Le Fakir Birman
Faux devin mais vrai maître de la communication, le mystérieux Fakir Birman fut l’astrologue le plus célèbre des années 1930. Auteur de Ni Fakir ni Birman, S’inventer une célébrité dans les années 30, Bertrand Tillier nous raconte l’histoire de cette figure populaire de l’entre-deux guerres.
Qui est le Fakir Birman et à quel moment apparaît-il ?
Bertrand Tillier : Sa carrière est brève : elle commence en 1932 et s’achève en 1938, date à laquelle, suite à un procès retentissant, il cesse toute activité. Il apparaît pour la première fois en 1932 dans Paris-Soir, plus particulièrement dans la rubrique des petites annonces, où il fait paraître ses premières réclames et se présente comme voyant. A partir de là, il va construire sa carrière à grands coups de publicités et d’apparitions médiatiques, attirant une clientèle nombreuse grâce à son usage très calculé, très maîtrisé des ressources de la presse, dont il se sert à chaque fois comme d’un lieu d’amplification. Exemple : en 1932, un chef d’orchestre poursuit en justice le Fakir Birman parce qu’il a affirmé à sa femme, venue le voir en consultation, que son mari la trompait. Le Fakir va immédiatement transformer ce procès en opération publicitaire.
Pourquoi, selon vous, choisit-il de se présenter comme un fakir ?
Il s’insère dans un monde, celui des mages, des astrologues et des devins, qui se développe beaucoup en Europe à ce moment-là, en particulier dans les capitales. Il s’inscrit dans une tradition déjà forte de fakirs de music-halls, dont certains sont renommés, comme Tahra Bey, qui apparaît dès les années 1920. Dans ces années-là, le fakirisme est vraiment un phénomène de société qui se nourrit d’un renouveau de l’orientalisme, d’une fascination pour l’exotisme et ses mystères - on retrouve par exemple un fakir dans l’album de Tintin Le Lotus bleu - et c’est sans doute pour ça qu’il choisit de se dire birman. Tout l’enjeu du Fakir Birman va être de se distinguer dans ce milieu hautement concurrentiel. Lui se spécialise dans les prédictions, il va se dire capable de prédire les chiffres de la Loterie nationale.
Son utilisation de l’image, à travers notamment la photographie dans les journaux, est très moderne. Comment s’en sert-il pour accroître sa notoriété ?
Son apparence physique, déjà, est minutieusement travaillée : sur les photographies de l’époque, il apparaît avec une fine barbe noire et un turban oriental. De la même manière, en plus d’adopter un slogan qu’il diffuse dans ses réclames (« Dans l’ennui, venez à lui »), il invente un logo immédiatement reconnaissable (son visage enturbanné) qui lui sert de sceau. En outre, il y a chez lui une conscience du « coup médiatique » qui est très forte. Par exemple, à ses débuts, il se produit sur scène pour un numéro où il s’enferme dans une cage avec des rats ou bien se fait crucifier en public. Mais c’est davantage la répercussion médiatique de l’événement, grâce aux photos qui en paraissent dans les journaux, qu’il va rechercher.
Le Fakir Birman se vantera d’avoir reçu 500 000 clients dans son cabinet de consultation. Dans quels milieux se recrute cette clientèle ?
C’est difficile à dire avec précision. En revanche, ce qu’on peut constater, c’est que sa stratégie médiatique se tourne vers des publics très variés. Elle se déploie sur une multitude de titres, apparaissant à la fois dans la presse à grand tirage et dans des publications spécialisées comme Le Chasseur français ou la presse sentimentale. Il a en fait une connaissance très analytique des journaux dont il fait usage, avec talent, en segmentant le champ médiatique et en multipliant les contextes d’apparition. C’est pour ça aussi qu’il se greffe sur des événements comme le Tour de France, en participant à la caravane publicitaire ou en donnant l’horoscope des cyclistes dans la presse.
Quelle est l’attitude des journaux à son encontre ? Y a-t-il une complaisance des médias envers le personnage ?
