 dans une lettre adressée à Ilse Pröhl, sa future épouse, qui avait elle-même adhéré en 1921 au NSDAP : « D’ailleurs, à côté du programme […] je parle toujours, par principe, des Sages de Sion et des preuves de leur authenticité. »

Début avril 1924, Joseph Goebbels, alors qu’il s’engage dans le mouvement national-socialiste, note que « l’idée antisémite est une idée mondiale » et que « l’homme germanique et l’homme russe s’y retrouvent ». Il tient désormais la « question juive » pour « la plus brûlante du moment ». C’est dans cet état d’esprit qu’il lit avec un grand intérêt Le Juif international, puis les Protocoles des Sages de Sion, sur l’authenticité desquels il ne cache pas ses doutes :

« Je crois que les Protocoles des Sages de Sion sont un faux. Non que la conception du monde qui s’y exprime ou les aspirations des Juifs me paraissent trop utopiques ou fantaisistes : on voit bien aujourd’hui comment se matérialisent l’une après l’autre les revendications des Protocoles, comment un plan systématique de subversion ruine le monde ; mais parce que je tiens que les Juifs ne sont pas si monstrueusement stupides, au point de ne pas avoir compris l’importance du secret pour des résolutions de cette gravité. »

Mais ce n’est pas là son dernier mot, car il croit à l’existence du complot juif mondial. Et c’est là l’essentiel. Comme le note l’historien Peter Longerich, Goebbels « en conclut certes avec justesse que cette “preuve” un peu trop parfaite d’un prétendu plan de conquête du monde par les Juifs ne devait être qu’un faux antisémite, mais peu importait ». Dans ses notes du 10 avril 1924, Goebbels souligne la « vérité interne et non pas factuelle » du document, ce qui revient à distinguer la question de la vérité symbolique du contenu des Protocoles de celle de l’authenticité du document. L’important est de constater que ce faux décrit le mouvement réel de l’Histoire – argument qui sera avancé par Hitler dans Mein Kampf.

Ce même 10 avril 1924, Goebbels résume ainsi sa position sur la « question juive » : « Je suis du côté völkisch : je hais le Juif par instinct et par raison. Il m’est odieux et répugnant, du plus profond de mon âme. » Le 20 juin 1924, il précise ainsi sa vision antijuive : « Tout anti contre les Juifs est un pro pour la communauté nationale allemande. » Dans cette perspective classiquement nationaliste, la défense de la nation implique de s’opposer absolument aux Juifs, incarnation du « contre-type ». Qu’importe donc le caractère douteux du document s’il peut servir la cause antijuive ! L’efficacité de la propagande antijuive prime sur toutes les autres considérations.


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