La Bouche De Jean-Pierre




Lucile Hadzihalilovic est une cinéaste trop rare. 9 ans avant l’incroyable Innocence, trop souvent oublié, elle réalisait avec Gaspar Noé ce court métrage exploité comme un long. A l’image de Carne, La Bouche de Jean-Pierre est une œuvre essentielle du cinéma français des années 90 qui a vu naître ces deux talents hors du commun. Proposition de cinéma radicale, transgression à tous les étages et utilisation intelligente de la pure mise en scène, La Bouche de Jean-Pierre reste un premier film mais s’impose comme un poème noir qui ne recule devant rien, une fable glauque dont Innocence sera un prolongement évident.
Il faudra attendre Innocence d’un côté et Irréversible de l’autre afin de définir clairement quelle est la part de Lucile Hadzihalilovic et celle de Gaspar Noé dansCarneSeul contre tous et La Bouche de Jean-Pierre, trois films hybrides composés selon leurs obsessions et leurs considérations esthétiques à la fois très proches car se regroupant en de nombreux points, et diamétralement opposées. Alors que Noé a tendance à frapper très fort, recherchant le choc par la violence de sa mise en scène et de ce qu’il garde dans le cadre, sa compagne préfère jouer sur des notes plus poétiques, provoquant une autre forme de choc moins brutale mais tout aussi inoubliable. La Bouche de Jean-Pierre est ainsi à la rencontre entre ces deux styles, avec toutefois une tendance à la douceur qui reste la marque de son véritable auteur. Pourtant, dès les premières images se met en place une forme d’agression visuelle et sonore, par les cadres et le montage, qui va évoluer pendant une heure jusqu’à créer une sorte de fable contemporaine extrêmement dure et belle à la fois, l’histoire d’une petite fille abandonnée et livrée à un couple d’ogres. Chez Lucile Hadzihalilovic, le conte répond à sa propre mécanique mais s’inscrit toujours dans un réalisme douloureux, et la rencontre entre ces univers donne lieu à des films qui ne ressemblent à rien de connu. Quiconque a partagé cette aventure avec Mimi ne l’oubliera jamais, cette pauvre petite fille prise au piège d’un cycle infernal se répétant de mère en fille.
la bouche de jean pierre 1 La Bouche de Jean Pierre (Lucile Hadzihalilovic, 1996)
La Bouche de Jean-Pierre est bien une plongée en enfer. D’une mère qui l’abandonne par une tentative de suicide, Mimi passe à l’antre diabolique d’une tante et son homme. Propulsée dans cet univers très franco-français, fait d’êtres hideux qui multiplient les actes et paroles racistes, où l’écran de télévision dégueule ses images crades et ses informations atroces, elle n’a d’autre choix que de se réfugier dans un univers mental où sa mère n’est pas l’être faible qui a choisi la fuite à la vie, dans des scènes oniriques troublantes, dans des livres de contes qui rappellent étrangement sa réalité, ou chez le voisin d’en face représentant une communauté positive. Logiquement, l’enfant cherche à échapper au monde réel qui va pourtant l’avaler littéralement, à l’image de la bouche du Jean-Pierre en question. Ce n’est pas un hasard si au détour d’un plan, les textes du petit chaperon rouge s’impriment sur l’écran, Mimi se retrouve dans les pattes du grand méchant loup. Et si La Bouche de Jean-Pierre traite de l’insalubrité d’un monde enfantin qui propulse son héroïne naïve et abandonnée vers celui des adultes, de façon bien trop abrupte, il y est également grandement question de pédophilie. Cette menace passe tout d’abord par l’utilisation de la vue subjective de Mimi qui assiste à une scène de baise entre ses parents de substitution, puis par un regard caméra sur une chaîne d’infos qui parle justement d’un pédophile, puis par le regard alors troublé de Jean-Pierre, avant d’arriver au point d’orgue du film, un long plan séquence fixe sur Mimi et Jean-Pierre sur un canapé. La scène est effroyable car la mise en scène ne laisse aucune chance au spectateur d’y échapper. On se retrouve forcé d’assister à l’horreur d’un homme qui cherche à séduire une petite fille en plein milieu d’un plan large, une technique impitoyable que réutilisera Gaspar Noé pour filmer le viol de Monica Bellucci dans Irréversible. L’effet est saisissant car tout à coup le montage disparait du film et provoque une véritable sensation de malaise, par la rupture autant que par l’action dans le cadre.
La bouche de jean pierre 2 La Bouche de Jean Pierre (Lucile Hadzihalilovic, 1996)
La Bouche de Jean-Pierre développe ainsi son propos simplement par les outils du cinéma. L’utilisation du format 2.66 pour filmer des espaces confinés conduit à une sensation d’oppression de plus en plus gênante, le jeu sur les oppositions de couleurs (le jaune et le vert qui illustrent tous les plans) pour créer un malaise et une incompréhension visuelle, la longueur des plans à laquelle viennent tout à coup s’ajouter des mouvements de caméra très violents pour créer la rupture. Toute cette grammaire développée avec beaucoup de style mais pas pour le style, avec ces cadres jouant énormément sur la géométrie des lieux, la symétrie des décors et le placement du personnage de Mimi, et ce jeu avec la caméra qui capte les personnages au plus près et à hauteur d’enfant, avec en plus un travail sur le son assez génial et qui provoque un trouble sensitif, tout cela fait de La Bouche de Jean-Pierre une fable réaliste pas comme les autres. Un conte cruel et malsain dans lequel l’innocence – thème définitivement favori de Lucile Hadzihalilovic – est bafouée, dans lequel l’enfance se voit désacralisée (la frontière avec la paranoïa n’est jamais loin) jusqu’au malaise, qui marque la naissance d’une réalisatrice qu’on aimerait voir bien plus souvent car elle a tellement de choses à raconter sur le sujet et qu’elle le maîtrise tellement bien… Voilà un film méconnu qui mérite amplement d’être redécouvert, car il parait improbable qu’un tel traitement pour un sujet si sensible puisse à nouveau voir le jour aujourd’hui, et car Gaspar Noé au cadre, cela donne des idées souvent géniales.

