Swann : l’hypothèse Willie Heath
À gauche, Willie Heath (1869−1893) par Paul Nadar, Photo © Ministère de la Culture-Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / Paul Nadar ; à droite, Portrait de James Stuart, duc de Richmond et Lenox avec les attributs de Pâris par Anthony van Dyck Photo © RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi.
On en sait désormais davantage sur Willie Heath, le dédicataire mystérieux des Plaisirs et les Jours. La biographie de ce jeune Américain, mort à 24 ans, en fait un authentique et émouvant modèle de Charles Swann.
Lorsque j’ai publié, au début du mois de mars 2021, mon article sur Willie Heath, j’ignorais que Pyra Wise, membre de l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS), conduisait des recherches sur le même sujet et était parvenue, avec des intuitions et des tâtonnements semblables, à des conclusions identiques. Si j’avais la primeur de la publication, elle avait celle de la découverte. Sur bien des points, ses trouvailles confirmaient, complétaient ou prolongeaient les miennes. Je lui ai donc proposé que nous réécrivions et signions ensemble un article amendé et enrichi sur un sujet qui n’a peut-être pas livré encore tous ses secrets.
Que savons-nous de Willie Heath ? Trois fois rien. Si l’on en croit Pierre Lavallée, Proust fait la connaissance de ce « jeune Anglais » chez l’abbé Pierre Vignot, dont les conférences de Carême à l’école Fénelon attirent alors autant de spectateurs que les sermons de Mgr del Dongo dans la Parme de 18251. Heath semble avoir été un esthète en quête de foi, qui « communiait avec l’abbé dans une même tendresse pour les églises romanes2 ». Proust et lui sont bientôt assez intimes pour que le premier invite le second à un « dîner de camarades » — mais en habit — qu’il donne le 6 juin 1893 dans l’appartement du boulevard Malesherbes : d’après le plan de table qu’il dresse, Heath est assis entre Mme Proust et le vicomte de Léautaud3.
Willie Heath dans l’objectif de Nadar
Le 28 juin 1893, Paul Nadar photographie Willie Heath en jaquette et gilet, un œillet à la boutonnière, un fin sourire aux lèvres, un regard franc et doux, près d’une table sur laquelle sont posés trois livres. Il existe deux versions : dans la première4, un chapeau haut de forme est abandonné sur la table, le modèle tient une canne et des gants de la main droite, tandis que la gauche est glissée dans la poche d’un pantalon rayé ; dans la seconde, il tient le chapeau de la main droite, la canne et les gants de la gauche. C’est celle-ci que Heath offre à Proust5. Il existe un troisième portrait photographique de Willie Heath par Nadar en 1889, moins connu que ceux de 1893. Le jeune homme, sans moustache, avec, également, un œillet à la boutonnière, en redingote sombre et pantalon plus clair, s’appuie à une table sur laquelle sont posés des gants, un livre et un journal. Il tient un volume relié de la main gauche et a glissé la droite dans le haut de son habit : ce n’est pas encore le dandy, c’est encore l’écolier6.
« Un recueil de petites choses »
Willie Heath meurt à Paris, le 3 octobre 1893. Le 5 novembre, Proust écrit à Robert de Billy : « Je publie cette année un recueil de petites choses dont vous connaissez déjà la majeure partie. J’avais eu tout de suite la pensée de dédier ce petit livre à la mémoire de deux êtres que j’ai connus peu de temps mais que j’ai aimés, que j’aime de tout mon cœur, Edgar Aubert — et Willie Heath que, je crois, vous n’avez pas connu, qui est mort de la dysenterie il y a à peine un mois — et qui après une vie d’une admirable élévation est mort avec une résignation héroïque qui, s’il n’était mort dans le catholicisme auquel il s’était converti à l’âge de douze ans (il était né protestant) serait identique à ce que vous m’avez rapporté de la fin d’Edgar. […] La famille de Heath a paru heureuse de ce projet7. » Edgar Aubert (1869−1892) serait, par sa grand-mère (née Anne Camille Heath), un cousin germain de Willie Heath8.
Épître à un ami disparu
Lorsqu’il paraît, en 1896, ce « recueil de petites choses » s’intitule Les Plaisirs et les Jours, et comporte un hommage des plus émouvants — assurément le plus beau texte du recueil — à un seul de ces amis disparus, Willie Heath, en raison « de certains scrupules de la famille Aubert ». Proust s’adresse directement à lui dans cette épître dédicatoire. Il veut que ses lecteurs voient, à la première page de son livre, « le nom de celui qu’ils n’ont pas eu le temps de connaître et qu’ils auraient admiré ». Il y inscrit même, comme sur une pierre tombale, la date et le lieu de son décès.
« Moi-même, cher ami, je vous ai connu bien peu de temps. C’est au Bois que je vous retrouvais souvent le matin, m’ayant aperçu et m’attendant sous les arbres, debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu’a peints Van Dyck et dont vous aviez l’élégance pensive. Leur élégance, en effet, comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et leur corps lui-même semble l’avoir reçue et continuer sans cesse à la recevoir de leur âme : c’est une élégance morale. Tout d’ailleurs contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu’à ce fond de feuillages à l’ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la promenade d’un roi ; comme tant d’entre ceux qui furent ses modèles, vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à l’art d’un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux impénétrables et souriants en face de l’énigme que vous taisiez, vous m’êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l’un avec l’autre, dans un cercle de femmes et d’hommes magnanimes et choisis, assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à l’abri de leurs flèches vulgaires.
