Arthur X (autour de l'identité de genre à partir d'un cas du XIXe siècle)











©  copyright de l'auteur. Touts droits réservés.GB . 2020

Madame Arthur est une femme...

1Dans un chapitre de son livre consacré aux Attentats aux mœurs, H. Legludic, doyen de la Faculté de médecine d’Angers, expert auprès des tribunaux, publie des fragments de l’autobiographie que lui a remise Arthur X, dit « la Laure », transvestiste, « chanteuse de caf’conc’ », prostitué homosexuel tarifié, et voleur, âgé de 34 ans, qu’il a examiné à la maison d’arrêt. Le manuscrit original s’intitulait La Comtesse. Paris (1850-1861) [1][1]Et non, comme le transcrit Legludic, Confidences et aveux d’un….

2Ce en quoi ces Mémoires sont assez exceptionnels, c’est que dans un style qui est loin d’être dénué de valeur littéraire (l’un de ces styles que révèlent parfois les prisons [2][2]Je laisse au curieux le soin de lire chez Michael Balint ce qui…), et en illustrant ses propos de dessins des plus talentueux qui font de son journal un véritable album (que nous dirons donc « Album de la Comtesse »). Arthur X nous apporte, avant que « la science » ne s’en empare, des éléments de réponse sur ce qui – selon les mentalités du moment – a été conçu comme un vice, une psychopathie, une perversion, avant que d’être considéré comme un « style de vie », si ce n’est, à l’occasion, un commerce ou une « fierté » (a pride)…

3La comtesse nous en dit un peu plus, je crois, en ce qui concerne la nature intime de l’identité de genre de la personne. Toutefois, la richesse et l’authenticité de ses analyses ne nous permettront pas forcément, du fait de leur polymorphisme, de résoudre tous les mystères qui entourent la constitution du sentiment d’appartenance sexuelle dans son vécu corporel et subjectif à l’issue du dédale des attributions et identifications qu’il emprunte, en passant par les arcanes de la « libido » en ses dimensions narcissique et objectales, entre biologie et histoire familiale…

4Avant les écrits de Westphall (1870) sur le sentiment sexuel inversé, antérieurement aussi aux considérations qui défrayèrent la chronique sexologique sur l’hermaphrodisme psychique, la bisexualité originelle, voire « corticale » (selon Magnus Hirschfeld, le grand « inventeur », dans les années 1930, du transsexualisme), prolongé par le PR Freud, etc., la « comtesse Laure » théorisait déjà, non sans profondeur, sur son cas.

Il e(s)t Elle [3][3]J’emprunte ce jeu de mots « signifiant » à la thèse de doctorat…

5Arthur (tout comme le fera savamment, un siècle plus tard, Robert Stoller [4][4]Robert J. Stoller, Sex and Gender (1968). Traduction française…), tout en invoquant les tendances innées de sa nature, n’en insiste pas moins sur les conditions particulières de son « éducation ». Non sans quelque affectation, il cite ici Lamartine : « Tous nos goûts ne sont que des réminiscences… »

6Au sens propre comme au figuré, ARTHUR – enfant des plus doux, câlin, timide mais vaniteux – fut élevé dans les jupes de sa mère, couturière, puis parfumeuse, dont il était sentimentalement très (trop ?) proche. Cette Mère ne voyait pas malice à ce que les clientes, demi-mondaines, entretenues ou/et chanteuses… « légères », le mignotassent. Ah ! ce chant dont il partageait l’amour avec sa mère ! Ces taffetas, soieries, dentelles et bijoux ; ces senteurs délicates !… Du Père, on ne parle pratiquement pas ; si ce n’est pour marquer que, bel homme au caractère faible et vaniteux, avide de conquêtes hors mariage, il rit beaucoup lorsque maman, ravie, lui fit le récit du premier travestissement d’ Arthur (« je fais la chanteuse ») avec les habits laissés en « modèle » par une Belle Dame…

7Cette mère, malgré quatre autres enfants, nous est présentée comme frustrée dans ses aspirations, non pas génitales, mais génitrices et en symbiose avec Arthur. Elle avait désiré une fille. Arthur le garçon, petit dernier, dépassa, si on peut dire, ses « espérances » déçues… Il va nous conter non seulement la jouissance liée à se parer des signes extérieurs de la féminité ; mais encore l’émoi du premier « baiser volé » par un ami de son frère avant sa puberté ; l’achat de fard à 11 ans, inaugurant sa vie « fardée » ; la fuite éperdue des premières propositions d’un Vieux Beau en se réfugiant auprès de Frédéric, le mâle protecteur qui l’accompagnait au théâtre lorsque maman, dont il tenait apparemment aux bonnes grâces (nous ne savons rien sur leur nature), ne le pouvait.

