Auguste Piccard versus Tournesol

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Auguste Piccard (1884-1962) et de son assistant Paul Kipfer à Bruxelles après leur ascension du 27 mai 1931. Ils ont réussi le premier vol stratosphérique (15 781 mètres)
dans un ballon baptisé FNRS, du nom du Fonds National de la Recherche Scientifique Belge qui avait financé l'expérience. Clichés Hersleven, 1931


De l'aveu même d'Hergé, le modèle de Tournesol était le Suisse Auguste Piccard, qui enseignait à Bruxelles : comme l'expliquait le père de Tintin à Numa Sadoul, dans ses Entretiens avec Hergé (Flammarion "Champs", 2003, Tournesol "était un Piccard en réduction, car le vrai était très grand. Il avait un cou interminable qui surgissait d'un col trop large. Je le croisais parfois dans la rue et il m'apparaissait comme l'incarnation du "savant". J'ai fait de Tournesol un mini-Piccard, sans quoi j'aurais dû agrandir les cases des dessins !" Piccard, qui apparaît - à grandeur réelle - dans une case de L'Etoile mystérieuse, est connu à l'époque pour son exploration de la stratosphère en ballon. "Il avait un physique très graphique, mais je pense que c'est surtout l'image du scientifique technicien payant de sa personne qui a dû séduire Hergé", suggère Benoît Peeters.
Tournesol va lui aussi payer de sa personne. "Il n'est pas présenté comme M. la Science, mais plutôt comme un bricoleur, le huitième accessit du concours Lépine, souligne Benoît Peeters. Du coup, on ne veut pas de lui, et il entre en force dans le récit, en montant à bord comme passager clandestin. C'est une très jolie idée d'Hergé que ce savant s'impose et devienne indispensable grâce à son petit sous-marin."
Il s'agit là d'une intuition surprenante. Les explorations subaquatiques de l'époque se faisaient sans que les scientifiques aillent sous l'eau. Et même lorsque Cousteau ouvre, en 1952, le premier grand chantier d'archéologie sous-marine près de l'îlot du Grand Congloué, à la sortie de Marseille, l'archéologue Fernand Benoît ne plonge pas. Ce qui l'empêche d'ailleurs de comprendre qu'il n'y a pas une, mais deux épaves antiques au fond de l'eau... Comme l'explique Jean-Yves Empereur, directeur de recherches au CNRS et qui fouille à Alexandrie, "par le passé, c'étaient plutôt des professionnels de la plongée qui faisaient de l'archéologie sous-marine que des archéologues qui plongeaient...".
Le Mésoscaphe Auguste Piccard
De manière très symbolique certes, mais en avance sur son temps, Tournesol effectue lui-même la première plongée de son submersible maquillé en requin - précédant (ou inspirant ?) son modèle Auguste Piccard qui consacrera la seconde moitié de sa carrière aux descentes dans les abysses à bord de son bathyscaphe.
L'implication du chercheur est donc indispensable à l'exploration raisonnée des fonds sous-marins. Grâce à Tournesol et à son requin d'acier, Tintin découvre la Licorne, laquelle, en l'absence d'appareil perfectionné tel qu'un magnétomètre ou un sonar, n'aurait probablement jamais pu être localisée. Comme copiée d'une gravure de Vingt Mille Lieues sous les mers, l'épave est là, majestueuse... et complètement incongrue, ainsi que l'explique Michel L'Hour, non sans cruauté pour Hergé : "Trouver le bateau en élévation avec la figure de proue, c'est hors de question. On peut éventuellement voir ce cas de figure dans des grands lacs américains froids, mais dans les eaux chaudes et salées des Antilles, le bois est complètement mangé s'il n'est pas conservé à l'abri de l'oxygène..."
Hergé, qui avait fait confectionner une maquette de la Licorne pour mieux la dessiner et imaginer les ravages du temps, s'est donc trompé une deuxième fois. Bien d'autres détails sont incorrects, à commencer par l'impossible conservation des objets métalliques tels que les épées et les haches, qui se couvrent naturellement de concrétions.
Le dessinateur belge a-t-il commis une troisième grosse bévue ? Impitoyable, Michel L'Hour pointe du doigt le rhum qu'Haddock remonte et boit. Non pas que le verre se conserve mal, puisqu'il arrive d'en retrouver intact. Mais le contenu des bouteilles est-il... buvable ? Michel L'Hour pense que, même cachetés, les bouchons n'ont pas résisté. On accordera le bénéfice du doute à Hergé en rappelant que les bouteilles de champagne transportées par le schooner suédois Jönköping, coulé en 1916 en mer Baltique, ont été découvertes en 1997 en parfait état de conservation. De même, les papiers de François de Hadoque, retrouvés dans un coffret, ont plausiblement pu traverser les siècles sans être anéantis.
Tintin n'est pas archéologue. Certes, il explore l'épave "méthodiquement", selon ses propres termes, mais il n'a pas de suceuse pour aspirer les sédiments, il n'utilise pas de carroyage pour noter avec précision l'emplacement des objets qu'il ramasse, il n'a pas conscience que son intrusion détruit la bulle spatio-temporelle créée par le naufrage de la Licorne.
Néanmoins, Hergé a bien perçu les spécificités d'une fouille sous-marine : "Il fait sentir le temps de la recherche, le temps de la préexploration avec le sous-marin, analyse Benoît Peeters. Ce n'est pas facile de trouver la Licorne, de la fouiller comme il faut, de l'interpréter correctement."
De même, la dernière page de l'album illustre le souci de restituer au public les résultats de la fouille, par le biais d'une exposition. Les objets découverts suivent le cheminement qui n'est malheureusement pas toujours emprunté dans la réalité : la figure de proue de la Licorne, une ancre, un canon, un coffret, les parchemins terminent dans un musée.
 A l'instar des chercheurs d'aujourd'hui qui ne se focalisent pas sur la valeur pécuniaire des objets repêchés mais uniquement sur leur apport scientifique, on en aurait presque oublié le trésor, qui n'était pas au fond de l'eau. Il faut là encore l'entêtement de Tryphon Tournesol pour résoudre le mystère. En analysant les parchemins remontés de l'épave, qu'il a séchés et dont il a reconstitué le puzzle, il découvre l'indice menant au château de Moulinsart, où est caché le butin de Rackham le Rouge.
De nouveau, c'est le petit scientifique dur d'oreille qui sauve l'aventure. Grâce, cette fois, à un pur travail... d'archéologue.
Pierre Barthélémy

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