« la mort qui vient en aide aux destinées qui ont peine à s’accomplir »
« Votre vie, telle que vous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous pouvons la recevoir de l’amour. Mais c’était la mort qui devait vous la donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces cachées, des aides secrètes, une “grâce” qui n’est pas dans la vie. Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait mal à l’âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver de clairvoyantes douceurs […]
« Et qui même n’a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous êtes. On prend tant d’engagements envers la vie qu’il vient une heure où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les tombes, on appelle la mort, “la mort qui vient en aide aux destinées qui ont peine à s’accomplir”. Mais si elle nous délie des engagements que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de vivre pour valoir et mériter.
« Plus grave qu’aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu’aucun, non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire qui ne s’endormait jamais bien longtemps, et que nous n’entendrons plus9. »
Quand, bien plus tard, en 1921, François Mauriac reçoit de Proust un exemplaire de cet ouvrage il met l’accent sur cette dédicace : « Ce que j’aime le mieux de ces premières pages, ce sont deux noms : Willie Heath et Charles de Grancey10. »
On n’en sait pas plus sur les relations de Proust avec Willie Heath, et l’on ne possède aucune des lettres qu’ils ont pu échanger. Il n’est pas exclu qu’elles reparaissent un jour et apportent un nouvel éclairage sur leur amitié.
Une dédicace bien longue
On a longtemps cru, influencé par Fernand Gregh, qu’en dédiant son premier livre à un personnage inconnu des biographes, Proust se pliait à une mode, ou la lançait : « Que je sache, écrit Gregh, il n’avait jamais été tellement l’ami de ce jeune Anglais, Willie Heath, mort tout jeune, qu’il lui dédiât un livre entier. Mais je veux plutôt croire qu’il inaugurait ainsi ce goût pour les étrangers “chic” qui allait de pair avec son adoration aiguisée d’ironie pour les personnes titrées11. » L’étendue de la dédicace, plus longue que la préface d’Anatole France, était pourtant un signe. D’autant que, comme l’a remarqué Francine Goujon, cette dédicace contient un cryptage autobiographique : le prénom Willie « offre une anagramme du nom de la mère [Jeanne Weil], premier mot de la dédicace comme Proust est le dernier12 ».
Swann cachait Swan
Il fallait commencer par rechercher l’acte de décès de Willie Heath, conservé aux archives de l’état civil de la ville de Paris, et qui nous réservait une émouvante surprise :
« L’an mil huit cent quatre-vingt-treize, le quatre octobre à quatre heures du soir. Acte de décès de William Heath, âge de vingt-quatre ans, sans profession, né à New-York (États-Unis) décédé en son domicile, rue de Presbourg 6, le trois octobre courant à six heures du soir, fils de William Heath, décédé, et de Swan Élisabeth Bond, âgée de cinquante-sept ans, sans profession, sa veuve. Célibataire13. »
Devant ces mots, tout lecteur de Proust aura tressailli. Curieusement, nous avons l’un comme l’autre d’abord déchiffré « Susan Élisabeth Bond », mais, élargissant le rayon de nos recherches, nous avons découvert, à la une du Gaulois du 12 juillet 1889, un entrefilet ainsi libellé : « Nous apprenons la mort subite de Mme Swan, mère de Mme William Heath14. » L’acte de décès de Mme Swan a apporté une ultime confirmation : « L’an mil neuf cent quatre-vingt-neuf, le onze juillet, à onze heures du matin, acte de décès de Hepseba Barker Delano, âgée de quatre-vingt-deux ans, sans profession, née à New-Bedford (États-Unis d’Amérique), décédée à Paris, en son domicile, rue de Presbourg n. 6, hier, à cinq heures du soir ; fille de père et de mère dont les nom et prénoms ne nous sont pas connus ; veuve de William Swan. – Dressé par nous […] sur la déclaration de Wilson Hunt Heath, âgé de vingt-sept ans, rentier, demeurant à Paris, rue de Presbourg n. 6, petit-fils de la défunte […]15 »
Willie Heath, 1869–1893
L’œuvre des généalogistes américains a enfin permis de reconstituer la famille : Elizabeth Bond Swan naît le 22 mai 1835 à Worcester (Massachusetts). Le 4 février 1861, à Astoria (New York), elle épouse William Penniman Heath, né le 3 août 1836 à Brookline (près de Boston, dans le Massachusetts), fils d’un marchand dont, à l’occasion du recensement de 1850, le patrimoine immobilier est estimé à 20 000 dollars (soit quelque 700 000 dollars de 2021), et petit-neveu du général William Heath (1737−1814), major général de l’Armée continentale pendant la guerre d’indépendance américaine, membre fondateur de la Société des Cincinnati. Ils auront trois enfants : Wilson G. Hunt, né le 5 mars 1862, à Astoria, dont il a déjà été question ; William Penniman, qui ne vit que dix-sept mois (Astoria, 14 août 1863-New York, 23 janvier 1865) ; et notre William, également né à Astoria, le 13 mai 186916.