8Arthur a le cœur brisé lorsque, mis en demi-pension, il quitte sa chère mère jusqu’au soir. Narcisse devant son miroir, auto-exhibitionniste, il se trouve confronté aux attouchements et à la masturbation entre collégiens. Il succombe aux avances d’un certain Charles (ce ne sera le seul de ce prénom dans sa vie sentimentale). De quatre ans son aîné [5][5]La différence d’âge et les « mignardises » font-elles de…, celui-ci fait d’Arthur son « mignon » et le fait jouir. Ce pourrait, souligne le mémorialiste, être banal s’il s’agissait d’un passage chez un adolescent de 12 ans sentant « le réveil de la nature ». Quel homme ou quelle femme, au futur destin sexuel très « orthodoxe », n’a-t-il (elle) plus ou moins connu, à cet âge, ce genre de rapport ? Mais ces « jeux de la naissance à la sexualité » auraient révélé à Arthur qu’il « était moins pourvu en avantages secrets ». Ce qui déclencha alors une « envie des érections fournies » (sic). En somme, ce que Freud appellera une « envie du pénis »… Plus tard il remplira un album entier de « beaux membres » qui affolaient un de ses amis « connaisseur »… Pour l’instant, sa découverte lui fait accepter sans plus de manière « cette volupté de la complaisance passive ». Qui saura jamais si sa révélation correspond à la réalité ou à une rationalisation. Le Pr Legludic ne dira pas ce qu’il a constaté lors de l’examen objectif des organes génitaux de son sujet, ni même s’il l’a pratiqué [6][6]Nous savons qu’Arthur se fera plus tard « incorporer ». Il faut…, non plus qu’il ne nous fera part de son diagnostic expertal psychiatrique, se contentant de publier les mémoires (non sans y pratiquer de larges coupures) d’un beau cas « d’attentat aux mœurs »…

9Point n’est besoin de s’attarder d’entrée sur le développement de l’acceptation de la volupté passive vers l’état de « mignon tarifié », sur le mélange des « qualités de douceur, de prétention et de timidité » d’un rêveur « audacieux par tempérament, pusillanime par caractère » ; qualités qui font, écrit Arthur, la « tapette » ou le « complaisant »… S’agit-il d’un aspect de la désorganisation « psychasthénique » de sa nature, d’un reflet de sa passivité constitutionnelle, d’un effet d’une inhibition d’origine complexuelle, d’une fixation, sinon de leur association ? Rappelons-nous cependant que « caractère faible et vanité » étaient les « qualités » d’un père fier de servir chez des gens de la haute société, et qu’il… épousait les préjugés de la noblesse à laquelle il « participait » par sa charge.

10Toujours est-il que nous ne sommes plus ici purement et simplement dans le registre de l’identité de genre mais, nous y reviendrons, dans celui des relations extrêmement aléatoires entre celle-ci et le choix sexuel. Plus important nous paraît de souligner au premier chef, dans l’autobiographie de « La Laure », ce qu’il/elle dira du « point vicieux » des sublimités de l’amour maternel quand les femmes, insatisfaites dans leur attente, mêlent à leurs sentiments trop de « délicatesses » qui font l’amour aveugle et « enveloppent » la sexualité naissante de leurs fils dans les mignardises. Elles les « enchaînent » à leur enfance et arrêtent les expressions de l’amour viril, fixant un attachement excessif qui exclut l’abord d’autres femmes : « En les aimant trop, ils n’aiment plus. » Ils se trouvent bloqués par une idéalisation fatale. « C’est l’amour qui tue l’amour », énonce Arthur qui, ce disant, antécède sur bien des choses que pourront retrouver les Krafft-Ebing, Moll, Magnus Hirschfeld, Havelock Ellis, et la suite. « Placée dans d’autres conditions, nous dit la comtesse, ma vie eût put être meiI1eure, tout au moins, moins coupable. » Tentative d’auto-justification ? Voire ! [7][7]Il est étonnant de retrouver, parfois à la lettre, le discours….

