The Room (Full Somewhat Clean Movie)
Le mélodrame nanar est un genre quelque peu périlleux. Si actioners bourrins et comédies mongoloïdes sont des valeurs relativement sûres quant à ce que le nanardeur espère y trouver, les films « sentimentaux » s’avèrent nettement plus risqués, une dose de folie particulièrement déviante étant nécessaire pour ne pas sombrer dans une ennuyeuse guimauve. Le moment où le mélo dérape dans la folie pure et simple est souvent si imperceptible que la vision d’un nanar relevant de cette catégorie n’est pas toujours désopilante pour tout le monde ; beaucoup de spectateurs ont tendance à regarder les mauvais films d’amour d’un œil peu concerné. C’est pourtant dans ce genre difficile que s’illustre avec éclat « The Room », œuvre magistralement mégalomane d’un auteur ivre de sa propre personne.
Ce film-culte aussi inattendu que déconcertant se pose en effet en véritable renouvellement de la grammaire cinématographique, laquelle est maniée avec une telle incompétence que le récit finit par en acquérir une dimension inédite. « The Room » se regarde avec la même fascination qu’un roman pornographique écrit par un débile léger, ou un jerk réalisé par un épileptique.
« The Room », c’est d’abord le travail d’un homme, réalisateur, producteur, scénariste, acteur principal (il aurait même joué tous les rôles s’il avait pu) : le mystérieux Tommy Wiseau, dont la seule prestation de comédien eût suffi à faire de son film une œuvre anthologique. Nous sommes bel et bien en présence d’un film d’auteur, dont le créateur est à la fois le centre, le pilier, le cerveau, le moteur et l’ornement. Disposant apparemment d’importantes ressources, Tommy Wiseau a financé en grande partie de sa poche « The Room » dont le tournage, étalé paraît-il sur plus de sept mois du fait de difficultés productives sur lesquelles nous reviendrons, a coûté 6 millions de dollars, soit un budget affolant pour un film indépendant réalisé avec des acteurs inconnus. Voilà qui laissait rêveur sur les conditions de réalisation de cette œuvre, mais ne nous préparait pas à recevoir en pleine face un produit fini totalement mystifiant.
Il fait TOUT, il n’est bon à RIEN !
Le scénario de « The Room » ressemble, malgré un titre bergmanien, à celui d’un mauvais roman-photo, dont les auteurs ne se seraient pas foulés : Johnny (Tommy Wiseau), un sympathique cadre de banque, vit avec sa fiancée Lisa (Juliette Danielle), qu’il envisage d’épouser. Mais Lisa est fatiguée de Johnny et se met à le tromper avec son meilleur ami Mark (Greg Sestero). S’ensuivent une série de conversations avec les différents amis du couple, jusqu’à la résolution dramatique de l’intrigue.
Johnny.
Cette salope de Lisa.
Ce bellâtre de Mark, sorte de mannequin pour magasin d’habillement. C'est pas pour dire, mais pour nous refaire « Jules et Jim », ils repasseront !
Ce point de départ pourrait donner un scénario comme un autre, mais il n’est absolument pas développé, Tommy Wiseau estimant apparemment qu’un pitch aussi original pouvait se passer de recherche sur les personnages, les dialogues et les situations. « The Room » fait donc littéralement du surplace, les protagonistes donnant l’impression de radoter d’une conversation à une autre. Le scénario semble de surcroît rédigé comme une très mauvaise pièce de théâtre : les personnages passent leur temps à aller et venir, se succédant dans le salon de Johnny et Lisa (sans doute la « pièce » du titre, puisqu’il s’agit du décor le plus utilisé) comme si la porte était ouverte en permanence à tous les vents.
Embouteillage chez Johnny et Lisa.
L’une des rares répliques sensées du film.
Mike et Michelle, surpris en train de batifoler.
