Georges Perec
Georges Perec fait l’actualité en ce printemps 2022, avec une édition augmentée d’Espèces d’espaces et la parution d’un livre posthume, Lieux, qui s’accompagne d’un parcours numérique. Mais l’édition de ce dernier accuse de nombreuses faiblesses, contredit le travail mené depuis plusieurs décennies sur l’œuvre, réduisant Perec à un statut de « joueur ».
Dans Espèces d’espaces, Georges Perec recopie, avec d’infimes variantes, une lettre envoyée à son éditeur Maurice Nadeau le 7 juillet 1969 : « J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des évènements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois je décris deux de ces lieux : une première fois sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris “ce que je vois” de la manière la plus neutre possible […]. Une deuxième fois n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’ai connus, etc. […]. Au bout d’un an j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans en permutant mes couples. […] J’ai commencé en janvier 1969, j’aurai fini en décembre 1980 ! J’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées des douze lieux ». Il précise ce projet : « Je recommence chaque année ces descriptions en prenant soin, grâce à un algorithme auquel j’ai déjà fait allusion (bi-carré latin orthogonal, d’ordre 12), premièrement, de décrire chacun de ces lieux en un mois différent de l’année, deuxièmement, de ne jamais décrire le même mois le même couple de lieux ».
L’algorithme a été suggéré par le mathématicien Indra Chakravarti (leur correspondance est reproduite dans Lieux). Lieux doit clore « un vaste ensemble autobiographique » : L’arbre, sur l’histoire de sa famille, Les lieux où j’ai dormi, un roman d’aventures inspiré d’un fantasme – ce sera la seconde partie de W. Les douze lieux sont : la rue Vilin (de son enfance), la rue de l’Assomption (celle de l’après-guerre), le rond-point Franklin-Roosevelt (lieu de la fugue de 1948 ou 1949), l’avenue Saint-Honoré (sa chambre d’étudiant), la place d’Italie (où vit son ami Michel Rigout), l’avenue Junot (lieu des cousins), la rue de la Gaité (où demeure son ami Jacques Lederer), le carrefour Mabillon (relié à Paulette Perec, son épouse puis amie), le passage Choiseul (Paulette travaillait à la Bibliothèque nationale), la place de la Contrescarpe et la place Jussieu (près de la rue de Quatrefages où il vivait), l’île Saint-Louis (où se trouve l’appartement de Suzanne Lipinska).
Si l’on repense à ses deux textes programmatiques (Approches de quoi et Notes sur ce que je cherche), on voit ici l’écriture en acte de « l’infra-ordinaire » et, pour la première fois, l’autobiographie l’emporter sur les autres champs : « je pense qu’on y verra tout à la fois le vieillissement des lieux, le vieillissement de mon écriture, le vieillissement de mes souvenirs : le temps retrouvé se confond avec le temps perdu ; le temps s’accroche à ce projet, en constitue la structure et la contrainte ; le livre n’est plus restitution d’un temps passé, mais mesure du temps qui s’écoule ; le temps de l’écriture, qui était jusqu’à présent un temps pour rien, un temps mort […] deviendra ici l’axe essentiel. Je n’ai pas encore de titre pour ce projet ; ce pourrait être Loci Soli (ou Soli Loci) ou, plus simplement, Lieux ». Georges Perec parle de « capsules de temps », comme Andy Warhol.
En 1969, cela fait deux ans que l’auteur des Choses, de Quel petit vélo… et d’Un homme qui dort a été coopté à l’Oulipo. Ces deux ans correspondent à l’écriture de La disparition dans l’Eure, au Moulin d’Andé, phalanstère de création tenu par Suzanne Lipinska. « Ce fut déterminé [de même que la conception générale du livre] par ma rupture avec S en janvier 69 : c’était à la fois trouver quelque chose à faire et m’enraciner à Paris ». « S » (Suzanne Lipinska) possédait un appartement sur l’île Saint-Louis : « le tombeau d’un amour. Une immense pyramide construite autour d’une chambre secrète. Une masse énorme de matériaux visibles accumulés autour d’un centre (presque) invisible », écrira Philippe Lejeune.
