Le travesti de 14-18
3Pour échapper aux recherches, Paul, qui s’est réfugié à Paris auprès de Louise, choisit une solution radicale : il se travestit en femme. L’ironie de la situation est évidente, quand on sait qu’à travers les siècles, se travestir en homme fut, pour de nombreuses femmes, le moyen d’intégrer les rangs de l’armée. Pendant dix ans, il vit, sous le nom de Suzanne Landgard, en compagnie de Louise. De telles cohabitations restaient rares dans les classes populaires et pouvaient faire planer le soupçon de lesbianisme ; le couple déménage souvent. Néanmoins, la supercherie semble avoir fonctionné au-delà de toute espérance : Suzanne trouve à s’employer à domicile ; surtout elle prend goût à son nouvel état. Elle fréquente le Bois de Boulogne, découvre sa force de séduction et multiplie bientôt les aventures tarifées, avec des hommes et des femmes. À partir de 1922, Paul achève sa transformation : il se débarrasse des poils récalcitrants grâce à l’épilation par électrolyse. Bien habillée, coiffée et maquillée, Suzanne devient l’incarnation de la garçonne élégante et sportive : elle s’initie au saut en parachute et attire l’attention des médias. Dans son journal, elle tient le compte de ses innombrables conquêtes et expérimentations sexuelles (homosexualité féminine et masculine, multi-partenariat sexuel…). À partir de 1924, elle convainc Louise de l’accompagner dans ses sorties nocturnes, l’initie à l’échangisme, lui impose des amants, puis la présence d’une maîtresse à demeure. Pourtant Paul vit mal ses années de dissimulation. Il boit, songe au suicide. En 1925, enfin, est promulguée la loi d’amnistie. Suzanne n’a plus de raison d’être.
4En quelques jours, « Paul passait de la clandestinité à la notoriété ». La révélation de son étrange parcours fait les gros titres. Il est submergé de lettres, certaines émanant de travestis soucieux de parachever leur transformation, mais aussi de femmes désireuses de conseils de beauté. La célébrité ne va pas sans inconvénient : le couple est menacé d’expulsion. Paul lui-même semble avoir du mal à réintégrer son identité masculine : il boit de plus en plus, n’hésite pas à s’exhiber pour faire la preuve de sa virilité, transporte partout comme un trophée un album de photos de Suzanne, et, bientôt, recommence à se travestir. En décembre 1924, alors que Louise accouche d’un garçon, il est au chômage. Les relations au sein du couple, déjà tendues, ne cessent de se dégrader. Paul est de plus en plus violent. Le dernier épisode du drame se joue dans la nuit du 21 juillet 1928. Alors que leur fils est malade, Paul rentre une nouvelle fois ivre mort. Louise le tue de plusieurs coups de pistolet alors que, selon ses dires, il la menace, elle et l’enfant. Le procès, qui se tient en 1929, se conclut par l’acquittement de Louise. Le passé trouble de la victime, déserteur, travesti, mauvais chef de famille joua clairement en faveur de l’accusée, présentée comme une mère courage. Son enfant était mort peu après le meurtre. Louise, qui s’était remariée, mourut en 1981.
5Rendant
hommage aux tenants de la micro-histoire, les auteurs ont cherché à
« transformer un fait divers tragique en objet d’étude historique »,
prenant soin de nourrir un vaste corpus archivistique de nombreuses
références bibliographiques. Le résultat est passionnant. L’histoire de
Paul et de Louise offre un éclairage inattendu sur la société des années
1920 et 1930, appréhendée sous l’angle des études de genre, même si
d’autres lectures, politique et socio-économique, seraient également
possibles.
6Du
point de vue de l’histoire des masculinités, en particulier, le cas de
Paul Grappe ouvre de nombreuses perspectives. Cet homme qui, jusqu’à sa
désertion, se conformait, semble-t-il, aux normes viriles de son temps,
choisit d’assumer, ponctuellement, une identité féminine. Paul,
cependant, ne devient pas une femme, il n’est pas davantage un
transsexuel. S’il incorpore certains signes du féminin dans sa
présentation de lui-même, il n’en continue pas moins de se comporter
conformément à son habitus viril : initiative en matière sexuelle,
agressivité, domination de sa partenaire… S’il se plie aux impératifs de
beauté et d’élégance, il n’a cure, en revanche, des consignes de pudeur
et de modestie alors imposées aux femmes. De fait, c’est bien parce
qu’elle s’affiche, à maints égards, en rupture avec les normes de la
féminité que Suzanne est perçue par les observateurs extérieurs comme
une « garçonne » ou une « lesbienne », cette dernière étant alors
présumée définie par une forme de virilité psychique et/ou physique.
Dans ce couple hors normes, c’est pourtant Louise qui travaille et
rapporte l’argent du ménage. Elle est « l’homme de la maison ».
L’inversion de genre est donc double.
7La
transformation de Paul en Suzanne n’est pas sans conséquences. Ce
travestissement opportuniste se révèle performatif, puisqu’il introduit
pour Paul, et tous ceux qui l’approchent, le « trouble dans le genre ».
L’identité hétérosexuelle présumée de Paul et de ses différents
partenaires est alors remise en cause. Transgenre, Suzanne bouleverse
l’ordre des corps, des sexes et des sexualités. C’est ici, sans doute,
que les limites de l’ouvrage apparaissent. Les auteurs, en donnant la
priorité au récit, par souci, légitime, de rendre le livre accessible à
un public plus large, n’ont pas toujours poussé à son terme l’analyse. À
cela s’ajoute l’absence, avant le chapitre 6, qui évoque les « archives
d’une affaire », de références précises aux sources. Le plus gênant est
le manque d’extraits du fameux journal de Paul/Suzanne, qui nous prive
de la parole du principal protagoniste, seule à même de nous faire
comprendre comment lui-même appréhendait son étonnante transformation.
8Le
parcours de Paul Grappe et de Louise Landy, pour être exceptionnel,
n’en révèle pas moins, au tournant des années 1920, un espace des
possibles, une certaine fluidité du genre et des sexualités, qui trouva à
s’exprimer dans une capitale déstabilisée par la guerre, marquée par
les recompositions sociales et familiales, et où il était possible de
préserver son anonymat. La garçonne et l’assassin se lit d’une
traite, comme l’un de ses romans « modernes » dont les écrivains des
années folles aimaient régaler leurs lecteurs. Le dénouement, du reste,
est conforme aux lois du genre : la mort de la garçonne rétablit, en
apparence et pour un temps, l’ordre social.
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