Willie Heath est donc américain, et non britannique comme on l’a dit, comme on l’a cru. La presse le confirme en annonçant son décès : « La colonie américaine vient d’être douloureusement frappée par la mort d’un de ses membres, M. William Heath, décédé hier17. »
Il est bien catholique, comme le laisse entendre Le Gaulois du 5 octobre : « Nous avons le regret d’apprendre la mort de M. William Heath, décédé en son domicile, 6, rue de Presbourg, dans sa vingt-neuvième [sic] année. Les obsèques auront lieu vendredi 6 octobre, en l’église Saint-Pierre-de-Chaillot, à dix heures très précises18. »
Au cimetière de Green-Wood
L’enterrement de William Heath est de « 3e » classe et coûte 1 959 francs19 : la plupart des convois ne dépassant pas les 200 ou 300 francs, on pourrait penser que ce sont là des funérailles luxueuses. On en trouve cependant, à la même époque, dans la même classe, qui s’élèvent à 3 825 francs. Celles de la grand-mère, Hepseba Barker Swan, le 13 juillet 1889, étaient d’une classe supérieure (2e classe), mais n’avaient coûté que 984 francs20. Celles d’Adrien Proust, en 1903, de 3e classe, s’élèvent à 2 842 francs21. Toutefois, Willie Heath n’est pas inhumé à Paris. La famille fait rapidement rapatrier la dépouille aux États-Unis. Celle-ci arrive à New York le 23 octobre : sur le registre des Bodies in Transit, la cause de la mort du jeune homme est « enteritis22 » (entérite). Depuis le 24 octobre 1893, il repose au cimetière de Green-Wood (Brooklyn, New York23 ), dans la parcelle no 15714, auprès de son père, de son frère, le premier William Heath Jr., qu’il n’a jamais connu, et de sa grand-mère maternelle, Hepseba Barker Delano Swan, dont le corps fut aussi rapatrié à New York24.
Une partie de la famille Heath est donc réunie sous trois stèles, en forme de colonnes tronquées surmontées de feuilles de lierre sculptées (la plante toujours verte, symbole de l’immortalité, de la résurrection, de la force de la foi), et portant ces inscriptions :
IN MEMORY OF
OUR SAINTLY MOTHER
HEPSA BARKER DELANO
WIDOW OF
W.H. SWAN
BORN OCT 13, 1806
DIED JULY 10, 1889
HER LAST WORDS
OH ! LORD THOU KNOWEST
HOW I LOVED THEE !
TAKE ME
TO SPARE THE OTHERS25
WILLIAM HEATH
BORN
AUG 3 1836
DIED MARCH 1 188626
IN LOVING MEMORY OF
OUR FAITHFUL SON
AND BROTHER
WILLIAM HEATH JR
BORN MAY 13, 1869
DIED OCT 3, 1893
THE LORD GAVE HIM TO US
AND THE LORD HATH TAKEN
AWAY BLESSED BE THE
NAME OF THE LORD27
LA VIE A SES FRUITS
LA VICTOIRE SA GLOIRE
MAIS UNE SAINTE MORT
L’EMPORTE SUR TOUT
ST AMBROISE
Black Friday
Pour comprendre pourquoi la famille Heath est venue s’installer en France, il faut faire un saut dans le passé, et dévoiler d’autres secrets que, sans doute, elle a scrupuleusement gardés pendant des années, mais que la numérisation de la presse mondiale nous permet aujourd’hui de trahir28.
Le 3 octobre 1885, un titre en gros caractères fait la une du New York Times : « Wall Street sous le choc — Henry N. Smith et William Heath & Co déclarés en faillite. Le point culminant de manœuvres commencées avant le Vendredi noir. Un coup de hache de Vanderbilt29. »
Il s’agit en fait de l’épilogue d’une affaire qui a débuté quelques années plus tôt, qui a défrayé la chronique économique, judiciaire et politique américaine, et qui, sous le nom de Black Friday (Vendredi noir), reste la plus grande escroquerie de l’histoire des États-Unis.
William Heath, père de Willie, a fondé en 1860 une maison de courtage impliquée dans des opérations fort lucratives, car il a la réputation d’être un « homme très honorable » qui fait preuve d’une extrême discrétion dans les affaires qu’il traite30. C’est à elle, notamment, qu’ont recours pour passer leurs ordres de Bourse deux investisseurs sans scrupules, Jay Gould et James Fisk, qui comptent parmi les plus célèbres des « barons voleurs » (Robber barons). Les deux hommes se font d’abord la main en rachetant des compagnies de chemin de fer, forment une conspiration pour reprendre à Cornelius Vanderbilt le contrôle de la Erie Railway Company, ne reculent devant aucun expédient, emploient des repris de justice pour intimider leurs adversaires, falsifient les comptes.
14 millions en or
En 1869, ils s’attaquent au marché de l’or, très dynamique au lendemain de la guerre de Sécession. Le gouvernement fédéral rembourse en effet avec de l’or des obligations émises pour financer l’effort de guerre et qui n’étaient pas gagées sur ce métal. Gould et Fisk commencent à manipuler les cours en achetant discrètement d’énormes quantités d’or. Ils espèrent accaparer le marché, provoquer une pénurie qui leur permettra de revendre leur stock au prix fort. Le 22 septembre, Ulysses S. Grant, président des États-Unis, découvre la manœuvre et ordonne qu’une partie de la réserve d’or fédérale soit vendue. Or, se fondant sur des informations qu’ils avaient obtenues en corrompant des proches du président, Gould et Fisk avaient parié sur son immobilisme. À cette date, William Heath a acheté pour ses clients — qui ont fait de ses bureaux de Broadway leur quartier général — pour 14 millions en or (277 millions de 2021), mais ses comptes sont à découvert. Le 23, la Chambre de compensation de l’or enregistre des opérations pour un montant record de 239 millions de dollars (4,732 milliards de 2021). Le vendredi 24, la panique s’empare du marché, les cours s’effondrent, des milliers de spéculateurs sont ruinés. Les conséquences économiques de cette journée noire se feront durablement sentir dans tout le pays31.
