Le Jeu de la guerre de Guy Debord

 


Guy Debord devant son Jeu de la guerre, en août 1987.

Guy Debord devant son Jeu de la guerre, en août 1987.

Fonds Guy Debord, département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France. Photographie de Jeanne Cornet. Avec l'aimable d'Alice Debord.

Dans un ouvrage formidable, l’historien de l’art et du design Emmanuel Guy s’empare du “Jeu de la guerre”, inventé par le philosophe Guy Debord dans les années 1950. Une relecture inédite du projet situationniste, qui voulait changer le monde moderne, du design à l’urbanisme.

Le philosophe et cinéaste Guy Debord, cofondateur en 1957 de l’Internationale situationniste, était aussi joueur et stratège. Un livre formidable, Le Jeu de la guerre de Guy Debord, le montre en mêlant avec brio histoire, philosophie et politique. Au début des années 2010, son auteur, Emmanuel Guy, historien de l’art et du design, commissaire d’exposition indépendant, enseignant et militant pour les droits des personnes migrantes, a commencé à explorer les archives du théoricien de La Société du spectacle (1967). Il a alors constaté avec surprise « l’importance de l’histoire militaire et de la théorie stratégique » dans la pensée de Guy Debord. Il a aussi découvert une chose étrange, le Jeu de la guerre, que ce dernier a imaginé dans les années 1950 : « un plateau quadrillé très froid, sur lequel sont disposées des montagnes très figuratives, des tourelles qui le sont aussi, et ces espèces de cubes de métal qui représentent les arsenaux ». Guy Debord auteur d’objets manufacturés : voilà pour Emmanuel Guy la source d’un ouvrage abordant de façon inédite le situationnisme, qui, justement, s’en prenait à la société industrielle et à ses productions.

“Les designers les plus talentueux ont conscience que le monde tel qu’il conditionne les rapports humains pourrait être amélioré, mais qu’ils sont dépendants du capitalisme.”

L’un des points de départ du mouvement situationniste est un débat sur la place de l’art et du design dans la société. Quel était l’enjeu ?
Le design repose sur une contradiction. On situe souvent sa naissance au moment de l’Exposition universelle de Londres, en 1851, et de sa critique par l’artiste William Morris (1834-1896). Beaucoup de designers, les plus talentueux en tout cas, ont conscience que le monde tel qu’il conditionne les rapports humains pourrait être amélioré, mais qu’ils sont dépendants des cycles de production, de l’industrie et du capitalisme en général. Cette tension se joue à divers moments de l’histoire du design, dès ses débuts au milieu du XIXe siècle, et de nouveau en 1914, à Cologne, lors d’un débat entre deux designers, l’Allemand Hermann Muthesius (1861-1927) et le Belge Henry Van de Velde (1863-1957), qui expriment des positions opposées. Le premier veut adopter la logique industrielle quand le second tente de préserver une individualité, une subjectivité du designer, à travers laquelle il pourrait apporter des solutions humaines.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le peintre danois Asger Jorn (1914-1973) rejoue cette tension-là quand Max Bill (1908-1994), designer et artiste suisse, est chargé de refonder le Bauhaus en Allemagne. Au goût d’Asger Jorn, Max Bill occulte une part importante de ce qu’était le premier Bauhaus de 1919 : la subjectivité, le rôle de l’art, de la créativité dans le design. Jorn tente donc d’engager un dialogue, mais Max Bill ouvre en 1953 à Ulm la Hochschule für Gestaltung, une célèbre école qu’il finit pourtant lui-même par quitter en raison de son orientation trop technique, trop liée aux solutions industrielles.

De son côté, Asger Jorn est à l’origine d’un Bauhaus dissident, le « Bauhaus imaginiste ». Loin d’être une école avec des bâtiments, celui-ci se manifeste plutôt par des réunions successives d’artistes et de designers autour de différents projets, de fabrication de céramiques, par exemple. Or Asger Jorn est l’un des fondateurs du mouvement situationniste : ses membres font la critique du design, de l’urbanisme, des processus industriels, et en même temps ils voient qu’il y a là un terrain de lutte à investir absolument pour essayer de les changer.

“Mon livre aurait pu s’appeler ‘Guy Debord designer’, mais cela aurait été pousser le bouchon un peu loin.”

