Entretien avec Jean-Jacques Schuhl






La disposition est la suivante. Nous sommes chez Gallimard, dans le salon jaune. Jean-Jacques Schuhl est assis à l’une des extrémités de la grande table, il tourne le dos à la porte-fenêtre qui donne sur le jardin, légèrement décalé sur la droite afin d’éviter les rayons de soleil qui traversent les carreaux et viennent dessiner des bandes claires sur l’acajou de la table. Un paper-board saturé d’inscription illisibles se tient sur sa gauche, dans un coin de la pièce. Il le considèrera longuement avant de s’assoir : « C’est plus fort que moi, dès que je vois quelque chose d’écrit, il faut que je le lise… »
Ils sont placés à sa droite, l’un à cote de l’autre. Il est assis un peu de biais, sa veste sur les épaules. Entre eux et lui, un cendrier, le magnétophone, une boite de coca light qu’il ne boit pas et une chemise en papier vert clair contenant quelques feuilles qu’il consulte parfois. Il fait un peu chaud.
En avançant le bras pour enclencher la touche record du magnétophone, celui des eux situés le plus près de l’écrivain fit miroiter le bouton en métal poli de sa manchette droite dans un rayon de soleil. Pale et furtif scintillement blanc dans l’l’ombre plaisante.


Ingrid Caven ressort en poche et vous avez décidé de corriger l'édition. Pourquoi ?
J'ai cru un équilibre à trouver avec ce livre qui était... un équilibre. disons... J'ai cru un équilibre à trouver entre un côté un petit peu féérique, hypnotique, onirique qui permettait d’être happé dans le récit comme dans un conte, quelque chose d'un petit peu irréel, et d'un autre côté je voulais contredire cela en utilisant ce que l’on pourrait appeler des coups de ciseaux qui démentent le coté hypnotique. On peut dire cela autrement. C’est un mélange d'hypnose, de fascination pour mon sujet ou pour mes sujets, pour un objet, un mélange de fascination et de distance. Je le dis de façon détournée parce que je ne peux pas faire autrement, pas plus que je ne peux écrire autrement qu'en détournant beaucoup.

Pour répondre à votre question... je me suis posé des questions un petit peu... — je ne veux pas paraître prétentieux, mais je me suis posé des questions un petit peu comme un compositeur se demanderait « Est-ce que ce ton-là va bien là dedans avec ce côté un petit peu féerique ? ». Donc j'ai rejeté, au départ, — mais c'était limite, discutable — certaines choses qui pouvaient passer pour n'allant pas tout à fait dans le ton, ou alors des choses qui étaient en trop pour la musicalité. Les choses se succèdent très vite par moments dans les phrases et j'avais pas la place en quelque sorte pour les mettre. J'ai toujours, même après le « Folio », des épisodes qui à vrai dire me plaisent beaucoup, qui m'amusent, que je trouve bien et que je ne peux pas mettre soit pour des raisons de tonalité, soit pour des raisons de rythme. J'ai été pressé par le temps, mais là on tombe dans l'anecdote, j'avais des problèmes de deadline, j'étais fatigué, donc ces jeux d'insertion, de microchirurgie, de montage qui est un peu délicat si on le fait à l'oreille... Il y a des choses que j'ai reprises pour le « Folio ». C'est une ligne, une demi ligne, cinq lignes que j'ai rajoutées en faisant attention à la musicalité. J'ai fait des corrections également. Très souvent mes phrases sont incorrectes.

Ce livre n'aurait pas le baccalauréat, je serais immédiatement recalé parce qu'il y a des virgules là où il faut des points, il y a des changements de temps dans les phrases ; le professeur me dirait : « Mais non, restez au même temps : c'est le présent, le passé, le futur, là, où vous êtes P » Oh ! je suis dans les trois, très vite je passe de l'un à l'autre. Je mets les trois sur le même niveau et la virgule permet d'associer les choses avec souplesse.

Dans Ingrid Caven vous parlez du passé mais sans aucune nostalgie...
Un imperceptible nuage de surprise dans le regard clair de l'auteur de Rose poussière interrompt question. Dans un geste d'une élégance aristocratique, vulnérable, il s'incline lentement vers les jeunes gens, formulant dans un souille : « merci ». À partir de ce moment, et pendant environ une demi-heure, sans aucune explication logique, le magnétophone n'enregistrera plus que par intermittences. La machine semble sélectionner des bribes de phrases, déstructurer de manière aléatoire la conversation. La retranscription de l'enregistrement donne à peu de choses près ce qui suit :
Le livre de poche ? (long silence) Une photo, d'abord il y a une photo sur la couverture, alors



Dans vos livres, surtout les deux premiers peut-être, vous avez exploré une technique qui consiste à recopier et monter des images et des textes

Au début de Rose poussière je dis : « Le reste malheureusement est de moi. Il y en a quand même beaucoup de moi (rires). Malheureusement, oui. Malheureusement.

