Truman Capote
Il y a 30 ans, le 25 août 1984, disparaissait l’auteur de « De sang froid » et « Petit déjeuner chez Tiffany ». Ce prodige natif du Sud, devenu la coqueluche du « Tout-New York », et le créateur flamboyant du « nouveau journalisme », ne s’est jamais remis de l’expérience qui révolutionna le roman.
Un matin de novembre 1959, Truman Capote feuillette distraitement le « New York Times ». Un titre, banal, le retient, on ne sait pourquoi : « Un riche fermier assassiné avec trois membres de sa famille ». Depuis longtemps il tourne autour d’une idée : un récit de « non-fiction », comme on commence à dire. Il veut tourner un moment le dos à l’imagination et à ses mirages pour trouver dans le réel quelque chose de plus puissant, de plus efficace, dira-t-il plus tard. Alors il s’attarde un peu sur le fait divers. C’est à Holcomb, dans le comté de Finney, dans l’ouest du Kansas, que ça se passe : la nuit du 14 novembre, deux hommes entrent dans une maison et abattent les quatre personnes qui s’y trouvent, tous de la famille Clutter. Pas de vol, pas de lien entre meurtriers et victimes. Crime gratuit ? L’idée choque profondément la petite communauté rurale, fascine l’écrivain, qui n’y croit guère, cependant. Sa décision ne tarde pas : il va se rendre sur place, rencontrer les acteurs, les témoins. Son objectif, tel qu’il le formule au cours des conversations avec ses amis : dire ce qu’il a vu, rapporter ce qu’on lui aura dit, et avant même cela, avant tout, essayer simplement de comprendre.
Simplement ? Rien n’est simple avec Truman Capote. Et surtout pas cette plongée hors des milieux de l’intelligentsia newyorkaise. On y cultive un entre-soi propice à la fermentation du bouillon de culture des années cinquante, un snobisme pur et simple, disons le mot. Pourquoi leur tourner le dos pour le fin fond du Middle West ? Par volonté d’avoir encore une longueur d’avance, de dérouter les suiveurs en se rapprochant de ceux qu’il leur a appris à dédaigner ? Plausible. Truman Capote, comme toute la bande du « New Yorker » (ce magazine qui à sa fondation s’était fait fort de ne pas s’adresser à « la vieille dame de Dubuque », archétype des lectrices des milieux populaires et provinciaux), cultivait le « camp », un nouvel avatar du dandysme, et ne rechignait pas à jouer contre le conformisme du microcosme de Manhattan.
Mais on peut trouver à cette décision des raisons plus profondes, plus littéraires, et d’autres, plus personnelles. Truman Capote n’est pas un natif de Greenwich Village. Sa vie commence à New Orleans le 30 septembre 1924. Il est le fils de Lillie Mae Faulk, une jeune fille de dix-sept ans, et d’Archulus (Arch) Persons, un vendeur, ancien avocat sans pratique, qui menait, dit-on, une vie dissolue. Le mariage ne tient pas longtemps et, à l’âge de quatre ans, il se retrouve à Monroeville, Alal’écrivain bama, chez des parents de sa mère, ceux-là mêmes qui))) l’avaient recueillie dans son enfance. Il mène là, sous l’autorité de ses tantes et de ses cousins, une vie qu’il décrira dans « la Harpe d’herbe », vie pas vraiment malheureuse, en contact avec la nature. Enfant solitaire, observateur, original, il apprend à lire très tôt, et affirmera plus tard s’être essayé dès l’âge de huit ans à l’écriture à partir des scènes vues et vécues, des personnages forts, cabochards, généreux, de ce Sud rural, pauvre et religieux. Il a pour voisine à cette époque Harper Lee. Elle sera l’amie de toute sa vie. « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », qui obtiendra en 1961 le prix Pulitzer, le décrit sous les traits de Dill Harris, un orphelin solitaire, qui fascine son entourage par sa capacité à raconter des histoires : un « Enchanteur Merlin de poche ». L’enchanteur se décrit pourtant « orphelin spirituel, comme une tortue sur le dos ». « J’étais si différent des autres, tellement plus intelligent, sensible. J’avais cinquante perceptions à la minute quand les gens en avaient cinq. Je pensais que personne n’allait pouvoir me comprendre, comprendre ce que je sentais des choses. Je crois que c’est pour cela que j’ai commencé à écrire. Au moins, sur le papier, je pouvais dire ce que je pensais. »
L’été, Truman accompagne son père, chef de cabine sur un riverboat du Mississippi. Il apprend les claquettes et dira que sa plus grande fierté est d’avoir dansé dans un spectacle accompagné par la trompette de Louis Armstrong. Invérifiable, mais quelle légende ne l’est pas ? Et il ressent douloureusement l’absence de sa mère. « Elle n’était pas faite pour la maternité », dira-t-il, ce dont elle conviendra volontiers. Il la retrouvera quelques années plus tard, quand, en 1933, Lillie Mae, qui se fait appeler on ne sait pourquoi Nina, épouse un riche entrepreneur cubain, Joe Capote. Le couple s’installe à New York et Truman Steckfus Persons, adopté par son beau-père, prend le nom de Truman Capote.
