David Carr – “La nuit du revolver”
« Retourner sur mon passé a été comme ramper sur du verre brisé dans le noir. J’ai frappé des femmes, effrayé des enfants, agressé des inconnus et, de manière chronique, j’ai menti et triché pour continuer à me défoncer. J’ai lu les récits de Cet Homme-là avec le même dégout que presque n’importe qui aurait éprouvé. Quel connard. Ici, bien à l’abri de cette petite redoute des Adirondacks où je rassemble l’histoire de Ce Type-La, j’ai souvent l’impression de ne pas avoir grand-chose en commun avec lui. Et cette distance va me permettre d’écrire jusqu’à ce qu’il devienne Ce type-Ci. » p.293
C’était une nuit comme une autre :
pas plus défoncé, pas moins bourré qu’un autre jour. Une nuit de dérive
et de fureur, de colère. Sauf que cette nuit-là, à bien s’en souvenir,
quelque chose dérape : oui, David s’est bien engueulé avec son pote de
beuverie. Oui, il y a bien eu altercation à son domicile. Mais qui
tenait le revolver ? Et à qui appartenait-il ? Comment ca, il n’y avait
peut-être pas de revolver ?
Cette petite pierre ouvrait le vide : si
mes souvenirs sont faux, qui suis-je ? Et ce junkie ayant obtenu
rédemption, est-ce bien moi ?
C’est cette mémoire qui accroche, ce lag
dans la machine qui ébranla le grand reporter au New York Times David
Carr (assez peu connu sous nos latitudes, il faut l’avouer, mais auteur
entre autres de grandes enquêtes sur Katrina et choisi, excusez du peu,
par Snowden pour relayer ses révélations), qui s’effondra peu de temps
après, un soir de Février 2015, au milieu de la rédaction. Résultat sans
doute d’une vie d’excès, de crack, de coke, de dope, qui allaient lui
ronger autant le corps que la mémoire.
Il fallait alors faire ce que son métier
lui offrait : enquêter, mais sur soi-même. 60 entretiens plus tard, des
centaines de dossiers médicaux, policiers, voici donc cette « Nuit du
Revolver ». 19,3 Gbits de mémoire, de piqures, de portraits, de femmes
ivres ou battues (Carr est loin de s’épargner, puisqu’il est l’heure du
bilan), à mi-chemin entre les bas-fonds de Minneapolis et la Big Apple.
- « Livrer ses souvenirs est une manière très personnelle de créer un mythe ». P.292
On aurait tort d’imaginer ce présupposé
journalistique complètement fascinant comme un « truc » d’auteur ou
d’éditeur, qui déminerait l’inquiétude du 2000e récit de confession de
droguéquisenestsorti, ou la crainte du spectre gonzo.
Car ce n’est aucunement la mise en
fiction qui oriente le récit, encore moins la confession ou le pardon,
mais un fact-checking intime.
Evitant l’écueil de la catharsis et son
épanchement larmoyant (des faits, des faits, des faits), mais ne
penchant pas plus vers cette distanciation littéraire souvent indécente à
l’œuvre dans les récits de camés (la fictionnalisation, le changement
de pronom, les envolées langagières ou les jeux de rythmes), ces
fragments épars, rassemblés tant bien que mal, ne viennent résonner que
d’autant plus fort justement parce que non chargés.
Mieux, cette déconstruction du mythe par
l’objectivité journalistique, se tenant miraculeusement au mitan de
l’introspection et de la description (si ca n’a pas d’intérêt
journalistique, on oublie : pas de description de vomi, de plaies, de
saleté) aboutit à une écriture presque blanche (on évitera « sobre »),
volontairement atone et d’autant plus puissante.
Tous les chapitres se composent
d’ailleurs (au moins dans la première moitié) à peu près de la même
manière : le récit effréné de l’anecdote du camé, parfois amusante,
souvent triste, toujours pathétique, comme soulé de sa propre parole –il
confesse d’ailleurs à quel point cette facilité de narration est sa
force et son piège, beau parleur charismatique-, brutalement interrompu
par une rectification d’un des acteurs de la scène, qui contredit
parfois brutalement le souvenir et enraye sa narration.
A mesure que le plaisir s’émousse,
s’ouvre alors le gouffre : les mémoires s’éclatent, les fragments se
dispersent, et un éclat de souvenir flamboyant rappelle par echo
quelques années plus tard une seringue triste dans une banlieue glauque,
loin de tous.