Il faut souligner que le Fakir Birman est d’abord, pour la presse, un annonceur, c’est-à-dire qu’il génère des revenus pour les journaux en leur achetant de coûteux encarts publicitaires. Mais il sort rapidement des pages des petites annonces pour faire l’objet d’articles, dans lesquels il est présenté comme une célébrité du Tout-Paris, une figure à la fois insolite et inattendue dont on raconte les dernières apparitions. Il se met d’ailleurs lui-même en scène dans ces articles, où le lecteur a l’impression que c’est le journaliste qui a sollicité le Fakir.
Il est très critiqué à partir de 1937, notamment par L’Humanité. C’est le début de la fin pour le personnage ?
En janvier 1937, en effet, paraît dans L’Humanité une enquête en quinze volets, très critique, que la journaliste Henriette Nizan consacre aux « trafiquants de mystère » du Paris des années 1930 : voyants, mages, devins, guérisseuses... Le Fakir Birman y est attaqué, de même que les journaux qu’Henriette Nizan accuse d’avoir encouragé sa promotion pour gagner de l’argent. Et surtout, l’année suivante, un procès est intenté à divers représentants de ce milieu qui se revendiquent des sciences occultes, tous accusés d’escroquerie et d’abus de confiance. Les chroniqueurs judiciaires vont parler de ce procès comme de la « charrette des fakirs ».
C’est à ce moment-là qu’est révélée la véritable identité du Fakir Birman...
On découvre qu’il s’agit en réalité d’un duo. L’un est acteur. Il s’appelle Sarim Maksoudian : choisi parce qu’il avait un physique « oriental », c’est lui qui incarne le Fakir lors de ses apparitions publiques. L’autre est le véritable cerveau de l’entreprise : Charles Joseph Fossez, né en 1901 et fils d’un dentiste de Saint-Étienne. Le public découvre alors que derrière le personnage exotique du Fakir Birman se cachait toute une organisation commerciale très perfectionnée, avec par exemple plusieurs secrétaires chargées de répondre à un abondant courrier. Le procès, au terme duquel Fossez est condamné, va mettre un terme à sa carrière de fakir.
Charles Fossez réapparaît pourtant en 1946 en publiant ses mémoires, intitulés Mes souvenirs et mes secrets.
Oui, mais c’est un livre dans lequel il ne revient pas sur la dimension bicéphale du personnage. Il y justifie son rôle social en se présentant comme un bienfaiteur ayant aidé des gens dans la détresse... Notons qu’après la guerre, le fakirisme est un phénomène frappé de désuétude. Le célèbre sketch de Francis Blanche et Pierre Dac (Sar Rabindranath Duval), dans les années 1950, montre bien que tout ça ne peut plus être envisagé que sur le mode de la parodie, de la satire. De son côté, après avoir mené une seconde carrière dans le commerce de la lingerie, Charles Fossez aura une fin tragique puisque, atteint d’une maladie vraisemblablement incurable, il se pend en 1952.
De quoi le Fakir Birman est-il le précurseur ?
Il y a toujours des horoscopes dans les journaux aujourd’hui ! Et chacun a pu faire l’expérience de se reconnaître, même malgré soi, dans les prédictions du jour... Il avait donc bien compris que ce créneau pouvait lui apporter de la notoriété. Ce qui est étonnant, d’ailleurs, c’est que le Fakir Birman surgit à un moment, le début des années 30, où le fakirisme a déjà été abondamment contesté, notamment par l’écrivain et journaliste Paul Heuzé qui, dès les années 1920, s’est employé à démonter les supercheries des fakirs auto-proclamés. Et malgré ça, le Fakir Birman parvient à exister pendant six ans grâce à un phénomène d’amnésie collective qui fait qu’on recommence comme si rien n’avait été contesté auparavant.
