Louis-René des Forêts/ Les mendiants
«Il a cessé de chantonner, il a cessé d'osciller et s'est retourné vers
moi en souriant. Les mêmes cris plaintifs, mais plus sourds : en petites
bandes au vol heurté, aux ailes largement étalées et aux becs pointus,
des oiseaux montèrent en une lente ascension et brillèrent très noirs
sur la rive escarpée et décrivirent de grands cercles au-dessus de nous
et se maintinrent sur une ligne horizontale constituée par le sommet de
la crête herbeuse ; la colonie vibrante s'éleva encore d'un léger bond
et se perdit sur l'étoffe sombre des nuages poussés par le vent. Il
s'est renversé en riant, sa main mouillée devant sa bouche. J'ai dit :
Guillaume, et je me suis tu ; j'ai compris que je n'avais qu'à le
regarder et que c'était entre lui et moi qu'existait un lien invisible
et secret. Tous deux seuls avec l'eau, la vigilance, l'animation et la
panique des bêtes. Je n'ai fait que le regarder sans parler ni même me
pencher vers lui qui rejetait ses cheveux en fixant la rive où dans la
demi-obscurité, à travers les roseaux et les broussailles compactes,
s'est élevé le cri désolé et plaintif des oies. Je n'ai fait que le
regarder.»
Le gros livre, ébauché en 1938, sort chez Gallimard en août 1943, sans aucune marque de censure. Étonnante inconséquence! La tante de Des Forêts a mieux lu l’opus, elle le juge aussitôt dépravé, équivoque et dépourvu de toute composante positive. Une partie de nos concitoyens pensaient encore que la France se redresserait en bridant ses mauvaises passions. La purge concernait surtout ces empoisonneurs qu’étaient les artistes. En vérité, ce roman policier n’est pas un roman très policé. L’intrigue à miroirs nous plonge d’emblée dans le climat interlope d’un port qui pourrait être Marseille, et d’un milieu où les liens de famille comptent moins que les liens de pouvoir. Dostoïevski et Faulkner rôdent parmi cette violence clanique et la déchirure secrète des uns et des autres. «Chacun de mes personnages est enfermé dans une solitude inexorable», confie Des Forêts à un critique qui ne comprend pas alors la structuration des Mendiants en une série de monologues par lesquels se diffractent le récit et les points de vue. On ne dissertait pas encore d’énonciation tournante ou de polyfocalité, le terme de polyphonie suffisait et comblait l’auteur, très musicien. Hostiles ou pas aux étrangetés et aux disjonctions du récit, les critiques de l’été 43 en attribuaient la source à la mode du roman américain, lancée, avant-guerre, par Sartre et Camus. Le jeune Des Forêts n’avait pas manqué de s’y frotter, bien que Shakespeare, Joyce et Rimbaud aient davantage marqué son adolescence de fils de famille indocile. Tant d’américanismes dérangèrent donc une certaine presse, mais ils ravirent deux des aigles de la critique parisienne. Pour être de droite, voire de droite extrême, Thierry Maulnier et Maurice Blanchot ne conditionnaient pas le salut de la France à la conversion lénifiante de sa littérature. Leurs comptes rendus, hommages à cet inconnu si soucieux de vérité, sont éblouissants. Des Forêts, aux anges, les fit circuler autour de lui. S’il faut aller chercher l’article de Blanchot parmi ses chroniques du Journal des débats, rééditées par Christophe Bident (Gallimard, 2007), la recension de Maulnier s’offre au lecteur du présent Quarto et de son remarquable appareil documentaire. Une fois rappelées les dettes au fatalisme sombre du roman américain, vu alors comme l’heureuse négation des drames et des psychologies trop huilés, Maulnier rattache Les Mendiants à une autre veine, celle-là bien française et aussi fertile, la veine des «enfants terribles» que Fournier, Cocteau et Radiguet avaient merveilleusement servie. Certes, le style dense de Des Forêts se détourne de leur clarté d’écriture, comme des images vivement heurtées de Faulkner. Cette langue fait moins de bonds, elle se love plutôt dans les replis de chaque personnage, et la difficulté d’être ou de se faire aimer qui les ronge. L’amour, corps et âme, ne se mendie pas, il brûle ou détruit.
Un autre grand lecteur du roman a compris que le personnage d’Hélène Armentière, Desdemona à la scène et corps aléatoire en ville, «est la lumière qui illumine tout le livre de clarté noire» (Blanchot). Et ce lecteur est une lectrice. En septembre 1986, quand reparaît le roman de Des Forêts que Benoit Jacquot vient de porter à l’écran avec la troublante Dominique Sanda, Florence Delay signe une superbe chronique de Sud-Ouest où elle dit tout le bien qu’elle pense de ce livre qu’elle découvre. D’instinct, elle se sent attirée par le rôle qu’y jouent le théâtre et les acteurs, si peu faits pour le cruel de la vie. Hélène justement lui plaît parce qu’elle ne s’en tient pas à la fiction des planches, et que l’amour la porte au-delà d’elle. Aujourd’hui très glosée, l’influence de Shakespeare, Florence Delay l’aura noté, surgit partout, Dieu caché d’un intertexte où Des Forêts a mis aussi la France de 1942-43 et son profond désarroi. Au printemps 1938, visitant l’Autriche il avait assisté avec horreur aux premiers effets de l’Anschluss: «Ce régime est d’une vulgarité sans nom et atrocement primaire», écrit-il à son père sous le coup de l’émotion… Des Forêts devait rejoindre la résistance fin 43 et voir mourir quelques-uns de ses proches, jusqu’à son frère, tombé devant Belfort un an plus tard. Le tragique des Mendiants, trois actes déroulés sur trois jours, n’avait pas fini de broyer la jeunesse orpheline d’un vrai destin.
