Genesis Breyer P-Orridge

La vie de Genesis Breyer P-Orridge, né Neil Andrew Megson en 1952, est faite de coïncidences, de violentes déconvenues, et d’une détermination à toute épreuve. Il est d’ailleurs assez prémonitoire que ce dernier ait choisi de changer légalement et définitivement son nom en Genesis en 1970. Car c’est à la Genèse qu’il fera référence quelque 30 ans plus tard, lorsqu’il expliquera ses opérations de chirurgie esthétique (il ne s’agit nullement d’un changement de sexe). A la Genèse, et plus spécifiquement à Adam Kadmon, hermaphrodite et premier humain selon certains mythes. Cela émane d’une des légendes préchrétiennes sur l’origine de l’homme, qui raconte que les humains étaient à l’origine à la fois mâle et femelle, puis séparés en deux par Dieu, condamnés à rechercher leur moitié. Cette moitié, Genesis a fini par la trouver en la personne de Lady Jaye, mais sa mort brutale en 2007 fera prendre à son projet de Pandrogynie un tour particulièrement tragique et triste. Les deux décrivaient ainsi leur surprenante transformation durant les années 2000 : « nous improvisons avec l’évolution ».
Une déclaration qui fait sens, si l’on considère qu’une grande partie des morceaux de Throbbing Gristle étaient improvisés. TG (c’est ainsi que le groupe a voulu être désigné dès sa création), groupe fondateur de l’Indus, qui aura fait de Genesis P-Orridge une personnalité culte de l’underground, aura été repris par rien moins que Marc Almond, Propaganda et les Melvins, sans oublier les nombreux remix de titres comme Hot on the heels of love et United par Carl Craig, par exemple. Pas mal pour une musique brute, improvisée et délivrée la plupart du temps sans production, avec un son volontairement exécrable. Psychic TV, l’autre groupe de P-Orridge, qui aura duré beaucoup plus longtemps, n’a pas encore fait l’objet d’un tel culte (ne récoltant que deux reprises, par les Television Personalities et les Tindersticks).

2COUM Transmissions et Throbbing Gristle : confrontation et radicalisme (1968 – 1981)2
Très jeune, Genesis P-Orridge est intéressé par l’avant-garde qu’elle soit littéraire, musicale ou bien théâtrale. S’il est d’emblée fasciné par les Rolling Stones, et surtout par Brian Jones, qu’il rencontrera en personne en 1965 – une rencontre qui le bouleversera définitivement ; il se tourne bien vite vers des groupes comme Frank Zappa, Hawkwind, voire Jean-Luc Ponty (!), dégoûté par le cynisme des Stones que la mort de Jones n’aura pas affectés le moins du monde dans leur route vers la postérité. Après un premier enregistrement privé sous le nom Early Worm en 67, il intègre, à 18 ans, une communauté d’improvisation Londonienne appelée Transmedia Explorations, proche dans l’esprit de la très radicale scène de musique improvisée de la ville, représentée par des artistes comme AMM ou Derek Bailey.

- logo industrial records
En un sens, TG est le cocktail explosif des avant-gardes extrêmes et anti-establishment du XXe siècle : futurisme italien, dadaïsme, théâtre de la cruauté d’Artaud, technique du cut-up de Brion Gysin et William Burroughs et encore krautrock le plus bruitiste (Conrad Schnitzler, Kluster, Faust, D.A.F. …). En référence à la Factory d’Andy Warhol et du Velvet, Throbbing Gristle baptise son local de travail (une usine désaffectée qu’ils squattent, dans un quartier dangereux et délaissé de Londres) « Death Factory », ce qui est également le surnom donné par les déportés au camp d’Auschwitz durant l’holocauste. Nous sommes un an avant les provocations des Sex Pistols et de Joy Division utilisant l’imagerie nazie, et Throbbing Gristle se pose déjà en ennemi public numéro un de la bienséance et du rock. Pourtant, leur rapports avec certains ‘dieux du rock’ (ou considérés comme tels) est dès le départ ambigu : leur démarche s’avoue inspirée de Metal Machine Music de Lou Reed (véritable disque précurseur de l’industriel, du drone et de la noise), leur logo en forme d’éclair est un détournement de celui du National Front anglais, comme le fit Bowie période Ziggy et Aladdin Sane ; et Peter ‘Sleazy’ Christopherson, membre du groupe, finance leurs frasques grâce à son job de designer pour pochettes chez Hipgnosis (il a travaillé pour Pink Floyd et Scorpions, à la fin des 70’s, par exemple). Plus tard, ce sera en réalisant des clips, voire des pubs.






