La Soirée (Jean Eustache, 1963)
« Boris, le fils de Jean Eustache, raconte La Soirée, premier film datant de 1963, que seuls de très rares proches ont pu voir.
Il y a un an
environ, en fouillant dans diverses boîtes, j’ai retrouvé La Soirée, le premier film de Jean Eustache, datant de 1963. C’est
un court métrage de moins de dix minutes, en noir et blanc 16 millimètres, sans
son car la postsynchronisation initialement prévue n’eut jamais lieu. Il fut
tourné en une seule journée, avec Philippe Théaudière à l’image et Paul
Vecchiali dans le rôle principal (y figure aussi Jean-André Fieschi).
La Soirée, "librement
adapté" d’une nouvelle de Maupassant du même nom, est le premier projet
écrit en totalité par Jean Eustache. Il devait être composé de deux scènes,
dont seule la première a été tournée. Un homme invite des amis, quelques hommes
et deux femmes, pour leur donner lecture d’un texte sur le cinéma dont il est
l’auteur et qui vient d’être publié. On pense qu’il s’agit de "Vivre le film",
l’article publié par Jean-Louis Comolli dans les Cahiers, mais ce n’est pas sûr, cela n’étant pas précisé dans le
scénario d’une part, le film étant muet d’autre part. les commentaires vont bon
train. L’ambiance a quelque chose de très Nouvelle Vague, évoquant la soirée
filmée par Rohmer dans Le Signe du lion.
Puis l’auteur annonce qu’il doit se préparer pour se rendre à une soirée où l’a
invité un metteur en scène d’importance dont le nom est tu. Il promet à ses
amis de leur en faire ultérieurement le récit. En l’état le film s’arrête là.
Commence alors la seconde partie, la plus importante, la soirée proprement
dite. L’auteur s’y rend, rencontre le metteur en scène, mais celui-ci part de
façon impromptue, le laissant seul, contraint d’accueillir les invités. Fin.
La Soirée s’ouvre et se ferme par un plan de baiser. On peut le considérer comme
achevé (à la manière de Partie de
campagne), la première partie ayant été tournée et montée de telle façon
qu’elle constitue à elle seule un film. »(1)
Ces mots de l’héritier
de Jean Eustache décrivent assez bien l’objet retrouvé dont n’aurait pas à
rougir un jeune cinéaste débutant. Les angles de prises de vue, les raccords
sur le regard, la direction d’acteur nous donnent déjà malgré l’absence du son
et un éclairage parfois grossier une compréhension parfaite de l’espace et des
rapports entre les personnages ; qui est en haut, qui est en bas, qui est
à la droite de qui, qui est contre ou avec, qui écoute qui n’écoute pas, qui
est le meneur du jeu. En cela, La Soirée
est un peu plus qu’une simple curiosité destinée aux seuls inconditionnels (la
présence du Vecchiali de 63 est tout de même jouissive) et comporte même
quelques événements plastiques étonnants, notamment cette façade salie sur
laquelle donne la fenêtre du premier étage, tantôt brûlée par une
surexposition, tantôt s’apparentant à une toile dessinée au fusain. Le dernier
plan, comme le premier – un baiser aussi délicieux qu’insolent, valent aussi le
coup : Chantal Simon appuyée contre la rambarde et presque de face éclate
d’un rire moqueur tandis que, la fin de la bobine approchant, la poussière
accumulée sur la pellicule se voit de plus en plus et l’image devient de plus
en plus instable jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Pas de baiser de fin (erreur
de mémoire de la part de Boris ou fichier numérique tronqué ?).
Sans son nous nous concentrons sur les images, et nous nous rappelons
que, si le cinéma d’Eustache est très parlé, la beauté de la lumière et des
cadres dans lesquels il baigne, l’éventail de textures sonores si singulières
qu’il propose sont peu commentés. Magnifiques promenades silencieuses de Mes petites amoureuses, inoubliables
images baignées d’un grand apaisement des femmes écoutant Une sale histoire, une douceur qu’on trouve, par bribes seulement
mais déjà, dans cette première tentative de film.
« Tant que nous n’aurons pas vu Les Quatres Diables de Murnau, tant qu’avec ce film nous n’aurons pas établi de rapport concret, en ressentant ce qu’il porte en lui et qui demeure lettre close aujourd’hui, il n’aura pour nous d’autre existence qu’abstraite et théorique, tout au plus pourrions-nous le rêver. Par contre, nous ne connaissons de Mizoguchi que quelques films, et c’est à ces films seulement (à peine le dixième de son œuvre) que nous devons et une nouvelle approche du cinéma et une exaltation jamais ressentie auparavant de notre sensibilité cinématographique. Et c’est un fait que pour le spectateur qui manque encore de culture filmique, il subsiste une terra incognita du cinéma qui resterait pour lui plus mythique que réelle si ses explorations ne lui donnaient peu à peu vie. Pour tout dire, il ne suffit pas à la vie d’une œuvre qu’elle soit créée. Il lui faut encore, comme pour la vie d’un homme, une mise en relation constante avec les autres vies, un enrichissement toujours renouvelé qui l’anime et l’entretienne, un milieu qui la déploie. Il lui faut les autres hommes. Elle les appelle et les éveille, seul un besoin réciproque d’eux les fait vivre tous deux. »(2)
Alexandre Kassis
1
Cahiers du cinéma, supplément au n°523 « Spécial
Eustache », avril 1998, page 28.
2
COMOLLI Jean-Louis, « Vivre le film », Cahiers du
cinéma, n°141, mars 1963, pages 19-20.
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