Je m'inspire un peu des surréalistes

retraiter des éléments pendant la nuit.
Je dis que même Proust — Balzac n'en parlons pas —, tous ceux qui ont un monde, un microcosme ou macrocosme, un cosmos à eux, je les rejetterais parce que ce que j'aime, c'est ce qui vient se briser sur vous et repartir en reflets. Le miroir de Stendhal non plus, qu'on promenait le long d'un chemin et qui reflétait ce qu'on voyait, non plus, c'est trop simple. Mais aujourd'hui nous sommes au XXI' siècle et le monde n'est plus le même, il est plus compliqué. C'est de ça que je veux parler et non pas de ce monde dont parlent la plupart des écrivains et qu'ils souhaitent porter en eux et représenter. La part journalistique me plaît beaucoup.

un objet littéraire qui ne reposerait sur rien. Quelque chose comme Raymond Roussel + France Soir
justement pour nous le personnage Ingrid Caven serait une sorte de personnage diamant traversé par la lumière d'une époque, du monde, et dont chaque facette renverrait une image-vérité
Pour être complet et répondre à la question, subjectivité, oui, quand même. Il y a ce problème effectivement du coup de ciseaux. Où le porte-t-on ? C'est le même problème que pour les cinéastes et les monteurs. Mais dans Ingrid Caven j'ai voulu masquer un petit peu plus ce jeu du montage, qui y est tout de même, mais qui est beaucoup plus par grandes séquences. Mais il n'est pas question de pot-pourri, de cut-up, des trucs qu'on m'a envoyés dessus et qui sont faux.
Et on arrive à un paradoxe qui serait que vous développez une écriture impersonnelle avec
En même temps je sais que je vise à une certaine singularité. Et en effet, c'est le paradoxe : comment... J'ai écrit un livre fort singulier, on me l'a dit. Comment se fait-il en effet que vous avez raison en visant à l'impersonnalité, en retirant du « je », en cherchant à ne pas être là,

mais apparaît, derrière le style, à l'horizon, comme une morale. Il y a, on revient encore à la musique, il y a dans le phrasé d'un écrivain — des bons écrivains, des meilleurs écrivains —, dans la musique, dans la tonalité, il y a la proposition d'un monde, d'un monde parfois très singulier, d'un monde auquel on peut adhérer ou non, il y a la proposition, j'y vois toujours la proposition d'une morale, en dehors du contenu. J'y vois une proposition de ne pas être statique, j'y vois un clin d'oeil qu'on me fait dans la pure forme, dans un balancement, comme une fille qui marche dans la rue, comme dans le rythme, la cadence de Baudelaire, dans sa prosodie, où l'on voit très vite que la morale est là, dans la phrase.

Dans Ingrid Caven, j'ai voulu traiter du thème de laSehnsucht, qui est un état d'âme.

Ce qui est d'ailleurs une des définitions de laSehnsucht et je l'ai appliquée au mot Sehnsucht lui-même puisque je me suis comporté (le façonsehnsuchtienne avec ce mot, puisque je croyais m'approcher et il était toujours plus loin, c'est ça la Sehnsucht. (rires)


Donc j'ai parlé de cette Sehnsucht dans ce livre avec des amis je me suis approché d'acteurs allemands

Aujourd'hui la Sehnsucht, ce serait un mot qui pourrait être une acception, c'est aussi pour nous un mot comme l'utopie. Et donc pour revenir à cette histoire d'écriture et de style, utopie et Sehnsucht se retrouvaient dans un phrasé comme bien entendu cela peut se retrouver dans une musique.

dans la manière

Puis tout rentre dans l'ordre, sans qu'on sache pourquoi :
La disposition est la suivante. Nous sommes chez Gallimard, dans le salon jaune. Jean-Jacques Schuhl est assis à l’une des extrémités de la grande table, il tourne le dos à la porte-fenêtre qui donne sur le jardin, légèrement décalé sur la droite afin d’éviter les rayons de soleil qui traversent les carreaux et viennent dessiner des bandes claires sur l’acajou de la table. Un paper-board saturé d’inscription illisibles se tient sur sa gauche, dans un coin de la pièce. Il le considèrera longuement avant de s’assoir : « C’est plus fort que moi, dès que je vois quelque chose d’écrit, il faut que je le lise… »
Ils sont placés à sa droite, l’un à cote de l’autre. Il est assis un peu de biais, sa veste sur les épaules. Entre eux et lui, un cendrier, le magnétophone, une boite de coca light qu’il ne boit pas et une chemise en papier vert clair contenant quelques feuilles qu’il consulte parfois. Il fait un peu chaud.
En avançant le bras pour enclencher la touche record du magnétophone, celui des eux situés le plus près de l’écrivain fit miroiter le bouton en métal poli de sa manchette droite dans un rayon de soleil. Pale et furtif scintillement blanc dans l’l’ombre plaisante.


Ingrid Caven ressort en poche et vous avez décidé de corriger l'édition. Pourquoi ?
J'ai cru un équilibre à trouver avec ce livre qui était... un équilibre. disons... J'ai cru un équilibre à trouver entre un côté un petit peu féérique, hypnotique, onirique qui permettait d’être happé dans le récit comme dans un conte, quelque chose d'un petit peu irréel, et d'un autre côté je voulais contredire cela en utilisant ce que l’on pourrait appeler des coups de ciseaux qui démentent le coté hypnotique. On peut dire cela autrement. C’est un mélange d'hypnose, de fascination pour mon sujet ou pour mes sujets, pour un objet, un mélange de fascination et de distance. Je le dis de façon détournée parce que je ne peux pas faire autrement, pas plus que je ne peux écrire autrement qu'en détournant beaucoup.