2Psychic TV ou l’art de brouiller les pistes (1981 – 1992)2
En 1981, les abonnés à la newsletter du label Industrial Records (organe de distribution de TG, employant tout de même deux personnes), reçoivent une carte postale vierge avec pour seule mention ‘TG : The mission is terminated’[3] ». Le groupe se scinde alors en deux entités : Chris Carter et Cosey Fanny Tutti forment le duo electro Chris & Cosey, et Genesis fonde Psychic TV avec Peter Christopherson.
- hell is invisible
De son propre aveu, les albums les plus minutieusement construits du groupe sont Force The Hand Of Chance, Dreams less sweet, Allegory & Self et Trip/Reset, auxquels on peut ajouter l’avant-dernier, Hell is Invisible. Six albums finalement très cohérents, odes au dérèglement des sens via un psychédélisme des plus menaçants, d’aspect occulte et changeant, à l’exception tout de même de Trip/Reset, planant et relaxant plutôt qu’inquiétant.
Psychic TV, au départ un projet multimédia (de nombreuses vidéos et bande-originales de films sont crées) censé promouvoir le ‘Temple Ov Psychic Youth’– une secte lancée par P-Orridge en 82 – a toujours été une entité obsédée par le psychédélisme et les années 60, avant même le revival ‘paisley underground’ aux USA. Tout comme pour Throbbing Gristle, la musique n’est pas le point de départ du projet. D’ailleurs, leur première sortie sera la VHS ‘First Transmission’, au contenu particulièrement sulfureux. Le nom Psychic TV est donc à prendre au sens littéral, comme une exploration de ce nouveau média qu’est la cassette vidéo (TG était déjà pionnier dans l’utilisation des nouveaux synthétiseurs et des cassettes audio comme format peu coûteux de diffusion). Un nom sûrement également inspiré d’Alternative TV, groupe de la première vague punk anglaise dont le guitariste, Alex Fergusson, fait partie du collectif qu’est le Psychic TV des 2 premières années [4]. Fergusson, véritable musicien et bon guitariste, sera le fidèle compère de Genesis jusqu’en 87, jouant à merveille le rôle du songwriter de l’ombre, au service des visions prophétiques ou illuminées de son chanteur – et comprenant son idolâtrie pour Brian Jones, qui n’a pas dû être facile à justifier durant la période punk, surtout vis-à-vis de la posture artistique de TG !

Encore plus étonnant est Dreams Less Sweet, qui lui succède l’année suivante. Réalisé cette fois avec la participation active de David Tibet (futur Current 93) et John Balance (Coil),
en plus du noyau du groupe, il s’agit d’un album très ambitieux, entièrement enregistré en « holophonie », un procédé visant à donner l’illusion d’un son en 3 dimensions. Et le résultat au casque est bluffant, particulièrement sur Proof On, qui donne l’impression effroyablement réaliste de se faire enterrer vivant dans un cercueil… Ce qui n’empêche pas la tonalité globale d’être élégiaque et mystérieuse, avec une fois de plus une ballade Velvetienne de toute beauté, The Orchids (utilisée lors du générique de fin du documentaire).

C’est la fin de la première mouture de PTV, qui s’est rapidement fait l’une des réputations les plus sulfureuses du monde du rock (la notoriété de TG ayant porté ses fruits). Les années suivantes verront le groupe aborder sa période dite ‘Hyperdelic’, beaucoup plus rock et accessible, s’inscrivant en plein dans ce fameux revival 60’s.