11Une tentative auprès d’une coquette aboutit au lamentable « fiasco » et au fatal commentaire : « tu n’en as pas ! »… Arthur devint alors la comtesse, « machine sans cœur » à plaisir tarifié, chanteuse de caf’ conc’ (sous le nom de « La Laure »), étourdie entre la vie facile et la dépréciation secrète. Se livrant aux « engouements de l’amitié », la Laure se trouve, à 16 ans ( !), un « protecteur ». Un marquis dont le père avait eu comme intendant… le propre père d’Arthur, qui fut, nous dit-il, très honoré qu’il se chargea de son « éducation » ! ! !… Il devint ainsi, lui aussi, une… grande dame ! Arthur, désormais Laure, qui se sentait si peu fait(e) pour être un homme, n’eut aucun mal à devenir une « Coquette Lorette », d’abord sous le nom – non sans « résonance » – de Pauline de « Florange ». Le travestissement devient alors un bonheur exquis ! « Moi, qui eus toujours le désir d’être fille, j’avais forcé la nature à refouler ses droits. » Mais, hélas, trois fois hélas, la liaison est éphémère. Le beau marquis s’éclipse, non sans laisser un viatique substantiel avec lequel « la belle » se lancera dans les cafés chantants, tout en commençant le racolage, et en nouant de nouvelles amitiés avec « tapettes » et « tribades ». Arthur-Pauline devient alors la comtesse Laure et prend pour souteneur, et amant de cœur, Prosper [8][8]Cela est plus vrai que vrai pour qui connaît encore la chanson…. Mais il/elle se fait prendre dans une rafle, et c’est la prison…

12À la sortie, la vie reprend, la comtesse trouve un autre « entreteneur ». Mais c’est un violent, qui manie la cravache, et avec lequel Arthur, âgé maintenant de 21 ans, rompra. Après avoir dilapidé son avoir, il s’engage dans le 44e de ligne. Il en désertera rapidement, avec la complicité de sa mère, ralliée à son transvestisme et supportant apparemment son mode de vie, alors que son père est mort après « faillite » lors de son installation dans le commerce ! Mais la chère maman meurt à son tour, en 1860. Alors, Arthur se laisse reprendre et se voit condamner à 10 ans de réclusion.

13La suite (qui s’arrête pour nous en 61) n’est qu’une histoire de prison, d’amour vénal en centrale et de jalousie envers un beau carabinier du nom d’Engel (Cf. : Florange…). Histoire de douleurs, d’isolement, de désespoir.

Des regroupements et connexions aléatoires

14J’ai voulu résumer les mémoires d’Arthur X, la comtesse Pauline-Laure de Florange, pour en faire ressortir les articulations : passivité constitutionnelle, hypersensibilité, fixation au désir de la mère, narcissisme exacerbé, exhibitionnisme, atypicité des Identifications, transvestisme et, encore (ce qui ne va pas de soi), inversion sexuelle…

15Il n’y avait « cliniquement », en effet, aux xixe et au début du xxe siècle que fort peu de transvestistes homosexuels (ce qui n’est plus vrai depuis les « Brésiliennes » et leurs imitateurs, mais ne l’était peut-être pas tellement sans nuance auparavant [9][9]H. Ellis rapportait déjà le cas (ignoré par Stoller) d’un…). Souvent même, c’était leur femme qui leur choisissait leurs atours ! J’ai eu à connaître, il y a cinquante ans, un jeune couple bien assorti qui copulait sans problème (il est vrai exclusivement « à la romaine »), alors que, dans la vie quotidienne, la femme s’habillait en homme et l’homme en femme (si non e vero[10][10]J’avoue, sans gêne, leur avoir conseillé de n’y rien changer.… !…). Aucun des travestis que j’ai expertisé pendant mon service national ou, une fois « libéré de mes obligations militaires » (selon le terme d’époque), que j’ai eu en analyse sur mon divan (où ils arrivaient en demandeurs du fait d’une insatisfaction, d’une culpabilité, d’une « honte », ou – pour les plus jeunes – sous la pression de leur famille…) n’était « inverti ». Aucun, non plus, ne présentait la moindre aspiration transsexuelle.

16Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai pu écrire dans mon livre sur Les Perversions sexuelles concernant l’homosexualité, comme « champ » et non « structure ». L’homosexualité est un monde et je renvoie, pour son panorama, à la casuistique et aux retranscriptions de cures dans mon ouvrage de 1973. J’ai analysé nombre homosexuel(le)s qui étaient, de fait, des hystériques égaré(e)s, des obsessionnel(le)s vengeur(esse)s ; d’autres qui surmontaient, grâce à elle, une faille pré- ou post-psychotique ou un risque dépressif ; qui en faisait une mesure de réparation (comme l’un de mes analysants, intellectuel racoleur de pissotières [devenu ultérieurement psychanalyste…], voué à être « objet » du plaisir des hommes pour compenser la mort de sa mère à sa naissance et avoir été écrasé par son père du poids inexpiable de la « culpabilité » de cette « scène originaire »), etc. Mais, vieux freudien, je n’oubliais pas que – du temps des Trois Essais – le Maître (alors très proche de Magnus Hirschfeld) hésitait à mettre toute homosexualité parmi les « perversions » cliniques, sur la considération que les Grecs estimaient que la pulsion sexuelle anoblissait l’objet (et non l’objet la pulsion, comme il en allait à la fin du xixe et largement au xxe). Avant que les lobbies californiens ne s’en mêlent, je ne manquais pas de rappeler dans mes études les antécédents historico-culturels des « anomalies » sexuelles, non plus que les grandes figures homosexuelles qui avaient changé, par les arts, l’épée ou la politique, la face du monde. J’estimais, avec Ferenczi, avant la confusion générale des langues, qu’à côté de l’homosexualité pathologique (l’« homosexualité objectale »), il puisse exister (en rapport plus ou moins étroit avec la bisexualité originelle) une homosexualité normale, dite « subjectale », qui serait une variation naturelle, constitutionnelle, du « choix d’objet » sexuel [11][11]On a supposé une base d’origine endocrinienne et/ou génétique à…. D’une manière générale, les analystes ont toujours pensé qu’il existait une composante homosexuelle (inhibée quant au but) dans la sociabilité et que la perversion ne tenait aucunement à l’acte, mais au traitement de son « Objet » : considéré comme total et « personnalisé », ou comme partiel, transitionnel, voire simple « chose ». Sur les caractéristiques (exclusivité, compulsivité, régression infiltrée d’agression, condensation de l’angoisse et de la jouissance, télescopage de la culpabilité et de la dénégation défiante dans la recherche « éperdue » de la jouissance, rapports fluctuants avec la réalité etc., etc.) de l’acte pervers, le différenciant fondamentalement des jeux ou de l’art érotiques qui peuvent en prendre l’apparence, mais ne sont que « préliminaires » et non des fins, je me vois contraint - ne pouvant m’étendre indéfiniment sur la question - de renvoyer, une fois encore, à la récapitulation conclusive de mon livre sur Les Perversions. Cette hétérogénéité n’est pas pour contredire que, comme l’écrit Stoller, le modèle hétérosexuel serait une imposture si l’on ne tenait pas compte de ses nombreux dysfonctionnements…

17Mais je dois aussi insister sur ce que la « psychiatrisation » des perversions, malgré les maladresses de langages (les désignant comme paraphilies, dégénérescence, déséquilibre etc.), a toujours correspondu à une volonté affichée de « démoraliser », et plus : décriminaliser et dépénaliser les « déviations ». Jamais, contrairement aux proclamations des idéologues ignorants de « l’anti-psychiatrie », elle n’a été une entreprise d’exclusion sans appel. La « perversion » a d’ailleurs un sens étymologique des plus larges, loin d’être limitée au sexe, à ses avatars et à ses avanies. Elle n’est pas, non plus, à confondre avec la « perversité » qui est, elle, une tout autre affaire qui relève du mystère de « la folie morale [12][12]Quant au transsexualisme – qui ne concernait en aucun cas… ».