Ce désir d’agir dans la réalité explique l’intérêt de Guy Debord pour les questions militaires ?
Et cela commence très tôt, dès 1957. On sait que Guy Debord avait une belle collection de soldats de plomb, mais la thèse que j’essaie de défendre, en me fondant sur ses archives, c’est que cela va un peu plus loin : la stratégie est pour lui le lieu où l’on peut penser l’interface entre des idées, des théories, un projet, et la réalité concrète des circonstances. Il y a là un dialogue intéressant avec le design. Car le designer ne cesse de confronter ses projets aux réalités sociales qu’il observe, à celles de la production et de la distribution, mais aussi à l’expérience des usagers.

LE JEU DE LA GUERRE

LE JEU DE LA GUERRE

Fonds Guy Debord, département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France.

Avec le jeu qu’il invente, conçu comme un produit commercial, Guy Debord tente de subvertir le marché ?
Oui, mon livre aurait pu s’appeler Guy Debord designer, mais cela aurait été pousser le bouchon un peu loin. On sait qu’il fait des films, qu’il publie des livres, mais il s’essaie aussi à dessiner ce jeu, à le faire produire de différentes manières, et à le commercialiser. Et il n’y arrive pas, c’est un fiasco.

Comment ce jeu agit-il ?
Par ce Kriegspiel, Guy Debord cherche à modifier la perception que les gens peuvent avoir des rapports humains. Il s’inspire des combats menés par les armées révolutionnaires à la fin du XVIIIe siècle, des bouleversements introduits par Napoléon avec les grandes guerres populaires. Dans les armées européennes, cette nouvelle manière de se battre a d’abord créé surprise et abattement. Pour la comprendre, les stratèges de la cour de Prusse, et en particulier Carl von Clausewitz (1780-1831), l’ont analysée dans des livres et ont essayé de développer un nouvel outil : le Kriegspiel, une modélisation de la guerre qui permet de se préparer au combat d’une manière différente de l’éducation théorique comme de l’entraînement physique.

Debord reprend cette idée : à travers ce jeu, on va pouvoir s’initier à l’exercice stratégique. Car il ne veut pas que la pensée critique soit réduite à un corps de doctrine. Il lui semble important que ses idées révolutionnaires soient toujours réinvesties dans des projets concrets. Ensuite, il a bien conscience que les pratiques situationnistes ne seront valables qu’un temps. Elles vont produire un effet pendant un moment avant d’être récupérées par ce que Debord appelle le Spectacle, c’est-à-dire la capacité du capitalisme à neutraliser tout discours ou démarche critique pour les limiter par exemple, dans le cas des situationnistes, à des pratiques artistiques.

Avec cet objet, le Jeu de la guerre, il a l’impression d’échapper à ces deux écueils-là : celui de la théorie qui reste lettre morte, et celui des pratiques artistiques qui ne vont pas au-delà. Le jeu lui semble l’interface possible pour tenter de garder un pied dans le mouvement. Car le grand enjeu de Guy Debord, c’est, certes, de faire la critique d’une espèce de passivité organisée à grande échelle, mais aussi de retrouver foi dans la capacité des êtres humains à participer à des processus historiques.

Dans le milieu des années 1960, le « design radical » émerge en Italie. Vous établissez des connexions entre ce courant et les situationnistes. Lesquelles ?
Le design radical se développe dans le nord de l’Italie autour de Florence et de Milan, là où se trouvent les écoles d’architecture. Ce sont des lieux de grande politisation. Toute la génération des designers et architectes radicaux est très politisée, notamment dans un rapport conflictuel avec le Parti communiste italien. Florence est aussi la ville où l’on traduit les textes situationnistes, en raison de la densité des populations étudiantes. Il y a donc fort à parier que ces idées circulent entre les facultés et les écoles d’architecture.

Ces architectes et designers politisés sont poussés à collaborer avec le capitalisme italien et ses évolutions, c’est-à-dire à aller vers plus d’industrialisation. Ils sont pris entre deux feux, prisonniers d’une contradiction entre leurs idées politiques et le métier qu’ils sont amenés à faire. Ils en ont conscience et y réfléchissent. Leur position fait écho à celle d’artistes et de designers d’aujourd’hui. Ils ont du mal à trouver du travail et ont donc beaucoup de temps pour réfléchir. À défaut de pouvoir produire des projets en béton ou en plastique, ils les font en papier, sous forme de réflexions critiques sur l’architecture et le design. Je mentionne dans mon ouvrage des textes d’Ettore Sottsass (1917-2007), mais aussi des prises de position d’Enzo Mari (1932-2020) ou de Joe Colombo (1930-1971). Et je montre qu’il existe des dialogues effectifs entre le design et l’architecture radicale et les situationnistes puisque, par exemple, Ettore Sottsass aurait pu être membre de l’Internationale situationniste : il a participé à des réunions préliminaires.

