Joan Vollmer
Le 6 septembre 1951, Joan Vollmer, figure tutélaire de la Beat Generation et femme de William Burroughs, trouve la mort dans des circonstances troubles, au cours d’un jeu stupide. Burroughs n’a jamais nié être l’auteur du coup de feu qui lui a ôté la vie, mais que s’est-il passé dans la foulée du drame ?
A-t-il eu vent des histoires qui circulent à propos du Palacio Negro de Lecumberri ? Sait-il que la vie y a peu de prix, qu’on doit dépendre chaque matin des « suicidés » qui n’ont pas voulu accéder aux demandes des capos : cigarettes, drogue, faveurs sexuelles… Il n’est pas dans l’aile J (les pédés), ni dans l’aile F (les drogués), peut-être parce qu’appartenant aux deux catégories, on n’a pas trop su où le placer. Non, il est dans l’aile H, à l’écart des prisonniers longue durée, dans une section qui abrite les provisoires en attente de jugement.
En tout état de cause, au moment de franchir le portail du plus grand pénitencier de Mexico City, il ne se plie pas, comme dans un mauvais film, à l’exercice du flashback circonstancié des péripéties l’ayant mené là. C’est pourquoi il ne repense certainement pas à son arrivée au Mexique deux ans plus tôt, alors qu’il fuyait déjà la justice américaine avec sa famille.
Il s’était installé dans la capitale avec Joan, sa femme, Billy, leur fils de 2 ans, et Julie, fille de Joan issue d’un premier mariage. Censé y suivre des cours d’archéologie et d’anthropologie maya, il avait choisi d’élire domicile à proximité du Mexico City College, même si on ne peut pas dire qu’il ait fréquenté assidûment les salles de classe.
Le couple semblait décidé à redémarrer du bon pied, d’autant qu’ici Joan ne pouvait plus se procurer la benzédrine qu’elle consommait de longue date. Bill, quant à lui, était parvenu, au moins au début, à se passer de came. En réalité, il avait rapidement délaissé la vie étudiante pour passer ses journées à la Linterna Verde, un bar queer où laisser libre cours à son penchant pour les jeunes hommes. Au fait des inclinations de son mari, Joan restait à la maison avec les enfants, arrosant ses journées qu’on devine mornes d’importantes quantités de tequila.
Non, il ne pense pas à tout ça. Après ce qu’il vient de vivre et de faire, il est probable que des images absurdes et cauchemardesques hantent son esprit, dans le style de celles qui feront la matière de ses livres. Un corps par terre, agité de spasmes, un cratère au milieu du front d’où coule un sang épais, qui serpente lentement entre les éclats du verre brisé. Des détails plus anodins, comme la petite nappe en dentelle blanche sur laquelle trainent quatre ou cinq limes en attente de découpage. Ses livres ? Justement, ils n’existent pas encore. Junkie n’existe pas, Queer non plus, le Festin nu encore moins. À tel point qu’on hésiterait presque à appeler notre homme William Burroughs, tant ce nom semble éloigné du toxicomane uxoricide qui croupit dans une prison mexicaine. L’homme, c’est pourtant lui : William Burroughs.
À son entrée en cellule, son instinct de survie prend le dessus sur les visions qui l’obsèdent, lui envoie toute sorte de signaux, amplifiant divers bruits : cliquetis suspects ou raclements excessifs, et décelant les mauvaises intentions tapies derrière certaines inflexions de voix. Il a de la chance pourtant (le sait-il ?) : il n’est pas livré à lui-même, car son avocat a pris soin de le placer sous la protection de Miguel Yancovich, figure incontournable de la pègre du Districto Federal. Sans quoi on ne donnerait pas cher de sa vie.
Il n’est pas complètement impossible, sans que ce soit certifié d’aucune manière (c’est d’ailleurs peu probable), qu’il pense aux mois ayant suivi son arrivée, au cours desquels il s’était mis lui aussi à picoler gaiement, et c’est au Bounty Bar, repaire de gringos tenus par des gringos que Joan et lui s’adonnaient à leur passe-temps favori. Bill y retrouvait parfois Lewis Marker, jeune pseudo-étudiant plutôt hétéro dont il était en train de tomber amoureux. Avec lui, et sans doute pour achever de le conquérir, Burroughs avait entrepris courant 51 un voyage en Équateur à la recherche d’ayahuasca, un puissant hallucinogène dont on lui avait conté merveilles.
Pense-t-il au fait qu’il a menti pour sauver sa peau ? Qu’il a falsifié les événements pour les présenter à son avantage ? Bien sûr, il n’a pas fait ça tout seul, il lui a fallu le formidable concours de son avocat Bernabé Jurado, qui l’a sommé de modifier sa version, pour que les faits puissent être requalifiés en homicide involontaire.
Il ne pense sans doute pas à lui, à Bernabé Jurado, un personnage pourtant incontournable. Il se fiche de savoir ce que Bernabé Jurado faisait, ce soir-là, le soir du 6 septembre 1951. Ce fameux soir-là. Il y a fort à parier qu’il s’apprêtait à quitter son bureau du 17, Calle Madero pour rentrer chez lui à bord de sa Road Master Buick quand Lola La Chata, une prostituée, souteneuse et trafiquante de drogue de sa connaissance, a déboulé pour lui relater en substance ce qui venait de se produire.