18Cela nous éclaire-t-il en quelque façon sur le cas d’Arthur X ? Ce dernier nous « avoue », au fond de sa « nature », une constitution psychique féminine passive. Mais il ne nous est guère possible de déterminer clairement, chez lui, ce qui relève de la causalité ou de la « coïncidence » entre transvestisme et homosexualité. Arthur vit ses deux déviations comme une seule et même condition. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il n’est pas, en cela, statistiquement « typique [13][13]J’espère que personne ne me fera l’injure de croire que… ». En scrutant son récit de très près, on remarquera certes qu’il nous dit s’être toujours senti peu fait pour être garçon, qu’il avait toujours « désiré être fille [14][14]Freud nous en a averti, désirs comme identifications peuvent… ». Mais aussi que de baiser volé en fuite éperdue, puis en masturbation et amitiés particulières de collégiens, d’envie du pénis en tentative hétérosexuelle échouée (aboutissant à la parole castratrice d’une cliente de sa mère, femme non farouche, ne demandant qu’à le déniaiser), qu’il devint (à 16 ans et avec la complicité paternelle !) « femme entretenue », puis un/une prostitué(e) passant du statut de « dame de la haute » à celui de proie de vulgaires souteneurs [15][15]Pour notre plus grand scandale, force est de constater que…. Que se passa-t-il entre « recherche de la vie facile » et « dépréciation secrète », entre « gloire » et déchéance ? Nous connaissons les rôles de l’emprise maternelle, du « trauma » (?) du « micropénis », et de l’inconsistance paternelle [16][16]Je pense que Nunberg avait raison d’y voir une cause de la…, tels qu’Arthur, lui-même les énonce de façon « manifeste ». Nous connaissons aussi son vécu : dépit, envie, culpabilité larvée, narcissisme exacerbé et défaillance du « moi idéal », désillusion. Mais ce qui paraît le plus « significatif », c’est qu’Arthur ne tomba dans l’homosexualité de mignardise, dans l’hétaïrisme, puis dans la prostitution vulgaire qu’après une séparation (ef)fusionnelle avec sa mère, puis avec le beau marquis qui l’entretenait dans le fantasme de la « Belle des Belles ». La déchéance terminale de « Florange » semble avoir quelque rapport avec la mort de sa mère qui fournissait sa cachette au déserteur. Ces éléments peuvent-ils, et comment, reconstituer le puzzle d’une orientation sexuelle ? Nous retrouvons ici la dominante de l’angoisse de séparation. Mais, si celle-ci a un rôle déterminant assuré dans la construction du sentiment de Soi et, bien souvent, dans l’étiologie du transvestisme [17][17]Je dis « bien souvent », car j’ai vu récemment, lors d’une…, elle n’intervient pas toujours aussi nettement dans les formes de l’homosexualité… Non liquet ? Pas si sûr.

19Non seulement Joyce McDougall (dans le collectif sur La Sexualité perverse, paru chez Payot en 1972 [18][18]Joyce McDougall, Scène primitive et scénario pervers.) voit dans l’angoisse de séparation le prototype de celle de castration, mais elle retrouve dans l’homosexualité féminine une tentative de sauvegarder l’équilibre narcissique face à la relation symbiotique-fusionnelle, potentiellement dissociativo-dépressive et persécutive. Selon elle, les hommes homosexuels présenteraient « pour la plupart » un même monde imagoïque avec la particularité de rechercher un pénis idéalisé (on se souviendra, ici, de l’album de dessins de beaux membres d’Arthur collégien s’estimant « mal pourvu » !). Les Homosexuel(le)s rechercheraient ainsi – par identification chez les femmes, par choix d’objet chez l’homme – une protection contre la mère prégénitale en tentant de maintenir une « barrière phallique ». Joyce McDougall pose, si je l’ai bien comprise, que le problème des perversions sexuelles réside dans le maintien de l’identité du Moi plutôt que dans celui des variétés sexuelles comme « expressions » des troubles identitaires de genre qui lui sont subordonnées [19][19]Postulant, en s’autorisant de ses cures, une attaque sadique….

20Stoller, dans un passage [20][20]In : La perversion. Op.cit., suppose, lui aussi chez les « travestis fétichistes » des « lignes de fracture » dans le battement fusion/séparation où l’homosexualité « passive », caricaturant la féminité, préserve en fait la masculinité, comme le ferait la mascarade de son travestissement. Arthur était, pourrait-on dire, un fétichiste du pénis. À le lire, je supposerais plus volontiers (mais aussi gratuitement) qu’il cherchait chez ses « protecteurs » une mère substitutive, ou, plutôt, à retrouver le tenant-lieu (le « lieutenant ») mâle de sa mère : Frédéric. Et aussi que ses pratiques homosexuelles répétaient le « mignotage » du lycée compensant la séparation maternelle. Une mère désormais définitivement perdue : par sa mort, et par l’impossibilité où il se trouvait désormais d’être « comtesse » ou « chanteuse » qui le mettait sur le trottoir. Mais ne serait-ce pas oublier là qu’il était déjà une « femme entretenue » par le beau marquis que plus d’un lien rattachait au père et à ses maîtres ?…

21Alors, entre transvestisme et homosexualité faut-il maintenir que « la nature ne fait pas de saut » ou une « solution de continuité », sinon un balancement aléatoire selon les circonstances, le contexte ou le moment de l’Histoire ? Je ne possède pas sur la question la « docte », mais la plus vulgaire, des ignorances.

Qu’ajouter ?