Pour répondre à votre question... je me suis posé des questions un petit peu... — je ne veux pas paraître prétentieux, mais je me suis posé des questions un petit peu comme un compositeur se demanderait « Est-ce que ce ton-là va bien là dedans avec ce côté un petit peu féerique ? ». Donc j'ai rejeté, au départ, — mais c'était limite, discutable — certaines choses qui pouvaient passer pour n'allant pas tout à fait dans le ton, ou alors des choses qui étaient en trop pour la musicalité. Les choses se succèdent très vite par moments dans les phrases et j'avais pas la place en quelque sorte pour les mettre. J'ai toujours, même après le « Folio », des épisodes qui à vrai dire me plaisent beaucoup, qui m'amusent, que je trouve bien et que je ne peux pas mettre soit pour des raisons de tonalité, soit pour des raisons de rythme. J'ai été pressé par le temps, mais là on tombe dans l'anecdote, j'avais des problèmes de deadline, j'étais fatigué, donc ces jeux d'insertion, de microchirurgie, de montage qui est un peu délicat si on le fait à l'oreille... Il y a des choses que j'ai reprises pour le « Folio ». C'est une ligne, une demi ligne, cinq lignes que j'ai rajoutées en faisant attention à la musicalité. J'ai fait des corrections également. Très souvent mes phrases sont incorrectes.

Ce livre n'aurait pas le baccalauréat, je serais immédiatement recalé parce qu'il y a des virgules là où il faut des points, il y a des changements de temps dans les phrases ; le professeur me dirait : « Mais non, restez au même temps : c'est le présent, le passé, le futur, là, où vous êtes P » Oh ! je suis dans les trois, très vite je passe de l'un à l'autre. Je mets les trois sur le même niveau et la virgule permet d'associer les choses avec souplesse.

Dans Ingrid Caven vous parlez du passé mais sans aucune nostalgie...
Un imperceptible nuage de surprise dans le regard clair de l'auteur de Rose poussière interrompt question. Dans un geste d'une élégance aristocratique, vulnérable, il s'incline lentement vers les jeunes gens, formulant dans un souille : « merci ». À partir de ce moment, et pendant environ une demi-heure, sans aucune explication logique, le magnétophone n'enregistrera plus que par intermittences. La machine semble sélectionner des bribes de phrases, déstructurer de manière aléatoire la conversation. La retranscription de l'enregistrement donne à peu de choses près ce qui suit :
Le livre de poche ? (long silence) Une photo, d'abord il y a une photo sur la couverture, alors



Dans vos livres, surtout les deux premiers peut-être, vous avez exploré une technique qui consiste à recopier et monter des images et des textes

Au début de Rose poussière je dis : « Le reste malheureusement est de moi. Il y en a quand même beaucoup de moi (rires). Malheureusement, oui. Malheureusement.

Je m'inspire un peu des surréalistes

retraiter des éléments pendant la nuit.
Je dis que même Proust — Balzac n'en parlons pas —, tous ceux qui ont un monde, un microcosme ou macrocosme, un cosmos à eux, je les rejetterais parce que ce que j'aime, c'est ce qui vient se briser sur vous et repartir en reflets. Le miroir de Stendhal non plus, qu'on promenait le long d'un chemin et qui reflétait ce qu'on voyait, non plus, c'est trop simple. Mais aujourd'hui nous sommes au XXI' siècle et le monde n'est plus le même, il est plus compliqué. C'est de ça que je veux parler et non pas de ce monde dont parlent la plupart des écrivains et qu'ils souhaitent porter en eux et représenter. La part journalistique me plaît beaucoup.

un objet littéraire qui ne reposerait sur rien. Quelque chose comme Raymond Roussel + France Soir
justement pour nous le personnage Ingrid Caven serait une sorte de personnage diamant traversé par la lumière d'une époque, du monde, et dont chaque facette renverrait une image-vérité
Pour être complet et répondre à la question, subjectivité, oui, quand même. Il y a ce problème effectivement du coup de ciseaux. Où le porte-t-on ? C'est le même problème que pour les cinéastes et les monteurs. Mais dans Ingrid Caven j'ai voulu masquer un petit peu plus ce jeu du montage, qui y est tout de même, mais qui est beaucoup plus par grandes séquences. Mais il n'est pas question de pot-pourri, de cut-up, des trucs qu'on m'a envoyés dessus et qui sont faux.
Et on arrive à un paradoxe qui serait que vous développez une écriture impersonnelle avec
En même temps je sais que je vise à une certaine singularité. Et en effet, c'est le paradoxe : comment... J'ai écrit un livre fort singulier, on me l'a dit. Comment se fait-il en effet que vous avez raison en visant à l'impersonnalité, en retirant du « je », en cherchant à ne pas être là,

mais apparaît, derrière le style, à l'horizon, comme une morale. Il y a, on revient encore à la musique, il y a dans le phrasé d'un écrivain — des bons écrivains, des meilleurs écrivains —, dans la musique, dans la tonalité, il y a la proposition d'un monde, d'un monde parfois très singulier, d'un monde auquel on peut adhérer ou non, il y a la proposition, j'y vois toujours la proposition d'une morale, en dehors du contenu. J'y vois une proposition de ne pas être statique, j'y vois un clin d'oeil qu'on me fait dans la pure forme, dans un balancement, comme une fille qui marche dans la rue, comme dans le rythme, la cadence de Baudelaire, dans sa prosodie, où l'on voit très vite que la morale est là, dans la phrase.

Dans Ingrid Caven, j'ai voulu traiter du thème de laSehnsucht, qui est un état d'âme.