Bertrand Tillier, Pierre Ancery
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Bertrand Tillier est historien, spécialiste de culture visuelle. Il est professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Bertrand Tillier est spécialiste de culture visuelle, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il codirige le Centre d’histoire du XIXe siècle. Il est l’auteur notamment de Les artistes et l'affaire Dreyfus, 1898-1908 (Champ Vallon, 2009), Caricaturesque - La caricature en France, toute une histoire : 1789 à nos jours (Éditions de la Martinière, 2016) et Dérégler l'art moderne, De la caricature au caricatural (Hazan, 2021). Ni fakir, ni Birman vient de paraître aux éditions du Point du Jour.
Propos recueillis par Pierre Ancery
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RetroNews : Qui est le Fakir Birman et à quel moment apparaît-il ?
Bertrand Tillier : Sa carrière est brève : elle commence en 1932 et s’achève en 1938, date à laquelle, suite à un procès retentissant, il cesse toute activité. Il apparaît pour la première fois en 1932 dans Paris-Soir, plus particulièrement dans la rubrique des petites annonces, où il fait paraître ses premières réclames et se présente comme voyant. A partir de là, il va construire sa carrière à grands coups de publicités et d’apparitions médiatiques, attirant une clientèle nombreuse grâce à son usage très calculé, très maîtrisé des ressources de la presse, dont il se sert à chaque fois comme d’un lieu d’amplification. Exemple : en 1932, un chef d’orchestre poursuit en justice le Fakir Birman parce qu’il a affirmé à sa femme, venue le voir en consultation, que son mari la trompait. Le Fakir va immédiatement transformer ce procès en opération publicitaire.
Pourquoi, selon vous, choisit-il de se présenter comme un fakir ?
Il s’insère dans un monde, celui des mages, des astrologues et des devins, qui se développe beaucoup en Europe à ce moment-là, en particulier dans les capitales. Il s’inscrit dans une tradition déjà forte de fakirs de music-halls, dont certains sont renommés, comme Tahra Bey, qui apparaît dès les années 1920. Dans ces années-là, le fakirisme est vraiment un phénomène de société qui se nourrit d’un renouveau de l’orientalisme, d’une fascination pour l’exotisme et ses mystères - on retrouve par exemple un fakir dans l’album de Tintin Le Lotus bleu - et c’est sans doute pour ça qu’il choisit de se dire birman. Tout l’enjeu du Fakir Birman va être de se distinguer dans ce milieu hautement concurrentiel. Lui se spécialise dans les prédictions, il va se dire capable de prédire les chiffres de la Loterie nationale.
Son utilisation de l’image, à travers notamment la photographie dans les journaux, est très moderne. Comment s’en sert-il pour accroître sa notoriété ?
Son apparence physique, déjà, est minutieusement travaillée : sur les photographies de l’époque, il apparaît avec une fine barbe noire et un turban oriental. De la même manière, en plus d’adopter un slogan qu’il diffuse dans ses réclames (« Dans l’ennui, venez à lui »), il invente un logo immédiatement reconnaissable (son visage enturbanné) qui lui sert de sceau. En outre, il y a chez lui une conscience du « coup médiatique » qui est très forte. Par exemple, à ses débuts, il se produit sur scène pour un numéro où il s’enferme dans une cage avec des rats ou bien se fait crucifier en public. Mais c’est davantage la répercussion médiatique de l’événement, grâce aux photos qui en paraissent dans les journaux, qu’il va rechercher.
Le Fakir Birman se vantera d’avoir reçu 500 000 clients dans son cabinet de consultation. Dans quels milieux se recrute cette clientèle ?
C’est difficile à dire avec précision. En revanche, ce qu’on peut constater, c’est que sa stratégie médiatique se tourne vers des publics très variés. Elle se déploie sur une multitude de titres, apparaissant à la fois dans la presse à grand tirage et dans des publications spécialisées comme Le Chasseur français ou la presse sentimentale. Il a en fait une connaissance très analytique des journaux dont il fait usage, avec talent, en segmentant le champ médiatique et en multipliant les contextes d’apparition. C’est pour ça aussi qu’il se greffe sur des événements comme le Tour de France, en participant à la caravane publicitaire ou en donnant l’horoscope des cyclistes dans la presse.