Stéphane Guégan
Des enfants qui jouent aux grands, des adultes qui agissent en enfants, les illusions du théâtre confrontées aux ombres du réel, une femme mal aimée de deux hommes, un double coup de feu final, les effets de symétrie gouvernent un peu trop le premier roman de Louis-René des Forêts. Mais en parlerait-on si la force et la beauté des Mendiants n’excédaient pas l’effort de construction que s’imposa, en pleine guerre, un jeune homme de 25 ans, fraîchement démobilisé?
Le gros livre, ébauché en 1938, sort chez Gallimard en août 1943, sans aucune marque de censure. Étonnante inconséquence! La tante de Des Forêts a mieux lu l’opus, elle le juge aussitôt dépravé, équivoque et dépourvu de toute composante positive. Une partie de nos concitoyens pensaient encore que la France se redresserait en bridant ses mauvaises passions. La purge concernait surtout ces empoisonneurs qu’étaient les artistes. En vérité, ce roman policier n’est pas un roman très policé. L’intrigue à miroirs nous plonge d’emblée dans le climat interlope d’un port qui pourrait être Marseille, et d’un milieu où les liens de famille comptent moins que les liens de pouvoir. Dostoïevski et Faulkner rôdent parmi cette violence clanique et la déchirure secrète des uns et des autres. «Chacun de mes personnages est enfermé dans une solitude inexorable», confie Des Forêts à un critique qui ne comprend pas alors la structuration des Mendiants en une série de monologues par lesquels se diffractent le récit et les points de vue. On ne dissertait pas encore d’énonciation tournante ou de polyfocalité, le terme de polyphonie suffisait et comblait l’auteur, très musicien. Hostiles ou pas aux étrangetés et aux disjonctions du récit, les critiques de l’été 43 en attribuaient la source à la mode du roman américain, lancée, avant-guerre, par Sartre et Camus. Le jeune Des Forêts n’avait pas manqué de s’y frotter, bien que Shakespeare, Joyce et Rimbaud aient davantage marqué son adolescence de fils de famille indocile. Tant d’américanismes dérangèrent donc une certaine presse, mais ils ravirent deux des aigles de la critique parisienne. Pour être de droite, voire de droite extrême, Thierry Maulnier et Maurice Blanchot ne conditionnaient pas le salut de la France à la conversion lénifiante de sa littérature. Leurs comptes rendus, hommages à cet inconnu si soucieux de vérité, sont éblouissants. Des Forêts, aux anges, les fit circuler autour de lui. S’il faut aller chercher l’article de Blanchot parmi ses chroniques du Journal des débats, rééditées par Christophe Bident (Gallimard, 2007), la recension de Maulnier s’offre au lecteur du présent Quarto et de son remarquable appareil documentaire. Une fois rappelées les dettes au fatalisme sombre du roman américain, vu alors comme l’heureuse négation des drames et des psychologies trop huilés, Maulnier rattache Les Mendiants à une autre veine, celle-là bien française et aussi fertile, la veine des «enfants terribles» que Fournier, Cocteau et Radiguet avaient merveilleusement servie. Certes, le style dense de Des Forêts se détourne de leur clarté d’écriture, comme des images vivement heurtées de Faulkner. Cette langue fait moins de bonds, elle se love plutôt dans les replis de chaque personnage, et la difficulté d’être ou de se faire aimer qui les ronge. L’amour, corps et âme, ne se mendie pas, il brûle ou détruit.
Un autre grand lecteur du roman a compris que le personnage d’Hélène Armentière, Desdemona à la scène et corps aléatoire en ville, «est la lumière qui illumine tout le livre de clarté noire» (Blanchot). Et ce lecteur est une lectrice. En septembre 1986, quand reparaît le roman de Des Forêts que Benoit Jacquot vient de porter à l’écran avec la troublante Dominique Sanda, Florence Delay signe une superbe chronique de Sud-Ouest où elle dit tout le bien qu’elle pense de ce livre qu’elle découvre. D’instinct, elle se sent attirée par le rôle qu’y jouent le théâtre et les acteurs, si peu faits pour le cruel de la vie. Hélène justement lui plaît parce qu’elle ne s’en tient pas à la fiction des planches, et que l’amour la porte au-delà d’elle. Aujourd’hui très glosée, l’influence de Shakespeare, Florence Delay l’aura noté, surgit partout, Dieu caché d’un intertexte où Des Forêts a mis aussi la France de 1942-43 et son profond désarroi. Au printemps 1938, visitant l’Autriche il avait assisté avec horreur aux premiers effets de l’Anschluss: «Ce régime est d’une vulgarité sans nom et atrocement primaire», écrit-il à son père sous le coup de l’émotion… Des Forêts devait rejoindre la résistance fin 43 et voir mourir quelques-uns de ses proches, jusqu’à son frère, tombé devant Belfort un an plus tard. Le tragique des Mendiants, trois actes déroulés sur trois jours, n’avait pas fini de broyer la jeunesse orpheline d’un vrai destin.
Stéphane Guégan
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