3Virage à 180° vers l’Acid House3

Le principal problème de toute personne voulant découvrir le Psychic TV des années 80/90, c’est la présence d’énormément de disques pensés comme des instantanés, assez pauvres sans être tous inécoutables… Ils sont propres à la démarche de P-Orridge : la vie même est vue comme un laboratoire, et les disques n’échappent en rien à la règle… Parfois le résultat ressemble à une bande-son de cérémonie païenne, vide de sens sans images (Themes 3, Kondole, hypnotiques mais très répétitifs), et parfois l’expérimentation débouche sur des œuvres surprenantes, stimulantes et effrayantes (Tarot Ov Abomination). A noter que Themes Part 1 a été repris en 90 sous le titre What’s History, avec l’ajout de spoken word par P-Orridge… Même les travaux les plus expérimentaux n’échappent pas aux multiples retours sur sa propre œuvre qui le caractérisent. Ainsi, un disque moyen ou trop brut est souvent samplé ou réutilisé des années plus tard pour une œuvre plus cohérente…
2Exil, rencontre et mutation (1992 à aujourd’hui)2
- genesis
- lady jaye
En 1992, un incident vient définitivement fâcher le leader de Psychic TV avec la société britannique, qu’il accusait déjà de nombreux maux. Ses effets personnels sont saisis par Scotland Yard, qui, après avoir visionné la VHS ‘First Transmissions’ de Psychic TV (qui comporte de faux snuff-movies à caractère SM, joués par des acteurs adolescents), est persuadé qu’il organise des séances de torture dans sa maison – un faux témoignage sera également employé pour justifier l’opération. Les tabloïds s’emparent de l’affaire et lancent une fatwa contre P-Orridge, qui est alors au Népal avec sa famille pour aider et nourrir les réfugiés tibétains. A noter que la même mésaventure arrivera à Pete Townshend et à Robert Del Naja de Massive Attack durant les années 2000 (portant sur des images pédophiles, cette fois), juste après que ce-dernier eut très vivement critiqué la politique de Tony Blair vis-à-vis de l’Irak…


Mais en 95 survient un deuxième coup du sort : suite à l’incendie du manoir Houdini à Los Angeles (appartenant à Rick Rubin), Genesis se défenestre pour sauver sa vie et garde des séquelles irréversibles au bras… Il passe des mois immobilisé à l’hôpital. C’est le début d’une transformation physique qui le verra multiplier les opérations de chirurgie, d’abord réparatrice, puis esthétique, donc…


- descending2
Car tout au long de sa carrière, Genesis aura cherché à multiplier les collaborations et correspondances avec d’autres artistes, dont plusieurs français, bien avant sa rencontre avec Marie Losier. Dès 78, TG fait paraître un single sur le label rouennais Sordide Sentimental, c’est même leur toute première sortie. La pochette est illustrée par le collectif de designers français Bazooka, célèbres pour leurs pochettes de Starshooter. Plus tard, en 84, Psychic TV sortira Descending sur ce même label, un album live d’aspect rituel et très bootleg. En 1999, il est l’une des trois figures cultes de l’underground – les autres étant Lydia Lunch et Alan Vega – invitées sur ‘Re-up’, album de spoken-word du duo grenoblois Etant Donnés. Toujours au rayon des collaborations, on peut mentionner Dave Ball (de Soft Cell), Pigface, Hawkwind, Merzbow, Z’Ev, sans oublier Skinny Puppy et leur side-project Download, allant jusqu’à sortir un album sous le nom de ‘Puppy Gristle’ dans les années 90 ! Signalons enfin l’atypique ‘When I Was Young’, collaboration avec Astrid Monroe en 2004, qui constitue peut-être l’œuvre la plus ‘confortable’ d’écoute et accessible du personnage.
- alien brain
On en vient finalement à ce fameux album-somme, Hell is Invisible/Heaven is Her/e, sans doute l’une des plus grandes réussites musicales de P-Orridge. A plus de 55 ans, il s’y révèle un chanteur incroyable, à la gouaille remarquable et à la puissance vocale surprenante, capable d’alterner explosions rock très dansantes et ballades tendres. Ajoutons l’album de la reformation – après des années de sérieuse fâcherie – de TG, le très beau ‘Part Two : Endless Not’ (très proche de Coil) , et nous obtenons un vrai retour en grâce, tardif mais laissant augurer d’un brillant avenir… Mais tout ceci sera stoppé par le décès de Lady Jaye d’un cancer, et semble-t-il la fin de cette incarnation de Psychic TV… Et du live (après une dernière tournée). Dommage, car PTV3 a fait forte impression auprès de tous ceux qui l’auront vu sur scène, notamment aux Nuits Sonores en 2007.
Il y aura tout de même un dernier album, Mr Alien Brain Vs The Skinwalkers, proche du précédent et presque aussi bon, même si constitué à moitié de reprises et relectures d’anciens titres. On y trouve néanmoins de longues pièces stellaires et presque post-rock comme l’émouvant Pickles and Jam, qui confirme qu’à l’image d’Iggy Pop, la cinquantaine réussit bien à P-Orridge, qui n’a jamais chanté avec une telle conviction.
- part two : endless not
Depuis, excepté une collaboration avec Tony Conrad, plus de nouvelles discographiques du bonhomme, actuellement en voyage au Népal pour plusieurs mois, lui qui a développé une fascination pour le mont Kalilash, représenté en pochette du Endless Not de TG… Genesis P-Orridge aurait-il capitulé ? Ce serait mal connaître l’opiniâtreté de celui qui restera sûrement comme l’un des avant-gardistes les plus courageux de son époque, à la personnalité certes controversée, et aux théories volontiers fumeuses ; mais au parcours atypique émaillé de multiples actes de subversion, dont celui d’être resté en vie, le corps changé mais la curiosité intacte, et avec un enthousiasme et un appétit jamais démentis.
- Genesis p orridge 2007
Discographie sélective

