nick drnaso/ beverly
L’estocade au premier coup. Stupéfiante de froideur et d’acuité, la première bande dessinée de Nick Drnaso, auteur surgit à 28 ans des confins de la banlieue de Chicago, se place d’emblée comme l’un des trucs les plus enthousiasmants qu’il nous ait été donné de lire ces dernières années. A première vue, l’emballage peut inquiéter, voire dissuader. Le dessin de Beverly évoque une de ces brochures de sécurité que l’on trouve au dos des sièges d’avion. Des traits lisses, où le moindre détail n’est placé là qu’afin de simplifier la compréhension immédiate de l’image ; des aplats de couleurs froides mais pas trop ; des personnages d’une inébranlable quiétude destinés à s’effacer derrière le propos. Bref, de l’utilitaire. Sauf que chez Nick Drnaso, cette brochure expliquerait avec détachement que vous vous trouvez à bord d’un tube de 35 tonnes de métal prêt à être pulvérisé lors de l’impact imminent avec le sol.
Collision.
C’est avec cette rigidité clinique que Beverly documente les palpitations des légions anonymes qui parcourent les suburbs de la classe moyenne américaine. Drnaso conduit son récit glacial comme une autopsie menée sur un organisme dont on sentirait encore le sang bouillonner, affluer, agiter des tissus nécrosés mais bien vivants. Son livre est habité par les anxiétés sexuelles de ses personnages sans qu’aucun d’entre eux ne se frôle. La puissance de Beverly réside notamment dans l’utilisation de la dissonance cognitive, cet état de fébrilité induit par le fait que la perception entre soudainement en contradiction avec la compréhension. Ainsi, lorsque le discours d’un personnage subitement ne colle plus avec les images que l’auteur donne à voir. «Voilà la plage», explique un père de famille tandis que le lecteur découvre une case représentant un front de mer désert. Jusqu’ici tout va bien. «Il y a du monde en ville aujourd’hui», ajoute-t-il deux cases plus tard. Dessus, on voit cinq corps démembrés, décapités, assis ou allongés devant le mur de brique de ce qui est probablement un dinner. Discours et représentation entrent en collision, mais le père ne relève rien et poursuit : «C’est exactement comme dans mes souvenirs.»
La scène, pétrifiante, est captée à travers les yeux de son fils. Pendant que le père décrit un paysage de cité balnéaire idéalisé, Drnaso piège le lecteur dans les visions d’épouvantes qui enserrent l’esprit d’un pré-ado assailli par des pulsions de mort et une sexualité naissante, et encore sans objet. Le gouffre qui sépare ce massacre sans meurtrier et l’indifférence qui l’entoure, le fait que personne ne relève rien, illustre le mur d’incompréhension contre lequel le gamin se heurte. Sa solitude dans la multitude, isolé en plein cocon familial.
Le malaise est ici total, mais le jeune auteur n’appuie que rarement son discours avec tant d’insistance. Constitué de six histoires courtes, rassemblées par une unité de lieux et des échanges de personnages, Beverly se montre souvent plus élusif. Dans «l’Histoire la plus triste jamais racontée», c’est par un interminable silence que Nick Drnaso matérialise le sentiment de vide et de trahison qui submerge une mère de famille lorsqu’elle découvre que le pilote de série télé qu’elle vient de regarder était en réalité un test grandeur nature des publicités qui entrecoupaient l’épisode. Un drame à petite échelle, directement puisé dans le passé de la famille Drnaso.
Aplomb.Dans «Pudding», c’est sous la forme d’un retour du refoulé que l’auteur met en scène les insupportables retrouvailles dans une soirée de deux anciennes copines, façon «BFF», à la vie à la mort. Deux jeunes femmes pétries de névroses, d’inhibitions et d’angoisses, qu’une découverte partagée et tue de la sexualité a irrémédiablement éloignées. Le malaise s’installe, s’éternise. Autour d’elles, le morne pavillon déserté par les parents est dépouillé de toute aspérité, tracé à la règle. Une absence de détails qui étire la gêne en ne laissant aucune prise à l’œil pour se réfugier dans la contemplation de l’intérieur et dissiper le malaise. Rien ne viendra désamorcer les bombes que Drnaso a placées : la ténacité des histoires de Beverly, la façon qu’elles ont de s’incruster et de se poursuivre une fois le livre fermé tient au fait que rien ne vient interrompre ces moments d’embarras. Evidente, la comparaison avec Chris Ware et Daniel Clowes se pose moins en termes d’emprunts que de maîtrise totale. Il faut de l’aplomb pour assumer une telle économie de moyens. Beverly n’est peut-être pas le cadeau à offrir à l’aveugle pour Noël, mais on croise rarement bande dessinée aussi excitante.
Commentaires
Enregistrer un commentaire