Deux copains du couple se mettent même à faire crac-crac sur le canapé du salon, alors même qu’ils ne servent à rien dans l’histoire et qu’on se passerait bien d’en savoir plus sur leur vie sexuelle. C’est exactement le même principe qu’un mauvais vaudeville, où les personnages entreraient en scène de manière gratuite et non justifiée. Tout le monde passe littéralement son temps à arriver comme un cheveu sur la soupe et à ouvrir la porte en disant « Oh, hi ! » (ou « Oh, hey ! » selon l’humeur du dialoguiste), ce qui finit par constituer un véritable leitmotiv : un fan cinglé du film a même réalisé un vidéo-clip avec tous les « Oh, hi ! » du film. Les « Oh, hey, Johnny ! », « Oh, hi, Lisa ! » rongent vraiment la tête au bout d'un moment, d'autant qu'il y en a jusqu'à trois ou quatre par scène.
Le personnage le plus affolant est sans doute celui du jeune Denny : non seulement il bat, du fait de sa présence à l’écran, le record du nombre d’entrées en scène incongrues, mais il faut attendre une bonne demi-heure pour apprendre que cet adolescent est une sorte de fils adoptif, mais pas vraiment, tout en l’étant un peu, de Johnny. Ce qui lui permet de s’incruster en permanence chez Johnny et Lisa, et même de demander à tenir la chandelle quand ils font l’amour. Il se fait bien sûr gentiment éconduire : la scène, censée être plus ou moins humoristique, apparaît comme profondément malsaine, le spectateur ne sachant alors pas qui est Denny ni d’où il sort. A se demander si le couple n’a pas pour habitude de faire participer de temps à autres à ses ébats ce jeune pervers de 17 ans.
J’ajouterai qu’il a un vague air de famille avec l'humoriste François-Xavier Demaison, ce qui est perturbant.
Denny mis à part, les personnages secondaires brillent tous par leur inconsistance, et passent leur temps à apparaître et disparaître sans justification. Le meilleur ami du couple est d’abord un djeunz nommé Mike (celui qui fornique sur le canapé), qui disparaît ensuite pour être remplacé par un certain Peter, psychologue à lunettes, qui apparaît brusquement dans le récit pour disparaître à son tour comme il était venu. Survient plus tard un nouveau copain qui, non content d’être joué par un acteur exécrable qui reste en permanence les bras ballants, n’a même pas de nom (le générique semble indiquer qu’il s’appelle Steve, mais on n’en est pas sûr). Le personnage a sans doute été introduit parce que les acteurs interprétant « Mike » ou « Peter » n’étaient plus disponibles ou avaient jeté l'éponge.
Peter, le nouveau meilleur pote de Johnny.
Lors d’une mystérieuse partie de football américain en smoking, il fait une chute et ne réapparaît plus ensuite : il est sans doute mort d’une fracture du costard.
Steve (?), l’inconnu qui gobe les mouches.
L’insipidité des personnages est cependant rendue surréaliste par un dialogue à la fois ultra-démonstratif et totalement déconstruit : les répliques passent du coq à l’âne de manière déconcertante. La mère de Lisa lui annonce au détour d’une phrase qu’elle a le cancer du sein ; il n’en est ensuite plus question. Johnny parle boulot avec Mark, avant de lui demander sans transition aucune des nouvelles de sa vie sexuelle. Dans certaines scènes, les répliques, bien qu’inconsistantes, donnent l’impression d’être prononcées dans le désordre par les comédiens, aboutissant à des dialogues à la fois insignifiants et sans queue ni tête ; c’est une véritable overdose de néant.
Grâce à cette belle invention que sont les sous-titres "spécial malentendants", vous voyez qu'on ne vous ment pas.
Mark (ici en version glabre) et Lisa, surpris par le mystérieux Steve (??), l'homme venu de nulle part.