Ce qui est d'ailleurs une des définitions de laSehnsucht et je l'ai appliquée au mot Sehnsucht lui-même puisque je me suis comporté (le façonsehnsuchtienne avec ce mot, puisque je croyais m'approcher et il était toujours plus loin, c'est ça la Sehnsucht. (rires)


Donc j'ai parlé de cette Sehnsucht dans ce livre avec des amis je me suis approché d'acteurs allemands

Aujourd'hui la Sehnsucht, ce serait un mot qui pourrait être une acception, c'est aussi pour nous un mot comme l'utopie. Et donc pour revenir à cette histoire d'écriture et de style, utopie et Sehnsucht se retrouvaient dans un phrasé comme bien entendu cela peut se retrouver dans une musique.

dans la manière

Puis tout rentre dans l'ordre, sans qu'on sache pourquoi :

On est séduit par votre approche des choses. Mais on est aussi touché par le geste que vous faites avec les années soixante-dix, parce que vous les restituez dans un flux sans nostalgie : vous nous les redonnez. Vous venez compléter quelque chose. C'est difficile à expliquer, il y a sans doute beaucoup d'inconscient là dedans...
Moi, j'ai dit... Il m'a semblé que je pouvais dire que le... qu'il y avait eu un changement (le... une mutation, un changement d'ère, plus qu'un changement d'époque. Le vingtième siècle se terminait en 1978, 1979, avec les premiers cas de sida et l'arrivée des nouvelles technologies. Quant aux années soixante-dix... je sais pas, comme je suis pas sociologue... C'est tombé comme ça parce qu'il y avait Ingrid Caven qui était là et... Après, j'ai été amené à réfléchir mais on peut accumuler tout ce que ça a été, les années soixante, les années soixante-dix... que maintenant on est dans une période de restauration. Je crois qu'il aurait fallu... j'ai fait une erreur ? Le côté raté, enfin, pas raté... Oui, il y a quelque chose qui est un peu raté dans ce livre. Il y a un déséquilibre. Je l'ai senti très très vite, je l'ai senti tout seul et puis après, avec les réactions des gens. Il aurait fallu que le présent soit plus long. La quatrième partie qui se passe au bord de l'Hudson à New York et puis dans les terrains vagues de Sarrebruck, de la Sarre, toute cette partie j'aurais voulu que ce soit plus long, non pas pour équilibrer, mais parce que pour beaucoup, pas vous — en fait je vois ce que vous avez voulu (lire —, mais pour beaucoup, surtout les branchés (les journaux, ça a été un livre...

Je peux pas vous (lire autre chose que la phrase qu'ils (lisent tous : on retrouve mieux une époque ou quelqu'un par le roman que par des centaines de livres d'histoire. C'est valable pour moi comme pour des tas de gens. Et qu'est-ce que j'ai fait ? J'avais les voix des gens dans l'oreille quand j'écrivais, leurs mouvements, surtout ceux de Fassbinder et de Rassura. Ingrid Caven, c'était pas la peine, elle était en face de moi. J'étais très... je me suis un petit peu projeté, identifié. « Madame Bovary, c'est moi C'était moi Yves Saint Laurent, Fassbinder, Mazar c'est moi. J'avais leurs voix tout le temps, j'étais vampirisé, j'avais leurs voix et leurs gestes très très présents. Et peut-être que ces voix, ces corps sont passés dans le mouvement de la phrase, dans l'écriture. Et voilà, c'est peut-être ça les années soixante-dix. Oui, c'est vrai, il suffit d'un geste comme un coup de pinceau comme ça. Il fait les gestes. C'est encore mieux d'ailleurs. Mais si on parle d'informations, de renseignements, c'est peu. je crois que c'est ça, c'est à l'oreille que ça s'est passé.
Et vous savez pourquoi personne n'a fait cela avant, parce qu'on ne voit personne...
J'ai pas... Personne ne l'a fait ?
On connaissait par exemple des films de cette époque-là, mais ce n'est pas pareil. Les films de Fassbinder...
Non bien sûr, c'est autre chose, ceux qui ont filmé à cette époque-là. Mais est-ce qu'il y en a de maintenant qui ont écrit sur cette époque ?
Pas de cette façon-là. Ce n'est pas la même transmission.
Parce que... Parce que c'est dans le flash-back et c'est un flash-back réactivé, j'ai pas encore très bien compris comment. ,J'ai une telle horreur du temps et (le son passage, et j'ai une telle horreur de la nostalgie, que j'ai dû me débrouiller, je ne sais pas très bien comment, pour que ce que je racontais en flash-back, je le tire tout de suite comme si c'était là, là (levant moi. Comme en cinéma. Et aussi peut-être parce que je suis un ancien cinéphile.
Il doit effectivement y avoir de cela. Il y a cette idée d'un montage que vous seriez le seul à avoir fait, entre des images, des gestes des années soixante-dix, très très purs, et maintenant. C'est-à-dire qu'on ne se retrouve pas devant des documents, des images, des films des années soixante-dix... ni à l'inverse devant quelqu'un qui parle depuis aujourd'hui des années soixante-dix... Il y a cet effet de montage-là.
Oui, c'est ça. On peut avoir peut-être un effet d'objectif, de zoom, ou alors un effet dont on parlait au début, de distance et de fascination, qui doit traîner quelque part dans l'écriture. C'est un peu ridicule de citer quelqu'un mais c'est pour essayer de comprendre — comme vous du reste —, parce que je ne sais pas très bien ce que j'ai fait, pas tout (lu moins, et clone c'est Haras Magnus Enzensberger qui a été publié dans L'Infini et qui a parlé de mélange de distance et de... Il veut parler de l'article de Hans Magnus Enzensberger, « À propos (l'Ingrid Caven », dans la revue L'Infini n78, du Printemps 2002, la phrase qu'il évoque est page 39 : une simultanéité extraordinaire de distance et de proximité. Donc il y a ça et au même moment. Peut-être à cause de ce personnage de Charles qui à la fois met à distance et à la fois, comme on peut s'identifier à lui — je l'ai mis pour ça d'ailleurs —, rapproche, mais en même temps comme c'est quelqu'un qui a un œil froid... Bref il doit y avoir des choses, dans l'écriture aussi, mais où, à quel point du tissu, je ne sais pas, il doit y avoir quelque chose qui fait que c'est à la fois lointain et là.On a pu voir In girum de Guy Debord récemment et le film devait donner lieu à un débat. Mais on a eu droit à une sorte d'effet de siphon. On a l'impression que l'effet de montage entre aujourd'hui et hier que vous travaillez dans voire écriture est plus fécond, force l'ouverture de pistes pour dire, écrire ou faire des choses.

Oui. Silence. Un léger courant d'air traverse la pièce et le soleil qui avait disparu derrière les nuées réapparaît pour jouer avec la fumée des américaines blondes qui achèvent de se consumer entre les doigts des deux jeunes gens. 

Remarquez, on dit les années soixante-dix, on peut le faire avec la Haute Égypte. Pour moi, l'idéal, c'est que tout soit comme sur un tableau. C'est pour ça que je suis frustré avec l'écriture... Mais enfin, justement, encore une fois, c'est comme avec cette histoire de... cette impossibilité dans laquelle on essaye de s'engouffrer, c'est là qu'on peut trouver quelque chose. Dans cette frustration peut-être que j'arrive à écrire quelque chose d'un peu intéressant. Je suis frustré par rapport aux peintres, parce que d'abord il y a l'effet de simultanéité, tout est là, tout le monde est là, c'est un présent. L'écriture, il y a ce temps qui s'écoule et que j'essaye de retenir par des effets de simultanéité. J'ai horreur que ça coule, j'ai horreur de ce qui coule. Je n'aime pas du tout le style coulant dont parlait Haubert. Et puis avec mon côté chiffonnier, c'est plus facile pour un peintre parce que je vois bien que Schwitters est un chiffonnier de génie et moi qui suis un chiffonnier... enfin, je suis plutôt entre chiffonnier et scribe, je me vois plutôt comme ça. Là, je parle de choses matérielles, d'avoir les poches pleines de papiers, de petits papiers, de choses que j'ai trouvées, un côté bout de ficelle, de devoir en faire un livre, alors que pour le peintre, ça doit être en un sens plus simple de ramasser des choses et de les mettre sur le tableau. En un sens.

Guy Debord explique qu'il est fasciné par l'écoulement du temps et il y a des choses dans sa méthode qui rappellent la vôtre.

Je n'ai pas dit que je n'étais pas fasciné. Je lis les journaux, et même je' les entasse partout. J'aime les livres d'histoire, je suis fasciné par l'histoire, comme beaucoup, mais je suis à la fois fasciné et en même temps... Enfin, là encore je dirais que c'est deux, encore deux, c'est à chaque fois deux, au moins deux... II sourit. Comment faire pour qu'il y ait... pour le saisir, le Temps, au fond. On sait qu'on ne peut l'arrêter, bien sûr, c'est idiot, mais comment le saisir. Tout simplement c'est ça. Comment saisir cet écoulement. Pour ce que l'on appelle un artiste. Et que ça reste, comme disait Nietzsche, fractionné, mobile, insaisissable. Mais comment saisir cet insaisissable ? Je sais par exemple, là je parle de cuisine, c'est pas anecdotique, je prends des notes comme ça. Il tend la main vers la chemise verte, en sort quelques papiers de différentes dimensions où quelques lignes manuscrites s'élancent, et en suspend deux ou trois dans l'espace avec un air entendu. Je note un passage assez vite et alors il y a un mouvement mais après il faut l'écrire, je dois l'écrire au propre, je dois le mettre bien, mieux l'écrire, que ce soit écrit de façon correcte. Et donc je réécris et tout le mouvement qu'il y a dans la note... les peintres doivent avoir ça souvent avec des esquisses qu'ils font très vite et après s'ils reportent, il y a un mouvement qui est perdu, et là, pareil. Donc normalement, il doit y avoir un double mouvement, c'est-à-dire que de la note je suis passé au propre, je ne sais pas comment dire, plus structuré, et normalement à une troisième étape : retrouver comme ça l'espèce de mouvement un peu inachevé, tremblé des notes. Mais j'étais toujours agacé de voir, encore plus quand c'était tapé à la machine, ce n'est pas uniquement une question de graphie, que dans cette mise en forme, il y a quelque chose qui se perd, qui se perd du mouvement. On voit parfois dans des ébauches, des petits dessins faits très vite, quelque chose qu'on ne retrouve plus après. Et donc j'ai essayé après de le retrouver... Mais c'est pas facile alors je cassais un peu ce qui était en forme pour retrouver l'esprit du... Mais ça on ne... C'est ça. C'est comment saisir, comment attraper.
Donc vous seriez plus du côté de ce que l'on appelle la peinture allemande, la peinture du Nord...
Moi mon peintre, comme Baudelaire a eu Delacroix, moi, c'est Rauschenberg. J'ai parsemé Ingrid Cavend'objets trouvés — en essayant que ça ne fasse pas collage poétique, que ce soit dans le cours du récit, justifié par lui — : un dialogue de Blanche Neige de Grimm, une description de Sarrebruck par Goethe, une espèce de script de Fassbinder, un passage du Chant XII de l'Odyssée juxtaposé à un passage de Tintin (Les Bijoux de la Castafiore)... À la façon de Rauschenberg, quand il met dans un coin de ses fresques modernes un morceau d'une peinture de David (Napoléon à cheval), ou de Botticelli... Il y en a d'autres, des peintres, mais je me sens en fraternité avec Rauschenberg, je me sens en total réseau, branché, oui c'est ça. Quand je vois une exposition de Rauschenberg, je n'ai pas l'impression d'aller flâner dans une galerie d'art où on dit que c'est beau ou que c'est pas beau. C'est pas ça la question. Ça me recharge. Ça me confirme. Ça me légitime. Je me sens mieux. Je me sens moins seul. Je me rappelle un film où il disait : « Ne jetez jamais le journal ». Ses fresques sont faites d'objets trouvés, mais il arrive à y mettre une dimension lyrique.
Vous possédez des tableaux ?
Pardon ? Non. Non, non. Non seulement je n'en possède pas mais je n'aime pas les tableaux sur les murs. Personnellement je ne trouve pas que les tableaux soient faits pour... Idéalement, je trouve que c'est dans l'atelier... ou alors bon il y a les musées ; on ne peut pas y échapper mais c'est quand même pénible, les musées. Surtout les nouveaux, style culturel chic, en plein air, Fondation Maeght et toutes ces fondations modernes, culture pour tous, culture moderne à tous... II soupire. Je n'ai pas de
tableaux, j'ai quelques albums d'expositions.