William Heath essaya d’abord de nier toute responsabilité. En septembre 1869, un journaliste du Sun, un autre quotidien de New York, fit le tour des firmes affectées par le krach, pour les interviewer32. Il rencontra donc, en ses bureaux, William Heath, « un monsieur très grand, corpulent, et très actif », qui réfute les assertions d’une autre firme, niant avoir envoyé des ordres d’achat d’or et mettant en doute le document qui le prouverait. L’ordre a en effet été passé au nom de « H. & Co. », ce qui pourrait correspondre à plusieurs firmes, telles que « Harris & Co., Hunter & Co., ou Hamlin & Co. ». Mais cette défense ne semble pas avoir tenu longtemps. Pourtant, en 1871 encore, Heath déclare toujours ne rien savoir33. Puis, en février 1872, il envoie une longue lettre au New York Times réfutant des accusations de parjure34.
La fuite en Europe
Dès le mois de janvier 1870, une commission d’enquête tente de faire la lumière sur l’enchaînement des circonstances qui ont conduit à un tel scandale. Si tous les protagonistes de l’affaire sont interrogés, son président déplore que William Heath, considéré comme le « principal témoin », se soit embarqué pour l’Europe « de façon inattendue, soudaine, dans le plus grand secret ». En préliminaire à son audition, un associé de Heath fait la déclaration suivante : « C’est pour de simples raisons de santé que M. Heath est parti pour l’Europe, suivant les recommandations de sa famille et de son médecin, et sans avoir en aucune façon l’intention de se soustraire à son devoir de témoigner. Il serait tout à fait prêt, s’il était ici, à fournir à la commission toutes les informations dont il dispose. Mais il est parti avant qu’elle ne commence ses travaux, et en ignorant qu’elle projetait de les entreprendre35. » Quelques années plus tard, la presse américaine ne cachera pas qu’il s’est réfugié à l’étranger après le Black Friday, en attendant que le vent tourne, et pour protéger par son silence Jay Gould dont il connaissait tous les secrets36.
En août 1870, le New York Herald donne la liste des Américains arrivés en Europe : « Mrs William Heath » y figure, sans son mari37. Elle a fait une demande de passeport le 6 janvier 1870, précisant qu’elle avait l’intention de se rendre à l’étranger avec ses deux fils38. Grâce à ce document, nous avons une brève description physique de Mme Heath : elle mesure 1,52 m, a un teint « clair », un visage et un menton « ronds », un front « moyen », une bouche « moyenne », un nez « retroussé », des cheveux « sombres » et les yeux « clairs ».
Le même jour, sa mère, Mme Swan, fait aussi une demande de passeport39. Elle est donc certainement partie avec sa fille et ses petits-fils pour Paris au même moment. Elle est juste un peu plus grande que sa fille (1,55 m), mais elle lui ressemble : elle a le nez « retroussé », le visage et le menton « ronds », et les yeux « clairs », mais un teint « fleuri », une bouche « petite » et les cheveux « gris ». Puis, le 20 mai 1872, c’est au tour de William Heath de faire une demande de passeport, ce qui nous permet aussi de savoir qu’il avait un large front, un visage « ovale », un teint « sombre », un nez « romain », une grande bouche, des yeux bleus et des cheveux « sombres »40.
Quelques années plus tard, la presse américaine ne cachera pas qu’il s’est réfugié à l’étranger après le Black Friday, en attendant que le vent tourne, et pour protéger par son silence Jay Gould dont il connaissait tous les secrets.
C’est donc en Europe que Willie Heath, né quelques mois plus tôt, grandira et se formera. La famille s’installe d’abord à Londres, où la haute silhouette de Heath père — il mesure un mètre quatre-vingt-quinze — devient familière aux habitués de la City et lui vaut le surnom de « Daim américain » (The American deer). Les Heath s’établissent ensuite à Paris en 187341.
La revanche des Vanderbilt
À quel moment Heath songe-t-il qu’assez d’eau a coulé sous le pont de Brooklyn et qu’il peut retourner à Manhattan ? En 1880, sa firme est considérée comme l’une des plus importantes de New York42. Des réclames dans la presse parisienne signalent que « William HEATH & Co Membres de la Bourse de New-York, exécutent tous ordres aux cours et conditions du Marché de New-York43. » La maison a des succursales à New York, Londres et Paris, dirigées par deux associés, son fils Wilson Hunt et lui-même44. Elle continue d’intervenir dans des affaires où sont en jeu de fortes sommes, par exemple dans des transactions portant sur des obligations hypothécaires de compagnies de chemin de fer, notamment la Erie Railway Company que, on s’en souvient, Jay Gould avait ravie à Cornelius Vanderbilt45.