Une scolarité en dents de scie dans divers établissements de New York et du Connecticut, dont Trinity College, Dwight College et St John Academy, qui ne sont pas les moins renommés, inquiète ses parents. Ils le font examiner par un psychiatre qui pose un diagnostic : « génie ». C’est évidemment Truman qui raconte, et comme on a vu, la modestie n’est pas son fort. Ce qui est vrai, c’est qu’il ne s’intéresse qu’à une chose, la littérature. Négligeant ouvertement les autres matières, il laisse carrément tomber ses études avant même la fin de sa quatrième année de « high school », l’équivalent de la terminale. Ses professeurs, pourtant, l’encouragent. Catherine Woods, qui enseigne la littérature au Greenwich College, Connecticut, a très tôt pris la mesure de son talent et publie ses poèmes dans le journal du collège « The Green Witch » (la sorcière verte). Rien n’y fait : on lui a proposé un petit boulot de « copy boy » au « New Yorker ». Un job assez peu littéraire, au vrai : tri des dessins, agrafage des papiers.
Mais il a dix-sept ans, et tous les espoirs lui sont permis. Ce poste au « New Yorker », s’il sonne le glas de ses études universitaires, est un vrai coup de chance, qui lui permet tout ce qu’il souhaite : quitter le foyer familial où la vie est intenable, gagner sa vie, écrire. Il écrit, donc, des nouvelles, comme tous les jeunes gens qui veulent se faire publier. À l’époque, tout passe par les revues ou les magazines. Le « New Yorker » ne veut pas des siennes, trop audacieuses. Elles paraissent dans des journaux moins en vue, mais réputés, « Harper’s Bazaar » ou « Mademoiselle », une revue féminine. La qualité de ces textes, très maîtrisés, et la personnalité déjà flamboyante de leur auteur attirent l’attention des milieux littéraires, en particulier de William Burroughs. En 1945, « Miriam », publiée dans « Mademoiselle », obtient un prix pour les premiers romans, le O. Henry Memorial Award. La récompense a surtout l’avantage de consister en un contrat de publication pour un roman à venir chez Random House, assorti d’un à-valoir de 1 500 dollars, ce qui n’est pas rien à l’époque. Truman Capote s’y met avec enthousiasme, travaille d’arrachepied pendant un an et remet à son éditeur en 1946 « Other Voices, Other Rooms » (« les Domaines hantés »).
Quelque chose cloche dans cette histoire. Truman Capote a déjà, dans ses tiroirs, un premier roman, qui pourrait faire l’affaire, « Summer Crossing » (« la Traversée de l’été »). Pourquoi ne l’a-t-il pas proposé à son éditeur ? Pour certains, il n’en aurait pas été pleinement satisfait. Cela n’explique pas tout. Capote quitte New York pour écrire, et sa première étape est comme par hasard New Orleans, sa ville natale. Quant au sujet du roman, c’est tout simplement le parcours d’un adolescent sur les lieux de son enfance, à la quête de son père, et qui se trouvera lui-même à la fin du voyage. Un roman initiatique classique, qui vaut surtout pour la finesse des notations, le style discrètement ironique, et une mélancolie sudiste caractéristique de cette période de son écriture. « Mais c’était une tentative pour exorciser des démons, une tentative inconsciente et intuitive, car je n’étais pas au fait du fort degré d’autobiographie que j’avais mis dans cette histoire », dira-t-il lors de sa réimpression, en 1969. Random House publie « les Domaines hantés » en 1948, et le succès, critique et commercial, est immédiat. Il est amplifié par une photo en dos de couverture le montrant dans une pose alanguie, beau à damner les saints, et même les saintes.
« L’Enchanteur de poche » de Monroeville a fait son chemin. Il est ce qu’il voulait être, écrivain, reconnu, en))) voie vers la célébrité et la richesse. Membre incontesté de l’élite littéraire et mondaine de New York, il va rencontrer Jack Dunphy, son aîné de dix ans, aussi discret et taciturne que Capote est extraverti et exubérant, pour une liaison qui durera toute leur vie. L’écrivain sera particulièrement proche de Perry Smith, celui qui est censé avoir tiré, chétif, très intelligent, sensible, à peine élevé par des parents négligents. Le 14 janvier 1965, il assiste à l’exécution des condamnés à mort. « Ce fut une épreuve atroce dont je ne me remettrai jamais. »
Dunphy sera d’ailleurs son héritier et assurera l’édition de ses oeuvres posthumes. Mais nous n’en sommes pas là : Truman Capote est la coqueluche du microcosme et publie un petit nombre de nouvelles, de scénarios, d’adaptations théâtrales, suffisamment pour entretenir son statut d’enfant terrible, d’enfant chéri. Norman Mailer dit de lui : « Truman Capote est aussi acerbe qu’une vieille fille de soixante ans, mais à sa façon c’est un petit mec qui a des couilles... et l’écrivain le plus parfait de ma génération. » En 1951, il donne « The Grass Harp » (« la Harpe d’herbes »), qui revient, une fois encore, sur son enfance en Alabama. Tout se passe comme si, pour chaque grand roman, un retour à ce monde qu’il a voulu fuir était indispensable. Ainsi, le personnage de Holly Golightly, interprété par Audrey Hepburn dans « Diamants sur canapé », le film de Blake Edwards d’après son court roman à succès de 1958, « Breakfast At Tiffany’s » (« Petit déjeuner chez Tiffany »), belle, ambitieuse, jouant de son physique, vulnérable et rattrapée par son passé texan, fait irrésistiblement penser à son auteur.
Tel est l’homme qui s’apprête à sauter dans l’inconnu. À la mi-décembre, dûment missionné par le « New Yorker », il est dans le train pour Holcomb. À ses côtés, une vieille connaissance, Harper Lee. Simple et ouverte, elle lui servira de poisson-pilote : malgré son enfance campagnarde et pauvre, Truman Capote ne saura se départir de ses manières sophistiquées et sera d’entrée mis à l’écart par une communauté traumatisée, méfiante à l’égard des journalistes. Chose incroyable cependant, il va gagner la confiance et l’amitié de Clifford Hope, un avocat, et de sa famille dont il est invité à Noël. Cela lui ouvre les portes des habitants, qu’il interroge, et surtout celles de la prison du comté. Peu de temps avant le Nouvel An, les meurtriers, Dick Hickock et Perry Smith, ont été arrêtés à Las Vegas et transférés. Il va les rencontrer et, surtout, pendant les cinq ans de leur détention dans le couloir de la mort, correspondre avec eux, recueillant même des écrits racontant leur acte et leur vie. Il sera particulièrement proche de Perry Smith, celui qui est censé avoir tiré, chétif, très intelligent, sensible, à peine élevé par des parents négligents. « Chacun de nous, dira Capote, voyait en l’autre l’homme qu’il aurait pu devenir. » Le 14 janvier 1965, il assiste à leur exécution. Un point final pour le livre, aussi, qu’il achève comme on congédie un double maléfique, en juin.
Libéré et brisé, il voit « In Cold Blood » (« De sang-froid »), vendu à 8 millions d’exemplaires, salué comme un chef d’oeuvre du « New Journalism », déjà représenté par Norman Mailer, Joan Didion, Tom Wolfe ou Hunter Thomson. Pour lui, c’est un contre sens. Le nouveau journalisme utilise les formes du roman pour donner une apparence littéraire à un récit journalistique. Lui, il entend faire du réel la matière d’un roman sans fiction : « La seule différence entre ce roman et les autres est que les faits ne sortent pas de mon esprit », insiste-t-il. Aujourd’hui seulement, nous prenons la mesure de la différence et de ce que cela a changé dans la littérature.
Faut-il continuer ? Truman Capote est une star mondiale, riche à millions. Il peaufine son personnage de diva, dont on commente les excentricités et redoute la langue de vipère. Mais il ne se sort pas de la dépression dans laquelle l’a plongé cette expérience où il a vu en face une de ses morts possibles. Il enchaîne les épisodes d’alcoolisme, de drogue, se brouille avec ses amis. « Je ne suis pas un saint. Je suis un alcoolique. Je suis un drogué. Je suis homosexuel. Je suis un génie. Bien sûr je pourrais être ces quatre choses douteuses à la fois et en plus être un saint. Hélas, non », dit-il en 1980. Capote n’a plus beaucoup de temps à vivre. Il mourra le 25 août 1984. Pas en odeur de sainteté. Mais celui qui n’était qu’un représentant doué du Southern Gothic fait maintenant partie de ceux qui ont révolutionné la littérature.
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