Joan et Bill s’étaient retrouvés à boire des coups au Bounty en compagnie de Lewis Marker et d’un certain Eddie Woods. C’est là qu’à un moment donné, enhardi par une alcoolisation avancée, Burroughs avait brandi son revolver de marque Star calibre .380 en direction d’un verre posé sur la tête de Joan, avait tiré et tué sa femme d’une balle dans le front.
On ne sait pas ce que Jurado a répondu, mais il s’est peut-être contenté de grommeler l’un ou l’autre gringo pendejo, ou pinche cabrón… Quoi qu’il en soit, il n’a pas paniqué un seul instant, ne voyant rien dans cette histoire que de très banal. Ce genre de chose arrivait tous les jours à Mexico City, une ville où les armes circulaient librement, où les abondantes quantités d’alcool absorbées en compliquaient le maniement. D’ailleurs, pas plus tard que la veille, 5 septembre 1961, un policier du nom de Vicente García, voulant faire le malin avec son arme alors qu’il n’était pas en service, avait tué par mégarde Marcela del Refugio Torres, une jeune femme qui regardait par la fenêtre à ce moment-là.
De surcroît, Bernabé Jurado était l’un des avocats les plus en vue de Mexico City. Il connaissait parfaitement les rouages de la machine judiciaire, et savait quels fluides utiliser pour les faire coulisser sans peine : parjures, pots-de-vin, extorsion, fabrication de preuves.
Dès qu’il a pu établir le contact avec Burroughs, Jurado l’a convaincu de changer la version des événements qu’il avait donnée dans un premier temps, à savoir qu’il était en train de jouer à Guillaume Tell avec Joan, et qu’ayant placé un verre sur sa tête, ou lui ayant demandé de le faire, il avait ensuite empoigné son .380 et fait feu dans sa direction. Il s’agissait désormais de déclarer qu’il était en train de montrer le flingue à quelqu’un, dans l’optique de le vendre, quand celui-ci lui était tombé des mains, puis le coup était parti tout seul en direction du crâne de Joan.
La version de Burroughs retoquée, il a fallu passer à l’étape suivante : mettre les témoins (Eddie Woods et Lewis Marker) en sécurité, c’est-à-dire hors de portée de la police, le temps de concocter une version raccord avec celle de Bill. Restait enfin à distribuer des pourboires à tous les étages de la magistrature, du procureur aux experts balistiques en passant par les avocats de la partie adverse. L’argent ne constituerait sans doute pas un problème, car les parents de Burroughs, héritiers de l’inventeur de la machine à calculer, disposaient des fonds nécessaires et avaient mandaté, toutes affaires cessantes, son grand frère Mortimer Jr. pour venir le tirer du pétrin dans lequel il s’était fourré.
Il est évident que Burroughs ne pense pas une seule seconde qu’en tout et pour tout, il passera moins de quinze jours en prison. Jurado l’assure que ce ne sera pas long, mais faut-il croire les boniments de ce charlatan ? Bill pense-t-il que son compte est bon, qu’il peut faire une croix sur ses rêves de grand écrivain ? Au contraire, confiant, entrevoit-il déjà l’organisation de ce que sera son premier livre Junky ? Peut-être même a-t-il l’occasion d’y travailler ? Redoute-t-il de gâcher ce qu’on ne peut déjà plus raisonnablement qualifier de jeunesse entre les quatre murs gras d’une cellule du Palacio Negro ?
Une secousse glacée le traverse à intervalles réguliers quand il revoit le trou humide sur le front de Joan, et il cherche par tous les moyens à l’atténuer. La tequila et le peu de marijuana qu’il parvient à se procurer par l’intermédiaire de son frère l’abrutissent pour un temps, il en fait usage quand il sait qu’il ne sera pas auditionné. A-t-il des nouvelles du petit Billy, en demande-t-il ? Et qu’en est-il de son attraction fiévreuse pour Lewis Marker ? Ce dernier lui rend-il visite ? Ou bien, en son absence, Burroughs l’imagine-t-il déjà sous les traits du Allerton de Queer ? A-t-il un nom pour lui, est-il déjà le jeune homme aux cheveux d’or dont les yeux pâles se teintent de violet sous l’effet de l’alcool ? Joan morte, la passion qu’il voue à Marker doit certainement lui apparaître sous un jour nouveau. Peut-être en fait-il l’objet d’érections brûlantes et douloureuses à la nuit tombée, alors qu’un calme relatif se fait dans la cellule.
Toujours est-il que le vendredi 21 septembre, contre une caution de 2312 dollars, il est remis en liberté conditionnelle, avec obligation de se présenter chaque lundi à 8h du matin au pénitencier pour attester de sa permanence sur le territoire mexicain. Burroughs se prête au jeu pendant environ un an, au terme duquel il décide de rentrer aux États-Unis, empruntant une voiture pour gagner la frontière américaine aux côtés d’un trotskiste bolivien surnommé Tex, gagner la Floride où ses parents habitent désormais, avant d’entamer à nouveau un périple de plusieurs mois en Amérique latine.
Joan Vollmer a été inhumée au Panteón Americano, où ses restes ont été conservés jusqu’en 1990, date à laquelle les autorités mexicaines ont contacté sa famille pour renouveler la concession. Ils n’ont reçu aucune réponse.
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