C’est précisément le clan Vanderbilt qui, en 1885, prend sa revanche. À cette époque, Heath père est retourné à Manhattan, laissant sa femme et son plus jeune fils à Paris. Cependant, le 2 octobre, une rumeur se répand à Wall Street : sa maison serait proche de la banqueroute. Aussitôt, des investisseurs inquiets demandent à solder leurs comptes. William Heath, ne pouvant faire face, est contraint de se déclarer en faillite. La plainte en justice de G.P. Morosini, un personnage qui a commencé sa carrière comme garde du corps de Jay Gould et réclame le remboursement d’une créance de 480 000 dollars (9,5 millions de 2021), donne le coup de grâce. La presse souligne la duplicité dont Gould fait preuve en l’occurrence. Mais le récit des origines de la crise occupe deux longues et denses colonnes du New York Times : ce ne sont qu’alliances dénouées aussitôt que conclues, trahisons, réconciliations hypocrites, coups de billards à trois bandes, ruines en cascade. Dans les coulisses se dresse la statue du « Commodore » Vanderbilt, qui a laissé à ses héritiers le soin de le venger.
La fin de William Heath
Heath est incarcéré à la prison fédérale de Ludlow Street, le 19 novembre46. Le policier qui l’interpelle déclare que Heath « endure son arrestation avec un certain détachement », mais, durant son interrogatoire, il semble avoir « le cœur brisé47 ». Le New York Times, pour sa part, le déclare très surpris et « totalement abattu par le chagrin et la honte », car il pense alors avec angoisse à l’effet que la nouvelle de son incarcération produira sur sa femme et ses enfants vivant en France48.
Un juge fixe un montant de caution égal à celui de la créance, 500 000 dollars. William Heath restera en prison à la fois à cause de la caution très élevée et de la plainte de Morisini qui s’oppose à la libération de son débiteur tant que celui-ci ne l’aura pas remboursé. Il déclare que « M. Heath entretient une demeure à Paris qui est vaste et coûteuse, et dont il a fait donation à sa femme. Il dit que M. Heath a confié ses affaires à son administrateur comme s’il était insolvable […]49. » Mais les avocats de Heath dénoncent la persécution dont serait victime leur client et martèlent : « M. Heath ne possède pas un centime. […] M. Heath ne possède pas un centime de propriété en France. Il est vrai que sa femme s’y trouve maintenant, mais elle n’habite pas dans sa propre demeure. ((Ibid.)) »
Heath sort brièvement de prison pour témoigner dans un procès commencé avant son incarcération50. À cette occasion, le New York Times brosse un portrait surprenant : « À voir M. Heath, il semble que son incarcération n’ait eu aucun effet néfaste sur lui. En fait, il avait meilleure mine que lorsque G.P. Morosini l’a fait enfermer. Son teint était plus clair, bien que plus pâle. Apparemment, se reposer de l’incessante tourmente de Wall Street lui a été bénéfique, quoique son visage ne soit pas moins étique et que ses yeux soient toujours aussi enfoncés. Sa longue moustache a été taillée, tout comme l’ont été ses cheveux en brosse51. »
Au secours de son mari ?
Le 19 décembre, l’avocat du prévenu ayant plaidé que ses conditions de détention affectent dangereusement sa santé, la caution est réduite à 100 000 dollars. Morisini, qui a reçu de Heath une large part de ce qui lui était dû, accepte qu’il sorte de prison52. D’après The New York Times, c’est Mme Heath, arrivée une semaine plus tôt de Paris, qui paye la caution : à l’apogée de sa fortune, William Heath a inscrit au compte de sa femme plus de 1 million de dollars (20 millions de 2021)53. Le Sun confirme que Mrs Heath s’est précipitée au secours de son mari, mais il rapporte que rares sont ceux qui croient que son argent a pu jouer un rôle dans sa libération : c’est plutôt Jay Gould qui a fait le nécessaire pour éviter que Heath ne devienne trop bavard54. Malgré les preuves d’une réunion cruciale de Gould avec Heath, tenue le dimanche 4 octobre 1885, détail significatif pour les lecteurs américains55, Gould nie toute implication dans les divers efforts pour aider Heath56.
Célibataire géographique, et joyeuse ?
À Paris, la famille Heath doit suivre dans la presse de New York, mais peut-être aussi dans celle de Boston, les nombreux articles sur ce scandale. L’atmosphère rue de Presbourg ne devait pas être aussi « gaie » que le prétendaient certains journaux. D’autant que la presse américaine n’est pas toujours tendre avec Mme Heath. The Boston Globe publie en 1885 un article sur sa vie joyeuse à Paris où elle mènerait grand train, sans se soucier de son mari : « L’épouse de William Heath, représentée par les conseils de New York comme possédant une vaste propriété et un établissement grandiose à Paris, et qui est visée par M. Morosini dans le dessein de retrouver une partie de son argent, est réputée pour tenir une demeure très vaste. Elle est propriétaire d’un grand et bel hôtel particulier dont l’entrée est située rue de Presbourg, mais sa véritable façade donne sur un joli jardin sur la grande Place de l’Étoile, que domine le magnifique Arc de Triomphe. C’est sur cette place que, chaque après-midi, passent les milliers de superbes équipages qui se rendent au Bois de Boulogne par la grande avenue ainsi nommée. Entourée de cette foule joyeuse, on peut voir Mme Heath, d’habitude seule, dans un landau sombre aux roues jaunes. Elle occupe le rez-de-chaussée de son hôtel particulier et loue tous les autres appartements dont elle tire de grands revenus, et elle donne de fréquents dîners, très courus. Son mari, il y a des années, lui a accordé une somme considérable, et elle a filé en Europe, d’où elle ne revenait que très rarement, et pour de très courts séjours. Ceux qui la connaissent déclarent qu’elle est si attachée au “Gay Paris” qu’elle aimerait mieux voir son mari moisir en prison que de renoncer à sa richesse57. »