22Bizarrement traduit Recherche sur l’identité sexuelle, l’ouvrage de Stoller Sex and gender soulignait qu’il ne s’intéressait qu’à l’identité essentiellement « apprise » de genre, et non du Moi ou du Soi avec lesquels elle n’entretiendrait pas un rapport nécessaire de symétrie [21][21]Peut-on vraiment affirmer que l’identité du Moi n’inclut pas le…. Il donnait toute leur part à la culture, à l’état civil (cas des syndromes génito-surrénaliens conduisant à des erreurs de « déclaration », de prénoms, d’habillement, d’élevage, de « carte d’identité » et à l’aise ou au malaise dans l’identification au genre attribué) et autres facteurs susceptibles d’entraver ou d’accroître l’identité de genre. S’il a été un de ceux qui ont le plus insisté sue le rôle de la symbiose mère-enfant, la défaillance paternelle, l’importance de la fratrie, il n’affirmait pas pour autant qu’il ne pouvait exister de facteurs non psychologiques conflictuels dans la structuration mentale.

23Qu’ajouter ? Après le tabou lié à l’exclusion des déviants, règne désormais l’interdit de discrimination qui handicape tout autant la recherche. Le lecteur ara compris que, ce disant, je ne fais que constater la « confusion des langues » entre l’intolérable discrimination sociale et la « discrimination » méthodique nécessaire à l’étude scientifique, en restant conscient que le (la) cherch(eur/euse) est, comme tout un chacun, zoon politikon

24Nous avons déjà suffisamment imprudemment inféré sur les implications du journal intime de la comtesse pour vouloir lui en faire dire davantage encore que ce qui s’y trouve écrit. Nous pouvons cependant établir en conclusion, sinon une synthèse, un « inventaire » sur le fond des facteurs qui nous paraissent gouverner ses « choix » transvestiste et homosexuel (sans pouvoir définir formellement la relation entre ses deux « perversions »).

25Ce seraient, en proportions variables, à partir de l’A priori d’une problématique de Fusion/Séparation :

  • l’identité, sinon « assignée », « suggérée » (par le désir de la mère) ;
  • les identifications (largement clivées) et les contre-identifications constituées en fonction des imagos parentales et de l’articulation des sexualités génitale et prégénitale selon le « vécu traumatique » et la problématique phallique, avec un débouché sur l’« envie du pénis » ;
  • l’idéalisation et les contre-idéalisations narcissiques gouvernant les vrais et faux Self [22][22]Pour m’épargner la peine je renvoie à Stoller : La Perversion.… ou l’Individuation d’emprunt, avec oscillation des aspirations à la grandeur admirable et des sentiments de dévalorisation (l’histoire du sujet sera d’ailleurs celui d’une déchéance de la « comtesse » en petite frappe et « tapette [23][23]Ce terme, devenu contraire à la pensée conforme, est celui -… ») ;
  • le tout englobé entre « constitution » biologique et destin familial et social.
Mais renvoyons, sans plus tarder, qui s’intéresse à ces imbrications de « troubles du comportement », comme on dit en novlangue, à la lecture en direct des Mémoires d’un parisien republiés désormais sous le titre Arthur X. Mémoires d’un travesti, prostitué, homosexuel.

