L’affaire Sokal ou la querelle des impostures
La question des statuts respectifs de la physique et de la philosophie, de la réalité et du relativisme, a atteint un paroxysme ces dernières années à l’occasion de la polémique communément appelée « l’affaire Sokal », avec Alan Sokal dans le rôle du scientifique rigoureux engagé dans la « déconstruction » des postmodernes et de leurs idées. Cette controverse a inévitablement touché le monde des sciences sociales car, derrière les cibles officielles – la gauche académique américaine (incarnée par lescultural studies) et « les intellectuels français » (du moins une sélection d’entre d’eux) –, ce sont les notions de « texte » et de « raison » qui ont été au cœur des débats. Les réactions mitigées des anthropologues face à l’événement (entre le rire et l’agacement) rendent bien compte du malaise qui fut le leur pour interpréter celui-ci avec suffisamment de distance analytique. Parmi la profusion de textes sur le sujet, l’investigation minutieuse et détaillée d’Yves Jeanneret a le mérite de ne pas tomber dans la prise de position facile, mais d’élargir le champ de la discussion en analysant les contradictions, les amalgames, les confusions et les enjeux qui ont sous-tendu cette affaire depuis le début.
- 1 Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries. Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity(...)
- 2 Alan Sokal, « A physicist experiments with cultural studies »,Lingua Franca, 1996, 6 (4): 62-64.(...)
- 3 Alan Sokal & Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.
2Tout commence au printemps 1996 lorsque le physicien new-yorkais Alan Sokal envoie un article à la tonalité résolument postmoderne (prônant la transgression des frontières intellectuelles) à la revue Social Text1 qui le publie. Quelques mois plus tard, il fait paraître dans une autre revue, Lingua Franca2, un article-commentaire sur son premier texte qu’il présente comme parodique: son but était de piéger les éditeurs de Social Text afin de mettre en évidence leur manque de rigueur intellectuelle. Sur sa lancée, l’année suivante, Alan Sokal publie, en collaboration avec Jean Bricmont, un livre intitulé Impostures intellectuelles3 qui entend dénoncer l’obscurantisme de certains intellectuels français (Lacan, Baudrillard, Latour, Kristeva, etc.). Ces textes – en fait un « pré-texte », celui de « Pseudo-Sokal » (le prétendu postmoderne), et un « méta-texte », celui de « Super-Sokal » (le véritable réaliste justicier) – vont constituer l’événement fondateur de toute l’affaire. En démontrant qu’en se conformant à une idéologie (en l’occurrence le relativisme), il est possible de faire accepter un article absurde, « Super-Sokal » veut combattre le relativisme paresseux et l’arrogance des positions dites « postmodernes ». Son point de vue est double: 1) la réalité ne peut pas être remise en cause; 2) la science peut connaître la réalité. S’aventurant dans la philosophie par le biais de la physique, il accumule les griefs et passe – avec tous ceux qui se reconnaissent dans ses idées – de l’accusation à la leçon de morale. Démasqués: l’absence de rigueur des cultural studies, la « confusion mentale » de certains intellectuels pris en flagrant délit d’ignorance ou de malhonnêteté, etc. Contrairement aux scientifiques qui traiteraient du réel au moyen d’un langage approprié, les littéraires et les chercheurs en sciences sociales dits « postmodernes » tendraient à compliquer inutilement des questions simples en se livrant à des jeux de langage gratuits visant à masquer leur faiblesse, et en allant chercher du côté des sciences « dures » leur légitimation théorique pour impressionner les lecteurs. Parlant de ce qu’ils connaissent mal, ils ne feraient que produire un savoir stérile.
3Pour Sokal, éditer un texte c’est lui donner un label de vérité. Dans cette logique, éditer un mauvais texte, un texte canular, c’est se discréditer. Mais son combat est-il vraiment un combat d’idées? Yves Jeanneret montre que si Sokal fait preuve de créativité politique en piégeant et en problématisant la circulation, la diffusion et l’influence des textes et des idées qu’il juge excessifs, la querelle des impostures qu’il lance ne constitue pas un débat en soi. Quelle est en effet la force d’une critique qui s’appuie sur une série de citations extraites d’œuvres choisies? La manœuvre éditoriale de Sokal et Bricmont repose en effet sur ce principe de décontextualisation (copier)/recontextualisation (coller). La démonstration obligeant à sélectionner des données, les passages d’auteurs français qu’ils choisissent d’éditer ont tous pour point commun d’interpréter philosophiquement – et de façon erronée – des catégories mathématiques et physiques. Le projet pédagogique est simple: faire porter la suspicion sur l’ensemble de l’œuvre des auteurs concernés. Comme le souligne parfaitement Yves Jeanneret, Sokal « devient auteur sans avoir à exposer et argumenter ses idées, simplement en désignant le discours des autres » (p. 154). C’est, paradoxalement, en déconstruisant la renommée de ses « cibles » qu’il sort de l’anonymat et atteint la célébrité.