De son côté, le New York Times prend sa défense à plusieurs reprises, comme ici, en novembre 1885, quand un de ses journalistes interroge un vieil ami de la famille Heath qui confie : « Je ne crois pas que M. Heath puisse vivre encore deux mois s’il reste en prison. […] Il s’est cependant réjoui en recevant un message télégraphique d’encouragement de sa femme, qui se trouve à Paris. À propos, je constate que M. Morosini cherche à souligner le fait que Mme Heath possède une vaste demeure à Paris. Il pense sans doute qu’en jetant le mari en prison il incitera la femme à renoncer à ce qu’elle possède. Je sais que Mme Heath ferait volontiers n’importe quel sacrifice pour son mari, mais pourquoi devrait-il le demander, et encore moins le permettre ? La propriété de Paris a été donnée à Mme Heath il y a bien des années, lorsque M. Heath était non seulement solvable mais riche. C’est là tout ce que la famille possède pour vivre et ce serait une folie que d’y renoncer simplement pour satisfaire en partie un des nombreux créanciers de Heath & Co.58. »
« Tué par Wall Street »
William Heath meurt le 1er mars 1886, à Lakewood (New Jersey)59. Quelques jours après, la presse révèle que, la veille de sa mort, il a rédigé une longue lettre aux autorités, endossant toute la responsabilité de sa faillite et disculpant ses associés. Il y déclare qu’il « savait depuis un an qu’il était à la fois physiquement et mentalement incompétent pour gérer sa société60 ». Ses obsèques se déroulent en l’église épiscopalienne Saint-Thomas de Manhattan, à l’angle de la 5e avenue et de la 53e rue, en présence d’une soixantaine de personnes, de son fils, W. G. H. Heath, et de son frère, Charles Heath61. Mme Heath, née Swan, a déjà regagné la France. Cependant, elle reste impliquée dans le procès, car les créditeurs ont porté plainte non seulement contre la société Heath & Co., mais aussi contre Mme Heath à Paris62. Ainsi, en décembre 1886, elle doit débourser 10 775 dollars pour indemniser l’un d’entre eux63.
L’édition parisienne du New York Herald du 8 août 1888 conclut que William Heath, décrit comme « grand et cadavérique, avec une longue moustache tombante », a été « tué par Wall Street » : « Il avait le cœur brisé et on assure qu’il est mort de chagrin64. »
La veuve mondaine
Depuis leur installation à Paris, et pendant toutes ces années d’incertitude sur le sort de William Heath, la famille continue pourtant de mener une vie correspondant à son standing. On trouve ainsi dans la presse quelques mentions de mondanités, telle que l’annonce d’« un grand dîner suivi de réception » qu’ils donnent le 27 mai 1883 en leur bel hôtel de la rue de Presbourg65. Ce bâtiment, qui fut la résidence de deux ambassadeurs des États-Unis66, doit être bien connu non seulement des Américains mais du « Tout Paris ». Pendant quelques années encore, le nom de Mme Heath est cité dans les journaux à propos de diverses mondanités. En 1885, elle est nommée parmi la liste des invités à un grand mariage d’une Américaine67. L’année suivante, Mme Heath est reconnue parmi les gens élégants en villégiature à Uriage68. Puis le Gil Blas passe en revue « les salons de la colonie étrangère », où l’on apprend que Mme Heath tenait un salon, mais on ne sait qui le fréquentait69. Enfin, en 1891, son nom semble être encore assez important pour qu’un journal rapporte la nouvelle d’un vol dans son appartement, rue de Presbourg70.
Dans le Paris Artistic de 1896, son nom de jeune fille est orthographié « Svan »71. Remarquons aussi que, si l’acte de décès de Mme Hepseba Swan, mère de Mme Heath, orthographie parfaitement son nom, il devient « Schwann72 » dans le registre des pompes funèbres. Proust devait connaître ces prononciations, et s’en être souvenu pour son roman. Dans la Recherche, c’est d’abord le marquis de Norpois qui prononce ainsi le nom de Charles Swann73, puis Gilberte, devenue snob et voulant cacher ses origines juives : « C’est ainsi qu’une jeune fille ayant un jour soit méchamment, soit maladroitement, demandé quel était le nom de son père, non pas adoptif mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce qu’elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann, changement qu’elle s’aperçut un peu après être péjoratif, puisque cela faisait de ce nom d’origine anglaise un nom allemand74 ». Au témoignage de Lucien Daudet, Proust « avait une façon particulière de prononcer le nom de son héros, quelque chose comme “Suuane’75 ».
Le Château d’Apremont
Mme Heath, ainsi que son fils Wilson G. Heath, vont longtemps figurer dans les annuaires mondains, partageant toujours la même adresse. D’ailleurs, Mme Heath, porte parfois par erreur le nom de son fils : « Mme G. Heath ». Elle figure au 6 rue Presbourg, dans le High Life en 1885 et le Tout-Paris de 1885 à 1892. On découvre alors qu’elle a une deuxième adresse, le « Château d’Apremont » (Le Guétin, dans le département du Cher). Or, coïncidence ? – ce château a appartenu, jusqu’à sa vente en juillet 189276, à la famille de Saint-Sauveur, qui fut amie du Général Heath77, l’ancêtre de William Heath. Pourtant, le nom de Heath n’est pas évoqué parmi les acheteurs de ce domaine découpé en lots78. Du reste, le château est toujours noté dans le Tout-Paris, en même temps que pour les Heath, comme adresse des Saint-Sauveur. Le nom de cette famille est évoqué dans la correspondance de Proust et n’est pas sans importance ici, puisqu’il sera lié dans son esprit à celui de Swann. Le romancier se souviendra en particulier du mariage du comte Armand de Saint-Sauveur avec une demoiselle Aron, qui fera disparaître ce nom, tout comme Gilberte Swann supprimera le nom son père pour prendre celui de son beau-père, Forcheville. Mais le château d’Apremont n’est cité par Proust ni dans son roman ni dans ses lettres. On aurait pourtant aimé l’imaginer allant y visiter son ami Willie Heath. Ce château n’est ensuite plus attribué à Mme Heath dans les annuaires, mais il l’est encore à son fils, Wilson G. Hunt Heath, en 190879.