Jacques chazaud

Notes

  • [1]
    Et non, comme le transcrit Legludic, Confidences et aveux d’un Parisien
  • [2]
    Je laisse au curieux le soin de lire chez Michael Balint ce qui se passe, en deçà de l’Œdipe et du « défaut », dans la « Zone de la Création », entre crime, délits, maladie, art et philosophie… Comment ne pas penser ici, sans remonter à Maître François Villon, ou à Lacenaire, à Albertine Sarazin, à Alphonse Boudard, José Giovanni, Jean Genet, aux talents certes inégaux mais parfois géniaux, comme il en va du premier et du dernier cités ? Dans ma période d’internat en « Service de force et de sécurité », à Villejuif, j’ai pu assister à la transmutation d’un assassin en artiste ouvrant, à sa sortie, une galerie de peinture célèbre aux Champs élysées.
  • [3]
    J’emprunte ce jeu de mots « signifiant » à la thèse de doctorat ès lettres de Caroline Daviron, auteur de Elles : les femmes dans l’œuvre de Jean Genet (Paris, L’Harmattan, 2008).
  • [4]
    Robert J. Stoller, Sex and Gender (1968). Traduction française chez Gallimard, en 1978, sous le titre de Recherches sur l’identité sexuelle.
  • [5]
    La différence d’âge et les « mignardises » font-elles de Charles une mère de substitution ?
  • [6]
    Nous savons qu’Arthur se fera plus tard « incorporer ». Il faut croire que l’examen médical, s’il fut pratiqué, avait été satisfaisant.
  • [7]
    Il est étonnant de retrouver, parfois à la lettre, le discours d’Arthur dans les hypothèses développées par R. J. Stoller dans son livre de 1975, Perversion (traduction française : La Perversion. Paris : Payot, 1978). Selon cet auteur, le transvestisme, résulte essentiellement de la symbiose avec une mère avec laquelle le garçon partagerait une « intimité excessive », ne permettant pas une véritable séparation/individuation ouvrant l’accès à la masculinité. À suivre Stoller (s’opposant ici à Freud et à Simone de Beauvoir [qu’il ne connaît probablement pas…], on pourrait paraphraser : « On ne naît pas garçon. On le devient. »). Dès 1973, je publiais des cas où je relevais des points qui - comme la dimension pathogène d’une symbiose maternelle prolongée – seront communs avec Stoller, mais selon des dialectiques moins banales. Derrière la « mascarade » féminine, je constatais une problématique ouvrant en abîme sur une véritable frayeur d’intrusion/désintégration, que l’angoisse de castration ne faisait que « voiler », dans les suites de l’identification primaire avec une mère omnipotente face à un père déchu. Mes patients ne faisaient pas qu’« enrober », sinon « dérober » leurs aspirations viriles, ou incarner l’imago de la « mère phallique » dans le travestissement. Ils tentaient, dans les parades compulsives miroitantes de la parure, de définir – fût-ce dans la seconde peau « empruntée » de la vêture – leurs limites corporelles. Mais cela, pour n’être pas banal n’est, je pense, pas généralisable. Car peut-on parler d’« un » transvestisme ? Il en est de purement ludiques (échange de vêtements entre cousin et cousine pré-adolescent[e]s, pitreries de carnaval, par exemple) ; il en est aussi de culturels (Berdaches, Hidjras, etc.) où bien malin est qui peut dire ce que le Socius exploite de la tendance individuelle ou ce qu’il impose fonctionnellement… J’ignore si tous les castrats travestistes et prostitués des Indes le sont par choix ou par obligation imposée, et dans quel cadre.
  • [8]
    Cela est plus vrai que vrai pour qui connaît encore la chanson du siècle dernier, grand succès de Maurice Chevalier : « Prosper, yop la boum ! c’est le roi du macadam… » Ce souteneur était peut être un substitut de Frédéric, le mâle protecteur de sa jeunesse, et favori de maman ?
  • [9]
    H. Ellis rapportait déjà le cas (ignoré par Stoller) d’un travesti homosexuel, fixé à sa mère. Auparavant, dans le Traité de Krafft-Ebing, Moll rapportait le cas d’un travesti bisexuel, connaissant des périodes de prostitution et qui entretenant le fantasme « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement » (ce qui rappellera peut-être, à certains, quelqu’un d’autre…) et désirait être « fécondé ». Là encore sa mère attendait une fille, l’avait habillé comme « telle » jusqu’à sa mort, avant que le grand-père ne prenne le relais ! Ce sujet se disait, lui aussi, peu pourvu en attributs masculins, passait de pays en pays pour échapper à la police des mœurs et continuer d’exercer son métier de « bonne à tout faire »…
  • [10]
    J’avoue, sans gêne, leur avoir conseillé de n’y rien changer. Leur vie de couple était, en tout, parfaitement satisfaisante. Mises à part quelques contingences (l’incorporation pour « Monsieur » dont les falbalas surprenaient les médecins colonels du Val-de-Grâce (lesquels demandèrent illico au simple interne que j’étais encore de leur faire un cours sur les « déviations sexuelles » !), ils étaient « socialement adaptés ». Ils ne demandaient rien de plus, et surtout, rien de moins. La réforme militaire mit fin à leurs tracas.