“Je suis fasciné de voir à quel point les jeunes designers ont une conscience critique du monde qui les entoure.”

Vous comparez en particulier un projet d’Enzo Mari et le Jeu de la guerre de Guy Debord. Pourquoi ?
Dans Autoprogettazione, Enzo Mari renonce à collaborer comme il l’a fait avec des industriels italiens. Son propos consiste à fournir des plans de montage de meubles plutôt que du mobilier tout fait. Le visiteur de la Galleria Milano, où le projet fut présenté en 1974, était invité à se saisir de l’un de ces plans et à le réaliser lui-même. On peut rapprocher Autoprogettazione des pratiques contemporaines de do it yourself, mais on peut aussi dire que c’est de l’anti-Ikea. Car en construisant ces meubles, on élabore son propre environnment au lieu de se le laisser imposer par d’autres. Ensuite, on comprend comment les objets sont fabriqués alors que, d’habitude, on est dépossédé de cette connaissance : les marchandises, comme la nourriture, nous arrivent toute prêtes dans nos Caddie ou nos assiettes sans que l’on s’interroge sur leurs conditions de production.

Par ailleurs, en assemblant ce mobilier, on retrouve un sens du travail manuel, et puis surtout on pense. Comme le dit à l’époque le critique Giulio Carlo Argan, le projet d’Enzo Mari consiste « à penser avec ses propres mains, à “fabriquer” ses propres pensées, même si elles concernent par exemple la politique de Kissinger » [Henry Kissinger, secrétaire d’Etat des États-Unis de 1973 à 1977, ndlr]. Je trouve ça très fort, car cela implique que le « faire » permet de nourrir une pensée critique. Avec pour but de ne pas être l’objet du design mais d’en être soi-même l’acteur.

Autoprogettazione, d’Enzo Mari, jusqu’au 18 janvier 2021 au musée des Beaux-Arts de Nancy.

Autoprogettazione, d’Enzo Mari, jusqu’au 18 janvier 2021 au musée des Beaux-Arts de Nancy.

Musée des Beaux-Arts de Nancy

Autoprogettazione se rapproche ainsi du Jeu de la guerre. Un livre, on le lit seul, un film, on le regarde en solitaire dans une salle de cinéma, et l’on discute ensuite des mérites ou non des images qui nous sont montrées. Un jeu, c’est différent. Il faut l’installer sur une table, dans un salon, s’asseoir avec quelqu’un. On interragit avec cet objet, et on est dans une situation d’échange avec l’autre, de deux corps en présence l’un de l’autre, c’est assez fascinant. J’ai souvent organisé des ateliers de fabrication de jeu. Tout de suite, ce qui s’engage entre les joueurs, ce n’est pas une conversation sur les mérites de Guy Debord, mais une manière stratégique de penser : avoir un plan en tête, réfléchir aux intentions de l’adversaire, discuter avec lui, et pour Debord c’est capital. Le jeu permet de créer immédiatement un rapport social de sympathie, ce qui est drôle et exaltant, et en même temps un rapport agonal, c’est-à-dire dans lequel on se bat contre un adversaire. Pour Debord, il y a là quelque chose de profondément émancipateur tout en étant ancré dans le quotidien.

Vous insistez sur ce rôle émancipateur, que l’on retrouve dans le sous-titre de votre livre. Comment le design peut-il être aujourd’hui un outil d’émancipation ?
Suis-je légitime à expliquer au designer ce qu’il devrait faire pour être émancipateur ? Je n’en suis pas sûr. Je suis en tout cas fasciné de voir à quel point les jeunes designers, comme ceux qui sortaient des écoles d’architecture italiennes des années 1960, ont une conscience critique du monde qui les entoure. Beaucoup plus que les générations précédentes, ils cherchent à modifier les rapports de domination raciale, sexuelle, de classe. En cela, ils restent les héritiers du design, de sa contradiction fondamentale, qui fait aussi sa force et la source de ses immenses possibilités de changement.

Xavier de Jarcy

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