Pour revenir aux années soixante-dix, vous pensez que si on n'en a pas ou peu parlé, c'est justement parce que c'était la fin d'une époque, le début d'une restauration ?Oui. Oui. Vous avez vu, moi je suis pas un nostalgique soixante huitard du tout parce que j'ai rien fichu : j'ai rien fait du tout, je glandais avec Eustache, j'avais aussi peur que lui de prendre un pavé. J'essayais de voir où il y avait ces jolies filles avec ces machins de... Mais... Ouais... C'est la machine sociale qui veut ça, qu'on trouve normal ce qui se passe maintenant. C'est une époque absolument monstrueuse mais c'est normal. Il ne faut pas qu'il y ait un indicateur de quelque chose d'autre ou alors on le marginalise tout de suite, on dit que c'est des excentriques comme ces personnages que j'ai un peu chargés : larger than life, perdants magnifiques, des fous, des excentriques... « Époque de tous les excès », ce qui n'était pas vrai. Tout simplement, il y avait un peu plus de... Je veux dire, je me suis pas mal ennuyé... c'est tout. Mais il y avait une ouver... on pouvait... Ce n'était pas extraordinaire du tout. Simplement le temps était un peu ouvert. Et on pouvait avoir une idée de changeur... On pouvait s'imaginer qu'il pourrait y avoir un changement. Et on pouvait avoir l'idée d'une idée de l'ombre d'une idée qu'il pourrait y avoir quelque chose d'autre. C'était ça. C'est tout. Penser que c'était l'âge d'or, c'est idiot. Alors qu'il me semble qu'aujourd'hui, c'est fini, le temps ne passe plus. Il articule un bruit mat de la bouche, tandis qu'en direction de la table sa main va comme pour arrêter un flux. Est-ce que vous avez la même impression que moi ?
Tout à fait.
Je me demande d'ailleurs, parce que comme on dit « Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est le monde ? » pour des tas de choses. « Est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est le monde ? ». Je continue à me poser et à poser la question autour de moi. Ceci dit c'est peut-être moi. Je suis quelqu'un... Mais c'est ça ?
Oui, oui.
Le terme de mondialisation qu'emploie tout le monde, on peut l'employer aussi. C'est effrayant. Mais c'est deux pôles. L'autre pôle qui ne vaut pas mieux. Un pôle frileux, antiaméricanisme, qui ne me plaît pas mieux. Mais je suis d'accord, c'est effrayant.
Vous avez dit « dont l'ombre peut irradier davantage que quelque chose qui est dans la lumière ». Vous vous considérez comme un écrivain romantique ?
Oui, mais quel romantisme ? Parce que tout le romantisme pleurnichard français, bien entendu je le récuse. Je suis plutôt du côté du romantisme allemand et de la partie romantique qu'il y a eu dans le surréalisme. Je pense, oui, qu'il est très possible que je sois dans ces eaux-là. Edgar Poe, Hoffmann,... et de ce qui au fond est peut-être l'héritage du romantisme, ce cinéma expressionniste allemand qui fait une grande part à l'ombre, qui est un mot que j'aime beaucoup, un mot très simple d'ailleurs mais auquel je tiens beaucoup. Puisqu'on vit dans une époque où l’on essaye d'éliminer l’ombre… Puis Il y a une nouvelle, un roman qui est un opéra de Hugo von Hofmannsthal qui s'appelle La Femme sans ombre et alors, j'ai lu ça chez Otto Rank, le psychanalyste, j'ai lu un truc sur le double, parce que je préparais… ça m'a d'ailleurs un peu servi pour ce livre... Alors il analysait un certain peuple d'Afrique noire, un peuple nègre — est-ce que c'est du racisme ça ? on sait jamais, on a chacun sa dose – pour qui l'ombre, c'est l'âme. Alors quelqu'un qui n'a plus d’ombre, c'est quelqu'un qui n'a pas d'âme. Et le romantisme, c’est possible, je peux pas vous dire... Je ne les ai pas tellement lu. Je lis les Américains d'aujourd'hui, j'ai beaucoup de mal avec les écrivains du passé, donc je ne peux pas trop juger là-dessus. Je sais que ces espèces de créatures hybrides entre l’humain et l’animal, ou entre humain et mécanique, me disent beaucoup et elles ont appartenu à un certain romantisme allemand. Mais que ce soit quand même… Comme le Kleist du Théatre de marionettes, mais Kleist n'était pas romantique, pas du tout même…Metropolis, tout ça, oui… Ça passerait par des lignes qui seraient celles de l'homme automate, de l'homme mécanique et de l’ombre, qui ont à voir avec l'irrationnel et l'inconscient, c’est la même chose.