4Dès le départ, l’affaire se développe non dans l’univers de la parole mais dans celui de l’écrit. Aux États-Unis et en France, la presse s’en mêle et adopte une version qui focalise sur la honte des éditeurs de Social Text. La polémique va cependant connaître des développements différents des deux côtés de l’Atlantique. Dans un premier temps, Sokal juxtapose dans ses critiques l’obscurantisme de ce qu’il considère être la fausse gauche académique américaine, qui saperait toute perspective de critique sociale, et la méfiance populaire à l’égard d’un certain discours théorique intellectuel. Mais l’« antimanuel de francais » (pour reprendre la formule d’Yves Jeanneret) qu’il publie ensuite avec Bricmont augmente encore la confusion: les auteurs avaient annoncé un livre sur les « impostures scientifiques des postmodernes », l’éditeur a titré « Impostures intellectuelles » et la presse a parlé d’« impostures des intellectuels français »). La confusion s’étend d’autant plus que l’on trouve sur le banc des accusés tous les détracteurs de la modernité (les études culturelles, les postmodernes, la pensée New Age, une certaine gauche intellectuelle, etc.), empêtrés dans le relativisme, la démission politique, l’ignorance scientifique, l’obscurité stylistique, etc., ce qui fait beaucoup de monde… Confusion aussi du fait que les accusés vont eux-mêmes s’enfermer dans le piège tendu par Sokal et, pour se défendre, se renvoyer mutuellement les accusations (le style pédant, la faiblesse argumentative, etc.) dont ils sont l’objet. Du coup, la place de l’accusé est vide et on se demande sur quoi porte vraiment le débat…
5L’affaire Sokal s’inscrit dans son temps dans la mesure où ses développements ont été favorisés par la communication internet. Les débats sans fin qu’elle a engendrés, sur le statut des sciences, sur le relativisme, etc., sont porteurs de paradoxes sémantiques auxquels Sokal n’échappe pas, ce qui permet à Yves Jeanneret de parler d’un « processus en dérive permanente » dans lequel, pris à son propre piège, le physicien s’est « condamné au commentaire perpétuel de la seule imposture avérée de l’affaire, la sienne » (p. 167). Sokal abuse d’autorité en jouant au philosophe. Il utilise, pour faire triompher ses idées, une procédure qui, par sa forme même, les contredit. Sa méthode invalide sa théorie car sa victoire sur les théories du texte s’opère par le biais des textes, c’est-à-dire dans la défaite du sokalisme. Les productions scientifiques étant évaluées à travers des textes, la manœuvre de Sokal est essentiellement littéraire. C’est pourquoi il réargumente constamment ses positions. Tous ces paradoxes se rapportent au projet illusoire de « prendre le texte sur le fait » en transformant un phénomène d’écriture, de publication et d’interprétation de textes en factualité expérimentale. En ne plaçant pas au centre du débat un problème mais un montage de citations, Sokal ne règle pas la question du texte. Il ne fait qu’ouvrir la porte à des interprétations et justifications de toutes sortes.
6Les éditeurs de Social Text ont été plus sensibles au caractère contestataire et à la conformité rhétorique d’un texte qu’à sa qualité argumentative ou aux dangers de ses excès. Une revue a été piégée, so what?, nous dit Yves Jeanneret. Doit-on en conclure que les non-scientifiques sont ignorants? La manœuvre (un « ersatz d’expérience », selon Yves Jeanneret) n’a fait que réaffirmer l’opposition entre le positivisme rigide et le relativisme naïf. Le procès ayant été mal engagé, il n’a abouti nulle part. Ridiculiser un certain relativisme suffit-il à prouver le réalisme? Ce qu’on retiendra, c’est que le débat qu’il a suscité concerne des enjeux importants. Tout au long de la controverse s’est posée en effet la question des rapports qu’entretiennent entre eux les savoirs (la façon dont ils circulent, se légitiment, se rencontrent ou s’évitent, sont appropriés). Elle montre comment une époque légitime, promeut et diffuse des productions intellectuelles.
7La force de l’analyse d’Yves Jeanneret est de ne pas prendre parti en entrant dans la stérile « guerre des sciences » engendrée par Sokal, mais de replacer l’événement et les positions en jeu dans un contexte plus large. Dépassant l’alternative initiale (la bipolarisation de l’univers intellectuel), l’auteur voit dans cette affaire l’occasion de s’interroger sur ce qui sous-tend l’évaluation des textes (les idéologies de la science, de l’autorité, du savoir, etc.). Il constate que « l’événement » n’apporte aucune réponse définitive aux questions posées. La problématique de départ une fois définie, la majorité des intervenants ne font que la reproduire en ressassant les mêmes arguments. Tout en se référant à l’« événement fondateur » – le canular –, chaque intervention (sur le net, dans des articles, etc.) repart à zéro sans faire référence à la confrontation d’idées toujours plus copieuse qui la précède. Contre cette logique de l’oubli, Yves Jeanneret a entrepris une relecture des textes initiaux pour mieux comprendre comment, à partir de la mystification des éditeurs d’une revue, on est passé à la question de savoir si les intellectuels français sont des « imposteurs ». Il en arrive à la conclusion qu’il s’agit plus d’une « querelle » que d’une « affaire », et que celle-ci relève d’abord d’un phénomène de « trivialité ». La trivialité a pour caractéristique de simplifier les choses. En précipitant la condamnation d’auteurs non lus et en prenant comme allant de soi qu’il y a d’un côté des postmodernes et de l’autre un projet des Lumières qui constitue un objet d’analyse et de savoir, Sokal participe de la « culture triviale » de son époque. Un bon objet anthropologique brillamment élucidé par un non-anthropologue.
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Notes
1 Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries. Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity », Social Text, 1996, 46-47: 217-252.
2 Alan Sokal, « A physicist experiments with cultural studies », Lingua Franca,1996, 6 (4): 62-64.
3 Alan Sokal & Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.
Pour citer cet article
Référence électronique
Christian Ghasarian , « Yves Jeanneret, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures », L’Homme, 157 | janvier-mars 2001, [En ligne], mis en ligne le 23 mai 2007. URL : http://lhomme.revues.org/86. Consulté le 25 août 2013.
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