L’écrivain a abandonné son chantier en cours de route en 1975. C’est qu’entre les deux il a commencé, puis terminé, une analyse avec Jean-Bertrand Pontalis, et adapté avec Bernard Queysanne Un homme qui dort. Perec tourne dans certains des Lieux (Vilin, Saint-Honoré). Surtout, il a composé Espèces d’espaces et W ou le souvenir d’enfance, qui, par l’image, par la théorie, par l’autobiographie, réalisent le programme de Lieux, lequel trouvera des aboutissements absolus dans La vie mode d’emploi et Récits d’Ellis Island, deux lieux (de fiction, réel : l’envers d’Auschwitz aux portes de New York). En 1973, il a commencé Je me souviens. En 1975, presque simultanément, Perec tombe amoureux de la cinéaste Catherine Binet et commence son grand roman. La plupart des enveloppes demeurent scellées jusqu’à sa mort, en 1982. Cinq extraits (tous prélevés dans les « réels », jamais dans les « souvenirs ») en sont publiés par lui dans des revues à la fin des années 1970. Philippe Lejeune et Ela Bienenfeld (héritière de l’auteur) les ouvrent pour la première fois en 1988, six ans après la mort de l’écrivain. De cette exploration est issu le grand livre de Philippe Lejeune, La mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe (P.O.L, 1991). « C’est une pièce capitale – la principale pièce manquante – dans l’œuvre de Perec », résume de son côté la chercheuse hollandaise Annelies Schulte Nordholt qui s’apprête à publier aux éditions Brill en septembre 2022 un livre sur le sujet.
Il s’agit plutôt d’une pièce charnière entre les deux livres charnière (La disparition, W ou le souvenir d’enfance) dont la lecture post mortem a bouleversé notre appréhension de l’œuvre. Il faut rappeler que, de son vivant, Georges Perec n’a connu que deux fois la gloire (en 1965, avec Les choses, et en 1978, avec La vie mode d’emploi). Le Perec que nous lisons est posthume : c’est un écrivain « démocratique » (Claude Burgelin), comme l’atteste la vogue médiatique des « je me souviens » et des « modes d’emploi » ; et c’est également un écrivain qui a trouvé sa place dans le champ littéraire (depuis 1985 et Shoah de Claude Lanzmann, il est au centre de la « littérature en suspens », et incarne une sorte d’Oulipo au carré : la littérature comme art contemporain). Les deux se chevauchent, faisant de l’expérimentateur marginal un « contemporain capital posthume » à la croissance exponentielle.
De cette métamorphose, on peut rappeler les grandes étapes qui éclairent Lieux (son rapport secret à l’Histoire, sa dimension impensée d’installation) : une association, dès 1982, et un site, toujours vivants aujourd’hui ; des Cahiers Perec, dès 1985 (quatorze à ce jour, le dernier consacré à l’œuvre-monde) ; puis une autre revue, Le cabinet d’amateur ; en 1989, Je me souviens, un spectacle de Sami Frey ; l’année suivante, le film de Catherine Binet, Te souviens-tu de Gaspard Winckler ? ; puis celui de Robert Bober, En remontant la rue Vilin, en 1992. Côté savant, il y aura pour commencer un séminaire à Jussieu (l’un des lieux des Lieux) mené par Bernard Magné et Marcel Benabou, puis le Cahier des charges de « La vie mode d’emploi » en 1995.
Surtout, Perec fait l’objet de très grands livres : outre La mémoire et l’oblique de Philippe Lejeune, ceux de Bernard Magné (qui pénètre dans le cerveau de Perec) et de Claude Burgelin (qui, symétriquement, explore son inconscient), la biographie de David Bellos… En mai 2001, un colloque important se tient au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (« De l’espèce humaine à espèces d’espaces »). Les numéros de revues se multiplient, de L’Arc à L’Herne, sans oublier les éditions scolaires. D’autre part, on organise des expositions sur l’art contemporain de Perec : « Voilà. Le monde dans la tête » (2000) au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, imaginée par Suzanne Pagé avec Christian Boltanski et Bertrand Lavier. En 2008, au musée des Beaux-Arts de Nantes, on visite l’exposition « Regarde de tous tes yeux regarde » (construite autour de Christian Boltanski et François Morellet). On peut également rappeler les films de Chantal Akerman, les livres de Sophie Calle, ceux d’Édouard Levé, Valérie Mréjen, Thomas Clerc… En 2017, les deux volumes de la Pléiade (dirigés par Christelle Reggiani, accompagnés d’un album de Claude Burgelin) rassemblent tous les textes publiés par l’auteur de son vivant et transforment ce contemporain en classique.