Mme Heath quitta sa demeure parisienne pour Neuilly, dont l’adresse, 54 rue Charles-Laffitte, est donnée par le Tout-Paris, ainsi que par le Social Register de New York80, pour elle et son fils à partir de 1901. Cela reste l’adresse de son fils au moins jusqu’en 192681. Cet annuaire mondain français signale aussi, à partir de 1912, que « G. Heath » — qui est notre Wilson G. Hunt Heath —, est membre de l’Automobile Club, puis, en 1916, de l’Aéro-Club, du Sporting Club et, enfin, de la Société hippique. Sa demande de passeport de 1914 donne une idée de son physique : il mesure 1,89 m, a le front « haut », les yeux « bleus », le nez « moyen », une moustache, le menton « rond », les cheveux « bruns », le teint « clair » et le visage « ovale ».
Ce que savait Marcel
Que connaissait Marcel Proust de cette histoire ? Il savait en tout cas — puisqu’il l’écrit dans la dédicace des Plaisirs et les Jours — que son ami taisait une « énigme ». Ne peut-on déceler, dans un paragraphe de « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet », pastiche de Flaubert publié dans La Revue Blanche de juillet-août 1893 et repris dans Les Plaisirs et les Jours, une allusion bien informée à cette affaire ? « Le financier est soucieux dans le bal le plus fou. Un de ses innombrables commis vient toujours lui donner les dernières nouvelles de la Bourse, même à quatre heures du matin ; il cache à sa femme ses coups les plus heureux, ses pires désastres. On ne sait jamais si c’est un potentat ou un escroc ; il est tour à tour l’un et l’autre sans prévenir, et, malgré son immense fortune, déloge impitoyablement le petit locataire en retard sans lui faire l’avance d’un terme, à moins qu’il ne veuille en faire un espion ou coucher avec sa fille82. »
Un esprit pratiquant une herméneutique imaginative pourrait également voir, dans l’insistance avec laquelle il rapproche Heath du portrait de James Stuart par Van Dyck, une preuve qu’il n’en ignorait pas grand-chose. Pour lui, ce Duc de Richmond (tel était, à l’époque, le titre du tableau), c’est son ami disparu, ainsi qu’il apparaît pour l’éternité sur la photographie de Nadar. D’une certaine manière, et au-delà des ressemblances de pose et de physionomie, les deux hommes sont des victimes des guerres civiles : Robert de Billy avait rappelé à Proust que « toute cette belle jeunesse dont on voit les portraits en Angleterre, à Dresde, à l’Ermitage avait été fauchée par les Côtes de Fer de Cromwell83 » ; sans les fluctuations du cours de l’or au lendemain de la guerre de Sécession, Willie Heath n’aurait pas connu l’exil et sans doute pas cette mort prématurée.
Des années plus tard, vers 1912–1913, Proust a de nouveau recours à ce portrait du Duc de Richmond, dans une relation avec un jeune homme : il envoie une reproduction de ce même tableau à Maurice Rostand, dandy homosexuel de vingt-deux ans. Au bas de ce portrait, avec une dédicace, Proust recopie les huit derniers vers de son poème « Antoine Van Dyck84 ». Or, il avait déjà fait un geste similaire, pour un grand ami – amour –, Reynaldo Hahn. Il lui avait envoyé une reproduction d’un autre célèbre tableau de Van Dyck, aussi conservé au Louvre, « Charles Ier, Roi d’Angleterre, à la chasse », avec une dédicace et deux strophes supplémentaires, inédites, écrites pour l’occasion85. Le nom de Van Dyck serait-il une sorte de « madeleine », déclenchant en Proust le souvenir toujours vivace mais poignant du beau Willie Heath ?
Willie Heath, modèle de Swann
Enfin, il semble que la famille Heath soit pourchassée par les Érinyes. En 1896, l’année des Plaisirs et les Jours, Mme Heath, née Swan, a toujours son domicile rue de Presbourg86. Elle se trouve en Suisse, à Rheinfelden (peut-être pour une cure dans cette ville dont les eaux chlorurées sodiques sont réputées), quand elle a de premiers accès de démence.
La pauvre femme aurait-elle perdu la raison pour avoir successivement connu la mort d’un enfant en bas âge, le scandale du Black Friday, l’exil familial, la faillite, l’incarcération et la mort de son mari, le décès prématuré de son fils cadet ? Au fil des années, son comportement est de plus en plus bizarre. « Elle croyait que tout le monde complotait contre elle et que sa correspondance était interceptée et falsifiée. » Wilson Heath finit par la faire placer sous tutelle par un juge de New York87.