Mais tout cela ne serait rien sans la pierre angulaire du film, à savoir Tommy Wiseau lui-même dans le rôle de Johnny. A l’heure où ces lignes sont écrites, un certain mystère plane encore autour de Wiseau, de son âge réel (il est officiellement né en 1968 mais paraît nettement plus vieux, ce qui ne veut rien dire), de sa nationalité (on le dit belge ou autrichien) et surtout des ressources exactes qui lui ont permis de réaliser ce film. Tommy Wiseau est-il un riche héritier amateur de cinéma, a-t-il gagné au Super-Loto, a-t-il tourné un film pour blanchir l’argent sale de la Mafia ? Nul n’en sait rien. On serait davantage tentés de croire à une authentique démarche d’auteur, « The Room » étant paraît-il adapté d’une pièce et d’un roman homonymes, tous deux écrits par le même Wiseau. Toujours est-il que la prestation de l’acteur-réalisateur, dans le rôle principal, permet au film de friser véritablement le génie. Nanti d’un physique à mi-chemin entre le hard-rockeur sur le retour et l’acteur de porno détruit par l’abus de stéroïdes, Tommy a tout simplement une gueule d’anthologie, qu’un habitué de Nanarland a décrit comme un quadruple lookalike entre Harvey Keitel, Hugh Jackman, Michael Jackson et Mick Hucknall, le chanteur de Simply Red (ce à quoi j’ajouterai pour ma part Richard Bohringer et Angus Young d’AC/DC). Le Tom-Tom semble pourtant se voir comme un charmant jeune premier, ou au minimum comme un monsieur-tout-le-monde, tout à fait crédible dans le rôle d’un cadre financier.
A cela, il convient d’ajouter que le Monsieur donne tout son sens à l’expression « jouer comme une savate ». Rendu à moitié inintelligible par un accent indéfinissable mais à couper au couteau, Tommy Wiseau mâchonne toutes ses répliques avec une étonnante absence de naturel, agrémentant son jeu de grimaces vaguement malsaines qui achèvent de le rendre terrifiant. Notre héros semble cependant se croire très beau, et nous gratifie d’une scène d’amour qui ressert deux fois (2 !) dans le film et permet d’admirer à la fois ses fessiers en acier trempé et son curieux grain de peau, qui lui donne un air bizarrement décrépit malgré sa musculature. Pour ne rien gâter, il nous inflige régulièrement un petit rire hennissant, proche du hin, hin, hin de Christophe Lambert, mais en pire. Le narcissisme évident du film est encore souligné par les dialogues, qui nous assènent en permanence combien Johnny est un mec bien, sympa, fidèle en amitié et en amour, accueillant, etc. On veut bien croire, d’ailleurs, qu’il est généreux, puisque la moitié de la ville semble avoir la permission d’aller et venir dans son salon.
Une scène d’amour qui bat des records de clichés de mise en scène.
Si les autres acteurs, du simple fait de la loi de la relativité, paraissent talentueux à côté de Tommy Wiseau, on ne peut pas dire que l’interprétation soit particulièrement brillante. Handicapés par des dialogues lourdingues au possible et écrits à la truelle, les comédiens récitent leur texte comme dans un soap-opéra de moyenne qualité. Dans le rôle de la méchante Lisa, Juliette Danielle (mignonne mais pas avantagée par la mise en scène) ne semble pas savoir si son personnage est une femme fatale ou une cruche pas possible. J’ajouterai au passage qu’elle contracte parfois les muscles de son cou d’une manière assez déconcertante, mais cela n’est qu’un détail. Sa meilleure scène est sans nul doute celle où elle commande une pizza, et retrouve d’un coup une diction naturelle, qui doit correspondre à sa voix de tous les jours.
Quant à son look Courtney Love, il n’est pas très réussi.
D’un point de vue purement technique, « The Room » est photographié de manière assez professionnelle. Des bizarreries viennent cependant parasiter l’esthétique : le film étant censé se dérouler à San Francisco, mais ayant été essentiellement tourné à Los Angeles, les scènes situées sur le toit de l’immeuble ont été filmées en studio, sur fond vert, le décor d’extérieur étant ensuite rajouté en post-production. Sur certains plans, la surimpression est particulièrement visible, donnant un aspect artificiel totalement déplacé dans un film réaliste : par moments, on se croirait presque dans « Yéti, le Géant d’un Autre Monde ».
Ajoutons à cela un propos des plus obscurs : que veut dire Tommy Wiseau ? Que les femmes sont toutes des salopes ? Que lui est vraiment un chic type ? Veut-il régler ses comptes avec une ex ? L’écriture du film, aussi linéaire que ses bizarreries sont nombreuses, n’apporte aucune réponse au malheureux qui voudrait y trouver une quelconque consistance. L'une des raisons de la fascination exercée par le film est paradoxalement la platitude absolue de son histoire, qui serait horriblement ennuyeuse d'inintérêt si tout n'était pas aussi biscornu et mal foutu.