Parallèlement à tous ces travaux et à l’expansion de l’écrivain « démocratique », c’est aussi, depuis 1985, l’œuvre elle-même qui a changé. À côté des livres réunis dans la Pléiade subsistaient nombre de textes publiés en revue ou encore inédits : une partie a fait l’objet d’un recueil de Mireille Ribière et Dominique Bertelli, Essais et conférences (Joseph K, 2003). Une autre partie a été regroupée en une dizaine de petits volumes thématiques aux éditions du Seuil dans « La Librairie du XXIe siècle », collection dirigée par Maurice Olender, qui doit sa légitimité à des inédits de grands noms de la littérature et des sciences humaines. « Lorsque je propose à Perec d’écrire un texte sur Penser et Classer pour la revue Le Genre humain, relatera Olender, je ne savais rien, ou si peu, de son œuvre… Ce texte (publié dans le numéro 2 de la revue, en 1982) aura été le dernier écrit qu’il ait vu paraitre de son vivant. Il a donné naissance par la suite à un livre de Perec intitulé Penser/Classer». Il donnera ensuite naissance à cette série, dans laquelle on trouve par exemple Je suis né (qui comprend la lettre à Maurice Nadeau).
Parmi ces petits volumes devenus à leur tour indispensables, L. G. Une aventure des années soixante (1992) regroupe des articles parus dans Partisans, la revue de François Maspero. L’étudiant Perec (qui voulait faire sa thèse avec Lucien Goldmann sur « Les choix du roman français aux alentours des années 1950 ») se montre très critique (de gauche) de la « littérature engagée » et du Nouveau Roman (version Robbe-Grillet). S’y dessine déjà une pensée majeure de ce que pourrait être une littérature « réaliste ». Un de ces articles, « Robert Antelme et la vérité de la littérature », est consacré à l’auteur de L’espèce humaine (1947), déporté à Buchenwald : « Au centre de L’Espèce humaine, la volonté de parler et d’être entendu, la volonté d’explorer et de connaître, débouche sur cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature ».
« L’oblique. Le dévié. Le détour. La ruse. Ce sont des mots de ce genre qu’emploie Georges Perec dès qu’il parle de sa mémoire ou de ses écrits autobiographiques. Impossible pour lui de prendre la grande route des récits classiques, de commencer par un rassurant Je suis né. Mais impossible aussi de ne pas prendre la route, tout de même, vers l’origine. Ce sera par de multiples chemins de traverse. Tout un réseau, un labyrinthe d’autobiographies déplacées : fantasmes et souvenirs d’enfance, rêves, quêtes généalogiques, exercices de mémoire, inventaires du quotidien, description de lieux, exploration de la mémoire collective, multipliant les tentatives de description de l’indicible et du “presque oublié” », écrit Philippe Lejeune.
Après les derniers volumes publiés dans « La librairie du XXIe siècle » (les romans de jeunesse retrouvés, Le condottiere, L’attentat de Sarajevo), voici donc Lieux, la dernière pièce du puzzle – qui devait évidemment prendre sa place dans la collection. Le plaisir qu’on prend à sa lecture est extrême parce qu’on y est, si l’on est familier de l’œuvre, au cœur de la première moitié de W. Plaisir double si, comme c’est mon cas, on a vécu les mêmes années 1970 dans les mêmes quartiers que lui. Il est troublant de se retrouver dans la tête du Parisien Perec : nos souvenirs se superposent aux siens… Les responsables de l’édition ont choisi l’ordre chronologique d’écriture plutôt que, selon les lieux, les souvenirs ou le réel (la passionnante préface de Claude Burgelin explique ces partis pris). La parution de Lieux était en fait prévue pour 2016, en même temps que la Pléiade, mais elle a été retardée plusieurs fois.
À l’arrivée, stupeur : un beau livre (bizarrement rival sur les tables des libraires d’Anéantir de Michel Houellebecq…), un « coffee-table book », un mausolée aux antipodes des petits volumes Perec de la collection, aussi lourd que ceux-ci sont légers et profonds. Un imposant objet doublé d’un curieux volet numérique, un site qui incite à jouer sur internet, nous dit Maurice Olender, à la manière des 100 mille milliards de poèmes de Raymond Queneau : « Georges Perec a inventé au tournant des années soixante et soixante-dix du siècle passé un univers potentiel qui est devenu notre présent ». Que veut dire cette phrase ? L’opération, semble-t-il, est due à l’initiative de Sylvia Richardson, nièce de Perec, devenue, depuis le décès d’Ela Bienenfeld, son ayant-droit. Elle signe un inénarrable avant-propos, dont on retiendra quatre perles : « Les avancées de la création numérique ont permis d’aboutir à un jumelage entre l’objet livre et les multifonctions ludiques de trajets inattendus, renouvelables presqu’à l’infini apportées par le parcours interactif » ; « Georges était fondamentalement un joueur » ; « Je suis convaincue qu’il aurait été le premier à vouloir s’appuyer sur les possibilités ludiques et exploratoires offertes à l’heure actuelle par l’édition numérique de pointe » ; « Le lecteur devient alors maitre d’œuvre ».