Quelle est l’attitude des journaux à son encontre ? Y a-t-il une complaisance des médias envers le personnage ?
Il faut souligner que le Fakir Birman est d’abord, pour la presse, un annonceur, c’est-à-dire qu’il génère des revenus pour les journaux en leur achetant de coûteux encarts publicitaires. Mais il sort rapidement des pages des petites annonces pour faire l’objet d’articles, dans lesquels il est présenté comme une célébrité du Tout-Paris, une figure à la fois insolite et inattendue dont on raconte les dernières apparitions. Il se met d’ailleurs lui-même en scène dans ces articles, où le lecteur a l’impression que c’est le journaliste qui a sollicité le Fakir.
Il est très critiqué à partir de 1937, notamment par L’Humanité. C’est le début de la fin pour le personnage ?
En janvier 1937, en effet, paraît dans L’Humanité une enquête en quinze volets, très critique, que la journaliste Henriette Nizan consacre aux « trafiquants de mystère » du Paris des années 1930 : voyants, mages, devins, guérisseuses... Le Fakir Birman y est attaqué, de même que les journaux qu’Henriette Nizan accuse d’avoir encouragé sa promotion pour gagner de l’argent. Et surtout, l’année suivante, un procès est intenté à divers représentants de ce milieu qui se revendiquent des sciences occultes, tous accusés d’escroquerie et d’abus de confiance. Les chroniqueurs judiciaires vont parler de ce procès comme de la « charrette des fakirs ».
C’est à ce moment-là qu’est révélée la véritable identité du Fakir Birman...
On découvre qu’il s’agit en réalité d’un duo. L’un est acteur. Il s’appelle Sarim Maksoudian : choisi parce qu’il avait un physique « oriental », c’est lui qui incarne le Fakir lors de ses apparitions publiques. L’autre est le véritable cerveau de l’entreprise : Charles Joseph Fossez, né en 1901 et fils d’un dentiste de Saint-Étienne. Le public découvre alors que derrière le personnage exotique du Fakir Birman se cachait toute une organisation commerciale très perfectionnée, avec par exemple plusieurs secrétaires chargées de répondre à un abondant courrier. Le procès, au terme duquel Fossez est condamné, va mettre un terme à sa carrière de fakir.
Charles Fossez réapparaît pourtant en 1946 en publiant ses mémoires, intitulés Mes souvenirs et mes secrets.
Oui, mais c’est un livre dans lequel il ne revient pas sur la dimension bicéphale du personnage. Il y justifie son rôle social en se présentant comme un bienfaiteur ayant aidé des gens dans la détresse... Notons qu’après la guerre, le fakirisme est un phénomène frappé de désuétude. Le célèbre sketch de Francis Blanche et Pierre Dac (Sar Rabindranath Duval), dans les années 1950, montre bien que tout ça ne peut plus être envisagé que sur le mode de la parodie, de la satire. De son côté, après avoir mené une seconde carrière dans le commerce de la lingerie, Charles Fossez aura une fin tragique puisque, atteint d’une maladie vraisemblablement incurable, il se pend en 1952.
De quoi le Fakir Birman est-il le précurseur ?
Il y a toujours des horoscopes dans les journaux aujourd’hui ! Et chacun a pu faire l’expérience de se reconnaître, même malgré soi, dans les prédictions du jour... Il avait donc bien compris que ce créneau pouvait lui apporter de la notoriété. Ce qui est étonnant, d’ailleurs, c’est que le Fakir Birman surgit à un moment, le début des années 30, où le fakirisme a déjà été abondamment contesté, notamment par l’écrivain et journaliste Paul Heuzé qui, dès les années 1920, s’est employé à démonter les supercheries des fakirs auto-proclamés. Et malgré ça, le Fakir Birman parvient à exister pendant six ans grâce à un phénomène d’amnésie collective qui fait qu’on recommence comme si rien n’avait été contesté auparavant.
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