Le tournage du film, selon les rumeurs existantes, aurait été émaillé de multiples problèmes, dûs notamment à l’incompétence et/ou aux caprices de Tommy Wiseau : ne sachant pas s’il voulait tourner en 35mm ou en Haute Définition, notre homme résolut le dilemme en tournant avec deux caméras à la fois. Toujours en retard sur le plateau (l’équipe technique ne pouvait rien faire en l'attendant car il emmenait la caméra HD chez lui), Wiseau se serait souvent montré incapable de réaliser les scènes où il devait jouer (70% du film), car son travail d’acteur lui demandait trop de concentration. En désespoir de cause, différents assistants en seraient arrivés à prendre la mise en scène en main. Ce qui devait être un tournage de trois semaines se serait prolongé durant des mois (selon une rumeur, il existerait une centaine d'heures de rushes), avec jusqu’à quatre équipes techniques successives, dont tous les membres laissaient tomber à un moment ou un autre. Sur toute la durée du tournage, le film aurait employé jusqu’à 400 personnes, devenant une véritable légende dans le petit milieu des techniciens du cinéma de L.A.
Des plans touristiques du Golden Gate, qui resservent au moins deux fois (dans un sens, puis dans l’autre, sur toute la longueur).
Le vrai phénomène « The Room » tient pourtant à sa distribution ; dès 2003, sur le périphérique de Los Angeles, une mystérieuse affiche attirait l’œil des automobilistes : Tommy Wiseau, l’air déjeté, fixait de son regard glauque l’humanité souffrante. Aucune indication sur le film. Une sorte de légende urbaine naissait autour de cette oeuvre, alors vendue comme un drame à la passion digne de Tennessee Williams. L’hilarité générale du public aux projections de « The Room » conduisit le film, une fois sa première exploitation rapidement achevée, à être à nouveau proposé comme une « comédie noire », Wiseau essayant de faire croire que l’humour involontaire du film était en fait volontaire. Ce dont beaucoup – y compris l’auteur de ces lignes – se permettent de douter très fortement ; ou alors, il faudrait admettre que Tommy Wiseau est un génie, qui a inventé à lui seul une nouvelle forme d’humour méta-post-moderne. « The Room » fut ensuite régulièrement projeté à minuit dans des cinémas des grandes agglomérations américaines (essentiellement Los Angeles), sous les hurlements du public, à la manière d’un « Rocky Horror Picture Show ». Pas plus bête qu’un autre, Tommy Wiseau assista de bonne grâce à certaines projections, qui lui permettaient notamment de vendre des t-shirts et des DVDs.
L'affiche du film sur un panneau resté en place à Los Angeles de 2003 à 2008, ce qui lui avait valu de devenir un élément de folklore. Encore une fois, nul ne sait comment Tommy Wiseau a pu se payer ce panneau aussi longtemps.
Véritable aberration, enchaînant des énormités pour aboutir sur du vide, « The Room », rare exemple de nanar estampillé « cinéma indépendant américain » est une sorte d’apothéose de non-narration, qui, sous des apparences professionnelles, déconstruit la grammaire cinématographique, jusqu’à mériter d’être montré dans des écoles de cinéma comme catalogue des erreurs à ne pas commettre quand on tourne un film. Le véritable miracle, en tenant compte des rumeurs sur le tournage, est encore de voir ce film achevé, avec un début, un milieu et une fin, tel un triomphe du caprice de Tommy Wiseau. Ce qui n’apparaît au spectateur distrait que comme un mauvais mélodrame de plus constitue, pour le cinéphile attentif, une monstruosité biscornue digne d’être vue, revue et analysée, pour la plus grande édification du public amateur de nanars. A voir au moins une fois pour le croire. Quant à Tommy Wiseau, il a enchaîné sur un documentaire consacré aux SDF californiens, puis, apparemment convaincu par le succès de « The Room » qu'il avait un vrai talent d'humoriste, sur une sitcom que les premières images nous annoncent comme apocalyptique. On s'en réjouit d'avance.
nanarland
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