Autrement dit, Perec se voit réduit à une caricature de l’Oulipo (pour les nuls) et l’Oulipo réduit à une sorte de jeu vidéo : Oulipomonopoly ! Cette caricature est de surcroit lestée de cent pages de notes le plus souvent vaines et typographiquement indigestes (une loupe n’est pas fournie avec internet) dont l’auteur est Jean-Luc Joly, président de l’Association Georges Perec. Quelles stratégies ont bien pu aboutir à ce livre ? Commémorative, éditoriale, familiale, oulipienne pastichée ? Ce livre contredit ainsi le travail d’édition mené par « La librairie du XXIe siècle » : soit la disparition de ce qui fait que Perec est Perec…
Victime collatérale de cette édition de Lieux, la réédition concomitante d’Espèces d’espaces, « journal d’un usager de l’espace » : l’ouvrage est né d’une commande de Paul Virilio, membre, avec Perec, du comité de rédaction de la revue Cause Commune. Paru pour la première fois en 1974, il est devenu de façon posthume une sorte de manuel dans les écoles d’art et d’architecture. C’est ce qu’éclaire la postface de Jean-Luc Joly, mais pour l’y réduire : il déhistoricise Perec, le déjudaïse complètement, achevant la transformation du « je » en « jeu » effectuée par Sylvia Richardson (on se reportera de préférence à la notice établie dans La Pléiade par Christelle Reggiani).
« La Maison / comment ferai-je moi qui n’ai pas d’Histoire pour avoir un jour une maison ? », peut-on lire dans une note retrouvée reproduite dans le volume : toute la réflexion de Perec est surdéterminée par l’absence de « racines »: de l’avant-propos (« vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ») aux deux dernières pages qui condensent Lieux et annoncent son échec : « J’aimerais qu’il existe des lieux stables […] De tels lieux n’existent pas et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question […]. L’espace est un doute ».
Difficile de lire ces lignes sans penser au grand livre sur l’espace de la maison dont celui de Perec est l’inverse exact : Poétique de l’espace de Gaston Bachelard (1957). Ses treize chapitres sont intitulés : « La maison » ; « De la cave au grenier » ; « Le sens de la hutte » ; « Maison et Univers » ; « Le tiroir » ; « Les coffres et les armoires » ; « Le nid » ; « La coquille » ; « Les coins » ; « Le miniature » ; « L’immensité intime » ; « La dialectique du dehors et du dedans » ; « La phénoménologie du rond ». Il existe aussi une autre lumière pour éclairer Espèces d’espaces : l’immense petit livre de Jean Cayrol, De l’espace humain (1968). L’inventeur de la « littérature lazaréenne », scénariste de Nuit et brouillard d’Alain Resnais, résistant et déporté à Mauthausen en 1942, mêle souvenir et réel en revenant au lieu de ses vacances, Royan, reconstruit après la guerre, ville dont l’espace a été fracassé par l’Histoire.
Le sommaire d’Espèces d’espaces montre bien la différence avec le livre de Bachelard : « La page » ; « Le lit » ; « La chambre » ; « L’appartement » ; « L’immeuble » ; « La rue » ; « Le quartier » ; « La ville » ; « La campagne » ; « Le pays » ; « Le monde » ; « L’espace ». Passant de la page (blanche, non blanchotienne) à l’espace (au sens du 2001 de Kubrick), mêlant tous les genres (poèmes, listes, souvenirs de voyages, notes de lecture, propos de café, résumé de La vie mode d’emploi, citations – une page du Pitre ne rit pas de David Rousset, citant lui-même un nazi à propos de l’aménagement d’Auschwitz), ce volume est lui-même un espace disparate qui ,à l’image de son sujet, juxtapose toutes les espèces d’espaces littéraires, mime toutes les écritures possibles. C’est un puzzle dont les pièces ne s’ajointent pas mais se succèdent par associations libres : un patchwork. Dans le postscriptum de La disparition comme dans W, Perec insiste sur les livres, qui représentent l’unique parenté de l’orphelin. Dans sa lettre à Maurice Nadeau, il nomme Proust, Butor et Roussel. Le seul lieu de Georges Perec, son seul espace, c’est la littérature.
Jean-Pierre Salgas
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