Et finalement, contrairement à ce qu'on pourrait penser un moment, votre travail et le cinéma de Cronenberg n'ont rien à voir. Cronenberg qui est dans le jeu, avec un coté pop, est plutôt dans la monstruosité… 

Dans le bizarre, la bizarrerie... C'est pas mon registre. Je pense que ça se représente mal. Ou alors la littérature est beaucoup plus forte que le cinéma lorsque le cinéma fait du fantastique. On doit pouvoir phantasmer. Et c'est clair que le cinéma rate son coup lorsque.... Maintes fois je vois le résumé d'un truc... avant c'était quand j’allais au cinéma... même pour la télé : des fois— je regarde peu la télé, mais je vois le résumé d'un truc, je me dis, tiens je vais le regarder, alors c’est une histoire de momie, une connerie comme ça, avec Boris Karloff, et je me dis, tiens... Alors il y a le résumé et puis quand on le voit, c'est atterrant. II sourit comme si cela allait de soi. C'est effrayant. Déjà c'est dur en littérature : il y a beaucoup de merdes là-dedans. Mais alors au cinéma, c'est raté et alors là... Il faut que ce soit dans la texture, le phrasé, la facture et pas dans le thème, ni dans la représentation... Ça ne se représente pas puisque c'est d'irréel qu'il s'agit. Le mieux dans le genre, c'est Vampyr de Dreyer.

Il y a une aspiration de quelques auteurs français aujourd'hui à vouloir faire du fantastique ou de la science-fiction...

Oui mais ils le font trop réaliste, ils le font tous réaliste. Ils font leur bizarrerie réelle, réaliste, je veux dire hyperréaliste. Alors que Murnau... D'abord il y avait le muet. Alors le muet noir et blanc, c'était déjà mieux pour ça. Nous, on se rend plus compte parce qu'on... n'est plus de plain pied avec le muet. Mais c'est vrai que les mecs du surréalisme ont parlé de ça très vite. Enfin pour les surréalistes ça a surtout été Chaplin et Mack Sennett et l'expressionnisme allemand. La mécanique de Chaplin et la noirceur de Lang. Mais cette espèce de machin hollywoodien en couleurs avec son stéréo, c'est raté.

Est-ce que vous croyez que le cinéma a beaucoup impressionné la littérature, qu'il a laissé sa marque dans l'écriture comme dans la façon de vivre des gens ?

Ému. Je... Je sais plus très bien où j'en suis avec ça. Il réfléchit un long moment. Il y a Jean-Luc Godard et... puis voilà. Qui dresse en beauté un constat, comme un notaire, un notaire grincheux qui dresse en beauté le constat de décès de... Je suis d'accord. C'est fait en beauté, de façon un peu crépusculaire et endeuillée. Je peux pas voir autre chose. Quant aux choses que je fais, c'est surtout lui qui, tôt, clans la manière qu'il a eue de monter, dans ses mélanges, dans son rythme, dans la génialité de son montage, ce côté à la fois romantique et moderne, romantique allemand lui aussi... Oui. Rauschenberg et Godard, je me sens moins seul qu'ils existent. D'ailleurs, ce que j'ai fait existe en partie grâce à eux, grâce à Godard sûrement. Je suis très attentif à tout ce qu'il fait encore maintenant. J’y vais comme on irait écouter un poème. Changeant de ton et d’attitude. Autrement, quand même, il faut être un peu prudent avec l’histoire du langage cinématographique dans un livre. On n’est pas dans le même… J’ai enregistré Godard, et d'autres, les monteurs russes, enfin beaucoup de choses comme tout le monde, et après, le montage d’un livre, c'est pas tout à fait pareil. Se ravisant immédiatement. Si. Par exemple, j’ai vu des choses qui me plaisaient beaucoup dans Eisenstein et qui passent très souvent. Je crois avoir remarqué qu’il passe très souvent d'un détail à une vision panoramique très générale et il filme très souvent le rapport. Il a très souvent un gros plan et le passage à un plan de foule par exemple et alors ça, de temps en temps, je m'applique à le faire, très consciemment, d'ailleurs. Autrement, le montage, je crois que c’est plutôt une sorte de pulsion qu'on porte dans le corps et je ne crois pas qu’on l’adapte cinématographiquement. Il y a du montage au fond dans tous les bons livres. Dans Le Festin nu, bien sûr. Plus ou moins avoué, plus ou moins explicite. Cinématographique P... Moi je sais qu'Ingrid Caven me disait : « Pourquoi tu parles comme ça ? » ; parce que je parlais en disant : « Alors là, on voit, là c'est comme si la caméra, etc... Très, très souvent. Elle me disait : « Non, parce que les mots, c'est pas du tout comme les images. On ne verra pas ça. On voit pas le truc. C'est des mots. » Mais je recommençais quand même, parce que ça m'aidait, je voyais mieux où j'en étais. Alors je disais : « Là, tu comprends, ce sera comme si... — je sais plus ce qu'il y avait — C'est un gros plan ! Là, il y a un gros plan. » Il imite une Ingrid Caven pas épatée du tout. « C'est pas un gros plan, il y a des mots ! » Gros sourire espiègle.