La bouche de jean pierre DVD La Bouche de Jean Pierre (Lucile Hadzihalilovic, 1996)Date de sortie DVD : 11 mars 2013
Éditeur : Badlands
Présenté à Cannes en 1996 et depuis resté inédit, La Bouche de Jean-Pierre est une de ces arlésiennes qui ne pouvaient bénéficier d’une sortie que par l’intermédiaire d’un petit éditeur. Badlands, c’est l’équipe qui anime le webzine 1Kult et qui se lance dans le grand bain de l’édition vidéo, avec logiquement comme premier titre un film rare et bizarre. Mais plus encore que le simple fait de sortir ce film, le travail éditorial est un modèle qui devrait être suivi par certains gros noms de l’édition DVD qui respectent beaucoup moins le consommateur que ces petits nouveaux.
Déjà techniquement, la copie proposée est sublime, sans doute à la limite de ce que peut proposer la définition standard. On retrouve ainsi le film à son format d’origine, à savoir un 2.66 peu commun rendu à la perfection. Idem côté son, le mono d’origine est transféré sur un DD 2.0 très clair.
Du côté des bonus, on a droit à un vrai choix éditorial et des suppléments bien éloignés des habituelles featurettes hyper calibrées. Dans Les souvenirs de Jean-Pierre c’est toute l’équipe du film qui revient sur la genèse de ce film des prémices jusqu’à la sortie miraculeuse en salles, en passant par le tournage de séquences délicates et la présentation cannoise, un supplément passionnant auquel s’ajoute un second tout aussi conséquent intitulé Les amis de Jean-Pierre. De multiples intervenants y donnent leur sentiment sur ce film pas comme les autres et lui rendre un bel hommage, d’autant plus qu’il s’agit d’intervenants de choix (journalistes de feu-Starfix, cinéastes, etc…). Enfin, on y trouve une bande-annonce d’Innocence ainsi qu’un court métrage de Lucile Hadzihalilovic : Good boys use condoms.
Nicolas Gilli

Commentaires

Articles les plus consultés