Soft city
Il est 8 h 48 à la montre de monsieur Tout-le-monde et la journée est sur de bons rails. Avec lui, une armée de travailleurs roule comme on défile au pas. Les deux mains sur le volant, bien en contrôle à une vitesse de croisière de 60 km/h, rien ne peut lui arriver d’autre que ce qui doit arriver. Le troupeau encostumé et discipliné converge vers un point de fuite, le long d’un chemin balisé. Tout-le-monde pourrait lâcher le volant que rien ne changerait : impossible d’aller à droite ou à gauche. Autour de l’artère se dressent des murs de parkings. Le ciel n’existe pas.
Cette vie-là ne connaît qu’un sens (en marche), mais un rétroviseur brise la monotonie : las, on contemple le même flot ininterrompu de véhicules. C’est à peine si on distingue que les p(a)laces de stationnement sont remplacées par des barres d’immeubles et indiquent une rupture de lieu. Le conducteur/lecteur est déjà dans l’antre de la bête, l’entreprise-ville nommée Soft City. Une société globale productrice de vent dont les troupes à mallette et chapeau prennent place dans le mètre linéaire de bureau qui leur est réservé, pensant être aux manettes. Déjà, ces silhouettes anonymes d’hommes creux se rangent par quatre dans leurs boîtes de conserves à quatre roues, comme pour maximiser l’espace utile. Du premier plan en vue subjective, au second plan sur le rétro à celui qui s’étend au-delà du pare-brise, tout n’est que mise en conformité. Une ligne pure, évidée, à la fonctionnalité moderniste aussi crue et rationnelle que l’architecture qui s’étend à perte de vue. C’est Metropolis, le Meilleur des mondes ou un samedi après-midi chez Leclerc. Une absurdité grouillante et ordonnée comme une fourmilière éclairée au néon blanc.
Par son jeu de surcadrages (la voiture, le rétroviseur, les murs comme lignes de forces féroces), le Norvégien Hariton Pushwagner enferme dehors. Au loin, le point de convergence révèle la nature anthropophage de cette Soft City où même les mots sonnent creux. Les travailleurs seront digérés dans le ventre de la baleine. Au loin, plus rien ne permet de distinguer les véhicules roulant de ceux arrêtés, horizontalité et verticalité se dissolvant en un trou noir béant. L’horizon et l’avenir disparaissent, et le monde s’apprête à se refermer en une pliure façon 2001.
Manuscrit psyché d’un futur antérieur, Soft City a été écrit entre 1969 et 1975 avant que les planches de ce roman graphique avant l’heure ne disparaissent durant trente ans pour rejaillir mystérieusement d’un grenier d’Oslo en 2002. Aujourd’hui septuagénaire, Pushwagner a connu le même sort que son œuvre : oublié avant même d’émerger, il fut SDF toxico sous pseudo (de son vrai nom Terje Brofos, Pushwagner signifiant quelque chose comme «pousse Caddie») avant d’être célébré comme un oracle lors de la redécouverte de son trésor en 2008, quand son unique BD fut exposée à la biennale d’art contemporain de Berlin.
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