Son fils déclarera même en 1915, pour justifier ses longs séjours hors des États-Unis, qu’il résidait à l’étranger depuis 1889 pour être auprès de sa mère qui était en mauvaise santé88. Elle décède à Neuilly, le 26 janvier 1903, dans une maison de santé où il est vraisemblable que l’a placée son fils en 1899. Mais son périple terrestre ne s’arrête pas là. Étrangement, elle ira d’un cimetière à un autre : elle est d’abord inhumée dans l’ancien cimetière de Neuilly89 : « Mme Heat [sic], née Swan, Elisabeth Bond, décédée à 67 ans, le 26 janvier. Inhumation : 30 janvier dans les caveaux de l’Église Saint Pierre ». Puis elle sera exhumée, le 23 mars 1903 et transportée au cimetière de Saint-Germain-en-Laye, où son fils, Wilson Hunt Heath a acheté une concession à perpétuité, « de quatre mètres de terrain », le 1er mars 190390.
Sur sa tombe sont gravés, en anglais, ces mots :
IN MEMORY
OF
ELIZABETH BOND SWAN
BELOVED WIFE OF
WILLIAM HEATH
BORN AT WORCESTER
MASSACHUSSETTS MAY 22nd 1835
DIED AT NEUILLY SUR SEINE
JANUARY 26th 1903
Si, dans sa demande à la ville de Saint-Germain-en-Laye, Wilson Heath déclare vouloir acheter cette concession pour « sa mère et sa famille », ce vœu ne se réalisa pas entièrement, et sa mère y demeure à jamais seule. Nous n’avons retrouvé ni la tombe ni la date de décès de Wilson Heath, mais son nom apparaît dans les recensements de la population de Neuilly jusqu’en 192691. Il est peut-être ensuite retourné finir ses jours dans son pays natal, comme il en avait déclaré l’intention à l’ambassade américaine de Paris92.
En 1916, il compte, avec Alexander Harrison — que Proust a rencontré à Beg-Meil en 1895 et qui est l’un des modèles d’Elstir —, Edith Wharton, Walter Berry et cent trente autres personnalités, parmi les signataires d’un appel des Américains de l’étranger aux Américains de l’intérieur pour que les États-Unis renoncent à leur neutralité, se rangent aux côtés des Alliés pour défendre la liberté et la démocratie, et s’emploient à « briser », ou du moins à « réduire la puissance de l’Allemagne93 ».
On se souvient que Proust dédie Pastiches et Mélanges à son ami Walter Berry, « Avocat et lettré, qui, depuis le premier jour de la guerre, devant l’Amérique encore indécise, a plaidé, avec une énergie et un talent incomparables, la cause de la France, et l’a gagnée94 ». Les liens de l’auteur de la Recherche avec les États-Unis étaient nombreux, profonds et intimes95. Georges Cattaui remarqua en son temps que « De Willie Heath à Walter Berry, Proust eut toujours beaucoup de goût pour les Anglo-Saxons. Peut-être trouvait-il en eux un peu de cette fraîcheur d’âme et de cette ingénuité qu’il conserva lui-même jusqu’à la mort96. »
Il semble que les Proust maintinrent encore longtemps des relations avec Mme Heath puisque son nom et son adresse parisienne sont notés, de la main de Marcel Proust, dans le carnet d’adresses de sa mère, qui daterait de 1899–190097. Les noms inscrits dans ce carnet sont classés d’abord par jour de réception, puis par ordre alphabétique. On y apprend ainsi que Mme Heath recevait le mardi. Jeanne Proust et/ou son fils sont-ils allés parfois lui rendre visite un mardi ? En tout cas, Marcel Proust n’a pu manquer de lui envoyer un exemplaire dédicacé des Plaisirs et les Jours, mais la famille en a peut-être déchiré la page avec la dédicace autographe, car cet ouvrage, s’il existe, n’a toujours pas été retrouvé.
Voilà tout ce que nous avons pu apprendre sur Willie Heath. Sa vie fut brève, mais elle a inscrit, au cœur de la Recherche, un signe que lui réservait Marcel Proust, par fidélité à la mémoire d’un homme qu’il avait aimé. N’a‑t-il pas conservé jusqu’à sa mort cette photographie de Nadar montrant un garçon élégant, si ressemblant au héros d’« Un amour de Swann » auquel il donnera, en hommage secret, nostalgique, silencieux, le nom de jeune fille de sa mère ? Charles Swann, comme Willie Heath, n’est-il pas le fils d’un agent de change ? Certes, les explications sur l’origine du nom de Swann ne manquent pas, du pharmacien de la rue de Castiglione au manoir qu’il possédait près de Cabourg, des stylographes de marque Swan au représentant de commerce Harry Swann98, peut-être même du noble Polonais Antoine de Zwan99, de l’amant de Léda au cygne de Lohengrin… Mais ce nouvel indice n’a‑t-il pas la force du sentiment et du souvenir ?
Et peut-être vous vivrez…
Lorsqu’il évoque Charles Haas, le désignant, dans un énoncé vertigineux, comme le modèle de Charles Swann, Proust s’adresse à lui au vocatif, comme il l’a fait dans la dédicace des Plaisirs et les Jours — « Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez100 ». Or il n’écrit pas « vous revivrez », mais « vous vivrez », comme si le Swann auquel il pense n’avait pas eu le temps de le faire vraiment. Ne peut-on alors reformuler la phrase, comme en écho : « Et pourtant, cher Willie Heath, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que j’ai fait de vous le héros d’un de mes romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez »
Thierry Laget et Pyra Wise
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