Heathen Earth

Force the hand of chance
Dream less sweet
Godstar director’s cut
Trip/Reset
Bibliographie :
Contemporary Artists (St Martins Press, 1977) (contient un chapitre sur Genesis P-Orridge
et COUM Transmissions)
et COUM Transmissions)

[1] « Autres pionniers en cette période pré-punk, pourtant assez calme : Cabaret Voltaire, Boyd Rice aux USA, voire les Residents, dans un style plus transversal mais tout aussi dérangeant et subversif. Les influences de Throbbing Gristle sont pourtant plus à chercher du côté de Suicide, du Velvet Underground de Sister Ray et de la musique contemporaine, de Russolo à Stockhausen. »
[2] « Les morceaux étaient créés spontanément, sans la moindre répétition ou préparation autre que les rythmes préparés par Chris [Carter] et nos discussions au sujet d’un piste possible pour les paroles, que Genesis allait utiliser pour écrire ses paroles. Pour autant que je sache, les mots sortaient aussi spontanément que la musique »
[3] « Genesis P-Orridge, via cette déclaration et d’après les interviews données à cette époque, proclame la fin du mouvement indus, que Throbbing Gristle avait à lui seul théorisé, et rejette toute paternité de la scène « post-industrielle » qui débute alors, parmi laquelle on peut retrouver des groupes aussi divers que Coil, Nurse With Wound, Current 93, Death In June, Hafler Trio, Zoviet France et Whitehouse, que P-Orridge citera tout particulièrement en exemple de surenchère dans la violence et la provocation qui vide tout le ‘projet’ industriel de son sens. Son idée est que l’intention originelle de TG a été perdue, mal comprise et mystifiée comme un groupe de rock « normal » par une partie du public, et que son message va dorénavant passer par le Temple of Psychick Youth, pseudo-secte vouée à la propagation de ses idées sur la « déprogrammation de l’individu », entre autres.(Psychic TV étant dédié à la musique seule, psychédélique cette fois)
[4] « Un collectif dans lequel auront débuté rien de moins que David Tibet (futur barde de Current 93) et John Balance, qui quitte Psychic TV pour fonder Coil avec Christopherson, non sans avoir participé au fascinant Dreams Less Sweet. Coil, dans la continuité des 2 premiers disques de Psychic TV, produira par la suite de nombreux albums magnifiques jusqu’à la fin du groupe en 2004. »
[5] « Psychic TV ira même jusqu’à graver de belles reprises de Only Love Can Break Your Heart (Neil Young) et de Transluscent Carriages des obscurs Pearls Before Swine datant de la même époque. »
L'Influx
L'Influx
RIP Genesis P-Orridge. Merci pour ce texte précis et passionnant
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