Cookie Mueller, une piscine peinte en noir
Cookie Mueller, née en 1949 dans la banlieue de Baltimore, morte du sida en novembre 1989, est une égérie underground, une figure de l’avant-garde new-yorkaise des années 70-80. Elle échappe aux cadres, a été actrice (dans les films de John Waters), gogo-danseuse, écrivain, critique, autant d’activités que l’on retrouve dans les scènes qui composent cette Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir, portrait kaléidoscopique d’une femme libre, une « fille de feu », pour reprendre le terme nervalien par lequel Gary Indiana la définit :
« Elle était comme une fille de feu — une fille comme je n’en avais jamais vu de ma vie. Pas seulement une beauté, mais cette liberté avec elle-même, cette extraordinaire liberté… Elle était comme une comète qui traverserait le ciel une fois tous les cent ans ». « Hors la loi », ajoute John Waters — deux témoignages cités en épigraphes de l’introduction signée, comme la traduction, Romaric Vinet-Kammerer —, « déesse » et « pythie de la scène artistique ».
Son surnom était « Unsafe », ce qui donne une idée assez juste de cet électron libre qui a traversé l’Amérique des années 50 à la fin des années 80 : elle a quitté le Maryland pour le San Francisco du Summer of Love avant de rejoindre la scène new-yorkaise où elle posa pour Robert Mapplethorpe ou Nan Goldin. Le texte que publient les éditions Finitude est un concentré de sa vie, quinze « nouvelles » qui suivent une chronologie elliptique, de Baltimore en 1964 (« Deux personnes ») à une « Dernière Lettre », en 1989, texte poignant qui vaudrait à lui seul de se précipiter sur cette pépite littéraire, centré sur la « zone de guerre » du sida, cette bataille qui fauche ceux qui ont combattu « l’ignorance, la faillite de la beauté, la désertion de la culture », ses ami.e.s qui « haïssaient la petitesse, l’ignorance, la bigoterie, la médiocrité, la laideur et l’aveuglement intellectuel. Cet aveuglement qui rend l’existence creuse et insipide leur était insupportable. Ils essayaient de nous apprendre à voir ».
Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir est un livre inclassable, tant il tient de l’autobiographie comme d’un recueil de nouvelles formant le roman d’une vie borderline, férocement dérangée, sans limite. Cookie Mueller évoque frontalement ses amants (hommes et femmes), ses addictions (clopes, sirop à la codéine, colle, LSD et autres substances plus dures). Elle provoque le vertige, et pas seulement du fait des talons de 12 cm sur lesquels elle évolue dès ses quinze ans, comme son amante Gloria qui a, elle, choisi de se ranger, épousant Ed « tout en répétant sans cesse qu’elle ne l’aimait pas moitié autant que moi. (…) pauvre fille… Faut croire qu’elle était née de la dernière pluie. Elle avait succombé à l’appel du silicone pour ses petits nichons : ça avait fini par se répandre partout en faisant de petites bosses à la surface de son corps, jusqu’à pénétrer dans ses artères pulmonaires et son aorte. Elle est morte avec un cœur siliconé ».
Telle est la prose de Cookie Mueller : dans un art sidérant du détail, de la fulgurance reposant sur l’alliance du tragique et du comique, ou du trash et du poétique, un sens du décalage qui fait toujours mouche. Ainsi Jack est « sexy dans son genre, comme certaines photographies de Proust sur son lit de mort », un homme qu’elle accompagne pour une traversée en bateau vers les Caraïbes — qui ne dépassera jamais le Maryland — se voit surnommé Jerry « parce qu’il ressemblait et se comportait exactement comme Jerry Lewis version gueule de bois à la fin d’un téléthon qui aurait fait un flop » ; quand Cookie évoque Janis Joplin, sa voisine à Frisco, c’est pour raconter qu’elles papotent d’un côté de la cour à l’autre « comme deux femmes au foyer » et qu’elle voit Janis faire sa vaisselle.
Chacune des scènes narrées associe deux réalités en apparence inconciliables, comme l’annoncent le « clair » et le « noir » en titre et la traversée sous forme d’odyssée existentielle dans une… piscine, phrase tirée de l’un des passages les plus lyriques du livre, « Route 95 Sud », trouée poétique dans un road trip hilarant alors que le ciel ressemble « à une ouate sombre qui nous aurait totalement enveloppés. Comme une traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir. Le ciel était sans nuage et parsemé d’étoiles. Nous pouvions même apercevoir les amas de poussière laissés par l’explosion des supernovas, loin dans l’espace, à des milliers d’années-lumière ».
Cookie Mueller a eu une dizaine d’existences qu’elle rassemble dans l’avant-dernier texte du livre, « Ma bio » et que déploie l’ensemble du recueil ; elle a raté Charlie Manson de cinq minutes, a couché avec Jimi Hendrix, elle a même tenu pendant quatre mois un « rôle de femme du fermier », elle a eu un fils, Max ; elle a participé à un débat sur la valeur d’œuvres d’art au cœur de l’incendie d’une maison ; elle a vu Divine manger de la merde lors du tournage de Pink Flamingos de John Waters et Linda Olgeirson refuser un « plan resserré sur sa touffe » — « on était prêtes à manger de la merde, à prendre feu, à baiser des poules, mais on ne nous ferait pas montrer nos chattes en gros plan. Fallait bien qu’une ligne soit tracée quelque part » ; gogo danseuse, elle a séduit un homme qui a fini par lui avouer être un tueur en série et lui a montré le doigt coupé de l’un cadavre en guise de preuve…
Cookie Mueller dépasse avec allégresse toute mesure, rassemble les moments les plus étranges et fous d’une existence qui ne connaît aucune limite et nous fait rencontrer, comme à la fête d’anniversaire de Sam en 1979 à New York, « les amis célèbres et les inconnus, les ratés, les fripouilles qui avaient réussi, et ceux qui n’atteindraient la renommée qu’après leur mort. Les visages d’un New York souterrain ». La fête comme les récits qui composent cette Traversée sont ainsi « dingues », mais pas « dans le genre prétentieux, non. Dans le genre sauvage ».
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