  • [11]
    On a supposé une base d’origine endocrinienne et/ou génétique à cette variation. Stoller parle, assez vaguement d’un « force neurobiologique ». L’accord n’est pas fait sur les particularités différentielles des centres hypothalamiques que certains neuro-anatomistes (souvent homosexuels) ont cru déceler. Ni l’ancien, ni les nouveaux Corydon n’ont unanimement convaincu …
  • [12]
    Quant au transsexualisme – qui ne concernait en aucun cas Arthur X – pour ce que j’en connais par un cas observé – il implique (quoi qu’on en dise pour justifier le « chirurgie plastique ») un noyau sub, ou franchement délirant (comme chez mon patient qui rationalisait de façon quasi paranoïaque la théorie freudienne des pulsions de Vie et de Mort). Je sais bien qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, mais je persiste à croire que souvent elle l’annonce…
  • [13]
    J’espère que personne ne me fera l’injure de croire que j’identifie, en tout et pour tout, « norme » et « fréquence ». Je n’ignore pas que dans le syndrome de Klinefelter (XXY) peuvent exister des conduites transvestistes, homosexuelles et des désirs transsexuels ; ou qu’homosexualité, transvestisme et transsexualismes apparaissent au cours de certaines lésions cérébrales. Mais Arthur n’avait ni gynécomastie ni tumeur ou autre maladie de l’encéphale. Je renvoie, de surcroît à la note 10.
  • [14]
    Freud nous en a averti, désirs comme identifications peuvent être « empruntés » à l’Objet d’amour comme à l’Objet… perdu, voire à L’Objet de l’Objet ou (à partir d’un trait commun) par « contagion » (Freud évoque ici les « pensionnats de jeunes filles »…). Un tel « trafic » rend toute élaboration « a priori » impossible. Rappelons ici que si, au propre et au figuré, Arthur vivait « dans les jupes de sa mère », il n’en possédait pas moins le vanité et les aspirations de grandeur de son père…
  • [15]
    Pour notre plus grand scandale, force est de constater que l’époque ne semblait pas si regardante sur les pratiques pédophiliques ! Par ailleurs, on peut remarquer en passant que le « souteneur » est sensé « soutenir »…
  • [16]
    Je pense que Nunberg avait raison d’y voir une cause de la « déficience du Surmoi » chez les pervers.
  • [17]
    Je dis « bien souvent », car j’ai vu récemment, lors d’une présentation thématique sur Arte, un « cas » qui semblait être mû par la quête infinie de percer le « mystère » de la femme et le secret de son désir en se mettant « dans sa peau ». Se travestissant une fois par mois, un homme de la cinquantaine rejoignait discrètement ses « copines » (d’autres transvestistes) pour une soirée de papotages « entre filles » dans la grande ville… Il avait, par ailleurs une vie conjugale et sociale « normales » et sa femme était consentante. Rien cependant n’est jamais si simple ; car son épouse avait, malgré tout, le sentiment que son mari, à l’air si épanoui, devenait Autre le jour de ses fantaisies (!). Surtout, c’est probablement pour satisfaire à l’envie du travestissement, que ce couple d’anglais aisés avait suivi la « mode » de l’époque d’émigrer dans un bourg provincial du sud-ouest de la « doulce » France.
  • [18]
    Joyce McDougall, Scène primitive et scénario pervers.
  • [19]
    Postulant, en s’autorisant de ses cures, une attaque sadique haineuse (inconsciente) de la mère Idéalisée en contraste avec un père « estompé » dans le vide de la symbolisation, J. McDougall révèle un système complexe de négation, de désaveu, et de déplacement chez l’homosexuel (ou tout autre pervers) prétendant être né « tel ». Je partage beaucoup de ses opinions, mais ne puis que constater qu’Arthur protestait que « placé dans d’autres conditions sa vie eut pu être autre ».
  • [20]
    In : La perversion. Op.cit.
  • [21]
    Peut-on vraiment affirmer que l’identité du Moi n’inclut pas le genre naturel, attribué ou « ressenti » ? Repensons un instant aux remarques de Mme McDougall. Cela ne diminue en rien l’apport considérable que resteront les premiers travaux de Stoller.
  • [22]
    Pour m’épargner la peine je renvoie à Stoller : La Perversion. Op. cit.
  • [23]
    Ce terme, devenu contraire à la pensée conforme, est celui - nous dit Arthur (qui eût préféré « complaisant » ou « mignon ») – que lui donnaient les « tribades ». Ces dernières (les lesbiennes) s’habillaient alors fréquemment en homme, ce qui n’est plus forcément le cas aujourd’hui malgré les tentatives marchandes de « l’unisexe » et des « pantalonnades » féminines. Il n’était pas rare que contrairement aux travestis elles manifestent, pour certaines, des désirs transsexuels (se limitant au xixe siècle à l’ablation des seins). Mais il existait semble-t-il de pures travestistes féminines (à la George Sand ?). Voilà qui n’est pas pour arranger notre quête d’une formule universaliste…

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés