Raskolnikov ou l'invention du "Surhomme"
Agir par delà bien et mal, telle est la maxime du Surhomme. Si Nietzsche a rendu célèbre ce concept en particulier dans Humain, trop humain (1878) et dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883), Dostoïevski abordait déjà cette question dès 1866 dans Crime et Châtiment.
On associe souvent avec trop de hâte la
notion de Surhomme à la philosophie nietzschéenne. Or, loin d’en être
l’inventeur, Nietzsche est celui qui l’a popularisée. En effet, on
trouve les premiers signes du Surhomme au commencement de la littérature
romantique, notamment dans le Faust de Goethe : « L’Esprit :
Tu aspirais si fortement vers moi ! / Tu voulais me voir et m’entendre.
/ Je cède au désir de ton cœur. / — Me voici ! Quel misérable effroi /
Saisit ta nature surhumaine ! »
Mais c’est chez Dostoïevski, dont Nietzsche est un lecteur attentif, que l’on trouve thématisée le plus clairement la notion de Surhomme. Dans Crime et Châtiment,
l’auteur russe met en scène le personnage de Raskolnikov, un ancien
étudiant qui vit dans la solitude et la pauvreté. Raskolnikov assassine
une vieille prêteuse sur gage pour lui voler son argent. La
justification de son acte fait de Raskolnikov un Surhomme ou, du moins,
un prétendant à la surhumanité.
C’est le juge d’instruction Porphyre Petrovitch qui décèle cette prétention. Il a lu l’article de Raskolnikov dans la Parole Périodique. « Bref,
vous insinuez, à un moment donné, si vous vous en souvenez, qu’il
existe des êtres qui peuvent… ou plutôt, il ne s’agit pas de pouvoir,
mais ont pleinement le droit de commettre toutes sortes d’actions
criminelles et pour lesquelles la loi n’est point faite », souligne le magistrat. « Dans
l’article en question, tous les hommes sont divisés en êtres
« ordinaires » et « extraordinaires ». Les hommes ordinaires doivent
vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi […]
Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les
crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont
extraordinaires », poursuit-il.
Aux yeux de Raskolnikov, il existe déjà
une morale des forts et une morale des faibles. Certains êtres ont le
droit de transgresser les interdits de la morale conventionnelle afin
d’assurer le déploiement de leur volonté de puissance. Raskolnikov
s’empresse par ailleurs d’apporter une correction à la remarque de
Porphyre Petrovitch. Le Surhomme n’a pas de supériorité légale sur les
autres hommes mais bien plutôt une supériorité morale : « J’ai
seulement insinué que l’homme « extraordinaire » a le droit, pas le
droit légal, naturellement, mais le droit moral de permettre à sa
conscience de franchir… certains obstacles et cela seulement dans le cas
où l’exige la réalisation de son idée […] » Le Surhomme n’a pas à
rendre compte de ses actes à une quelconque loi humaine, c’est son
intériorité même qui s’impose comme une loi unique et comme le
régulateur de sa volonté.
L’ami de Raskolnikov, Razoumikhine, a bien compris le caractère odieux d’une telle philosophie : « Il
me semble que c’est là l’idée principale de ton article :
l’autorisation morale de tuer, et elle m’apparaît plus terrible que ne
le serait une autorisation officielle et légale », s’indigne-t-il.
Raskolnikov apparaît très clairement comme un personnage
proto-nietzschéen. Il considère qu’il est légitime de s’affranchir du
bien et du mal dès lors que la vie que l’on souhaite mener l’exige. Le
fort écrase tous les obstacles qui se dressent sur sa route tandis que
le faible, prisonnier du carcan de la morale conventionnelle, est
incapable d’une telle transgression. Les modèles de Surhomme qu’invoque
Raskolnikov sont des conquérants comme Mahomet et Napoléon. « Non,
ces gens-là sont autrement faits ; un vrai conquérant, de ceux auxquels
tout est permis, canonne Toulon, organise des massacres à Paris, oublie
son armée en Égypte, sacrifie un demi-million d’hommes dans la campagne
de Russie. Il se tire d’affaire par un calembour à Vilna, et, après sa
mort, on lui élève des statues ; c’est donc que tout lui est
effectivement permis. Mais ces hommes sont faits de bronze et non de
chair », explique le héros de Crime et Châtiment. La
référence à la figure de Napoléon n’est pas un hasard. L’Empereur
français a beaucoup marqué les esprits russes, à tel point que Pouchkine
écrivait déjà dans Eugène Onéguine : « Nous nous croyons Napoléon, / Les foules bipèdes, par millions, / Sont à nos yeux des instruments. » Dostoïevski fait d’ailleurs écho aux vers de son illustre prédécesseur à travers Porphyre Petrovitch : « Oh, voyons, mais qui d’entre nous, en Russie, ne se prend pas pour Napoléon par les temps d’aujourd’hui ? »
Raskolnikov n’affirme pas seulement que le génie a le droit à la transgression. Il est encore plus radical. À
ses yeux, le génie est nécessairement un transgresseur, nécessairement
un criminel. Qui n’a pas commit de crime ne peut revendiquer le statut
de Surhomme. « Il est même à remarquer que la plupart de ces
bienfaiteurs et de ces guides de l’humanité ont fait couler des torrents
de sang. J’en conclus, en un mot, que tous, non seulement les grands
hommes, mais ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau moyen
et sont capables de prononcer quelques paroles neuves, sont de par leur
nature même et nécessairement des criminels […] »
Les inspirations de Dostoïevski
La formation de l’idée de Surhomme est
pour Dostoïevski une conséquence du nihilisme, c’est-à-dire un
renversement radical qui part de la vénération du Dieu-homme (le Christ)
pour aller vers la vénération de l’homme-Dieu (le Surhomme). La
différence fondamentale qui réside entre Dostoïevski et Nietzsche, c’est
que pour le premier le Surhomme est l’aboutissement logique du nihilisme,
c’est une médiocrité et une tragédie, parfaitement incarnées par
Raskolnikov. En revanche, pour Nietzsche, le Surhomme doit être compris
comme un dépassement du nihilisme, c’est-à-dire la fondation d’un
nouveau système de valeurs qui succède à la destruction de l’ancien.
Si la question de Dieu n’est pas aussi centrale que dans Les Démons, elle est tout de même présente. Dans Crime et Châtiment, la petite Sonia figure la sainteté qui se dresse innocemment face à l’hérétique Raskolnikov : « –
Non, non, Dieu la protégera, elle, Dieu…, répétait-elle hors
d’elle-même. – Mais peut-être n’existe-t-il pas, répondit Raskolnikov
avec une sorte de triomphe cruel. Il éclata de rire et la regarda. » Ce qui est évoqué dans ce dialogue prendra une toute autre ampleur dans Les Démons : Kirilov et Stavroguine étant, chacun à sa façon, des versions améliorées de Raskolnikov.
Si Nietzsche semble donc avoir puisé
dans Dostoïevski pour forger la notion de Surhomme, où Dostoïevski
a-t-il trouvé la matière de son œuvre ? Pour Joseph Frank qui a écrit
une biographie de référence sur l’auteur, il se serait inspiré d’un
bandit rencontré au bagne pour créer le personnage de Raskolnikov. Un
certain Orlov qui « assassinait froidement jeunes et vieux » et « doué d’une force de volonté extraordinaire, il avait l’orgueil et la conscience de cette force », écrit Dostoïevski dans Souvenir de la maison des morts. « Orlov
devait nécessairement me mépriser, me regarder comme un être vaincu,
faible, pitoyable, inférieur à lui sous tous les rapports »,
ajoute-t-il. Mais c’est un autre bagnard qui fut la plus grande source
d’inspiration pour Dostoïevski. Un noble nommé Aristov : « exemple
le plus repoussant de la bassesse, de l’avilissement où peut glisser un
homme ; il montrait jusqu’à quel point on peut tuer en soi, sans lutte
et sans remords, tout sentiment d’honneur. »
Le personnage de Raskolnikov serait
également partiellement inspiré de Tchernychevski. On retrouve en effet
des éléments utilitaristes, puisés chez Jeremy Bentham et John Stuart
Mill, dans la morale du théoricien radical et chez le héros de
Dostoïevski. En effet, l’utilité comme critère ultime de la moralité est
invoquée par Raskolnikov. La mort de la vieille prêteuse sur gage ne
compte pas puisque son existence est à proprement parler inutile. « […] qu’est-ce qu’elle peut valoir, sur la balance commune, la vie de cette petite vieille phtisique, stupide, haineuse », s’interroge Raskolnikov. On connaît également l’admiration de Dostoïevski pour Balzac. Dans Le Père Goriot,
Vautrin proclame que la richesse et le pouvoir reviennent de droit à
ceux qui sont assez forts pour s’en emparer sans s’embarrasser de
scrupules moraux. Peu probable que Dostoïevski soit passé à côté de ce
trait de caractère…
« Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie » a
dit un jour Nietzsche. L’exploration de l’âme surhumaine fait partie
des enseignements du grand russe. La différence entre les deux penseurs
est néanmoins fondamentale : pour Nietzsche le Surhomme renvoie à une
transcendance, à l’avènement d’une positivité post-nihiliste ; pour
Dostoïevski, le Surhomme est une bassesse, un renoncement à Dieu et donc
l’accomplissement existentiel du néant.
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