- Fall and Grace ?
Se trace alors, par ping pong et rebond,
un panorama précis d’un microcosme (l’inframonde camé d’une ville
moyenne, ses enjeux, ses trafics) tout autant qu’un système intime d’une
lente dérive vers l’oubli : des nuits agitées avec des stripteaseuses
ou des filles à coke, prêtes à tout pour quelques grammes, des relations
orageuses voire violentes (jusqu’à écraser la cage thoracique de l’une
d’elles, Doolie), les suées au réveil comme les absences au travail, des
tentatives minables de trouver une dose et de longue séance de piqures,
quand il découvre le rush de la coke injectée.
Une galerie de personnages aussi, dont
il cherche à tout prix à inscrire la mémoire : amis, famille (sa sœur
Coocoo, qui tenta de le sauver), dealers souvent bienveillants (dont
certains eux-mêmes finirent par tirer la sonnette d’alarme), la future
mère de ses enfants, Anna, dont la consommation intense de crack ne doit
pas être innocente à leur naissance en grandes prématurées.
Listing atone d’une descente aux enfers
qui culminera cette nuit d’horreur absolue et ouatée où, passant
« juste » chez le dealer, il finira par réaliser quelques heures plus
tard qu’il avait « oublié » ses deux jumelles dans la voiture en plein
hiver.
D’une précision qui frise parfois
volontairement l’ennui (tant d’accumulation de shoot finissent par user
lecteur et auteur), jamais le voyeurisme : le système déglingué d’une
mémoire éparpillée aux vents artificiels. C’est dur. C’est juste. C’est
fort.
- « demande l’aide de Dieu, mais rame loin des rochers » Hunter S. Thompson (cité p.330)
« Le toxicomane partage le scepticisme de ceux qui l’entourent.[…]La caractéristique qui définit la convalescence d’une addiction, ou de n’importe quelle autre maladie chornique, c’est que vous allez bien jusqu’à ce que vous alliez mal. » [P.399]
Que la deuxième partie, qui s’ouvre au mitan de l’ouvrage, celle de l’abstinence et du retour à la vie ne trompe toutefois pas.
Pas de redemption song, encore moins de
Jesus save me : c’est un chemin de croix, chaotique, abrupt, entre les
collègues qui jugent, les proches qui n’attendent que la rechute, le
passé qui frappe chaque instant à la porte, simplement endormi par la
volonté.
Poignant quand il évoque ce fantôme
propre à tous les ex-camés, terrible quand après plus de 500 pages il
confesse sa rechute, dans l’alcool cette fois-ci : la dissimulation, la
honte, le manque. Et ce regard douloureux : celui du mépris de ses
proches qui s’espéraient sauvés de tout ca.
-« Je me souviens qu’une des thérapeutes –Beth, peut-être- est arrivée un jour et s’est étonnée de voir Erin et Meagan, et qu’elle a demandé à la cantonnade à qui elles étaient. Il m’a fallu une seconde pour comprendre ce que signifiait la question.
-A moi, sûrement.
Elle a eu l’ar surpris, et au fond de moi-même, je l’étais aussi. »
C’est même la partie la plus
bouleversante de l’ouvrage, chargée de la noirceur du début, et la plus
intime : comment, sorti d’un cure brutale, et presque par hasard (il les
emporte un soir, comprenant que leur mère ne leur fera que du mal), pas
à pas, il découvre ses deux jumelles, joue avec elle, s’épuise dans le
travail quotidien et professionnel.
Comment il cherche finalement à panser
les plaies de ses deux gamines du crack, sans jamais cacher la moindre
de ses hésitations. Le manque de fric, la paternité balbutiante et
l’aide des siens, le fantôme du passé et le corps qui se rappelle aux
bons souvenirs grâce au cancer. Mais aussi les rires des gamines, un
simple moment de K7 partagée parce que trop crevé pour autre chose
(‘Juste nous trois’, comme une prière), leur responsabilisation rapide
pour compenser l’absence de maman. Avec comme horizon celui de la
tendresse.
L’histoire d’un homme, au fond, qui
découvre l’amour, et qui apprend progressivement, sans rien renier à la
douleur qu’il a infligé, à devenir père, à devenir homme. Comme il peut.
« La plupart des récits sur le passé des gens peuvent se résumer à une seule phrase, et brève qui plus est : tout le monde a fait de son mieux. » (P.278)
Jean-Nicolas Schoeser
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