Ce que dit Godard je crois, c'est que les gens ne veulent plus faire la démarche du cinéma, par exemple le montage, ce que ça apporte, et il parle aussi de croyance religieuse. Vous seriez aussi d'accord avec l'idée qu'il y avait, ou qu'il peut y avoir encore, une dimension religieuse dans l'attachement à cette pensée qui a peut-être disparu ? Vous pensez qu'il faut passer par une sorte de croyance, de dimension religieuse de la pensée pour créer des choses ?

Religieuse, j'en sais rien. Mais sacrée, sûrement. Je suis pas le premier à le dire — je crois que Matisse l'a dit : toute peinture est sacrée. Oui, je crois. Et dans le cinéma on voit bien le statut de ces images, on n'a pas trop les mots pour en parler mais il me semble en effet que ça a à voir avec... Un bon concert aussi. Quand Ingrid fait un bon concert, ça a à voir avec du sacré plus que d'autres. Et on voit bien comment Maria Callas, c'était plus du sacré que les chanteuses d'opéra d'aujourd'hui qui font quelque chose où il n'y a plus d'ombres. Même dans ce jeu de montreur d'ombres, parce que c'était un truc de montreur d'ombres... Quand on voit la projection des ombres sur un drap, sur le sol ou sur la neige, on voit bien que ça a à voir avec quelque chose de sacral et que ça a perdu... Parce qu'on n'a plus le sentiment de la projection. Bon, on sait bien qu'on projette pas à la télévision mais même à vrai dire au cinéma on n'a plus... Je me rappelle au moment de Rose poussière j'étais allé voir Raymond Queneau. Il m'avait parlé et il avait dit : « Oui, c'est bien, parce que quand vous parlez du cinéma, c'est très présent, quand vous parlez des actrices, Marlene Dietrich, elles sont là. » Il se rappelait le temps où, quand il allait au cinéma, il rentrait d'un côté de l'écran — pas forcément un drap mais des écrans qui étaient posés dans des salles de campagne ou je sais pas où — pour aller dans la salle et puis il passait de l'autre côté. Donc on avait cette impression de bi-dimensionnel, de deux dimensions, comme quelque chose de très artificiel, un jeu de montreur d'ombres, pas un art, un divertissement de forain. C'était un divertissement de forain mais c'est devenu un truc de banquier aujourd'hui. On est passé des forains aux grosses banques anonymes d'ailleurs. Parce que même des Goldwyn-Mayer, ce n'était pas des hommes sans visage. On ne voit plus que c'est un truc de montreur d'ombres.

Ce qui est d'ailleurs tout à fait frappant aujourd'hui, c'est que les gens possèdent le film chez eux sous forme de cassette ou de DVD, alors qu'avant on le leur montrait et pour cela ils allaient dans une salle qui elle non plus ne leur appartenait pas. 

Oui, et à mon avis le sacré a à voir avec la dépossession, et la désindividualisation. Donc, oui, voilà, etc. On revient à cette histoire de l'écriture.

Eh oui parce que nulle part vous ne parlez de l'histoire, vous n'abordez pas l'histoire en termes utilitaristes comme c'est la grande mode actuelle à des fins de constitution d'une mémoire saine, comme d'autres s'amusent avec application afin d'être plus productifs dans le travail lorsque l'amusement sera terminé.

Je préfère en pure perte... Mais ce n'est pas un discours facile à tenir...

On pourrait dire aux gens que le religieux est gratuit, cela les intéresserait plus...

En guise de réponse, il n'a que son visage où se révèle comme chez lui un sourire amusé et résigné.

À propos de cette idée d'une écriture impersonnelle, on a fait le rapprochement entre les déclarations d'intention d'écrivains que vous avez cités tout à l'heure, comme Stendhal qui voulait écrire avec le même style que le Code civil ou Flaubert qui cherchait un style impersonnel, et votre travail. Vous vous reconnaissez dans leur démarche ?
Flaubert, style impersonnel, et aussi, mais c'est le corollaire, arriver à écrire un livre qui serait comme un objet qui ne repose sur rien. Ça oui, complètement. Un objet qui ne repose sur rien... c'est-à-dire dont le sujet n'a pas d'utilité, qui n'ait pas un sens, dont le thème importe peu, un pur objet. L'état civil, alors ça, ça renvoie à... Non, je crois que c'est Balzac. Ça renvoie à une conception très réaliste. La froideur, s'il veut parler de froideur, ça d’accord. L’écriture froide, c’est celle qui permet de faire passer des émotions, des émotions nouvelles. Si on parle maintenant d’émotions, il faut que ce soit un nouveau type d’émotions. Pas les émotions de tout le monde, les émotions collectives , ces espèces de fusions, fusion sociale dans toute sa vulgarité. Donc quelles émotions ? L’état civil, donc, c’est le réalisme et moi, j’ai une sorte d’allergie à tout ce qui n’est pas réaliste.

Ça existe ou pas le réalisme ? ça ne cache pas quelque chose ?

Le réalisme, c’est le rendu en peinture. C’est tout.

Vos deux premiers livres, quoi qu’on en dise, restent des romans. Est-ce que vous avez une définition du romanesque ?

Il doit y avoir des éléments de romanesque qui traient dans ces livres. Roman, fiction, réalité… Il y a des éléments de romanesque très clichés, contre lesquels je n’ai rien et que j’ai utilisés comme Kurt Weil a utilisé des clairs de lune dans ses chansons mais en les détournant. Il y a une phrase de Whistler qui disait… On lui disait je ne sais plus quoi à propos de quoi : « Mais c’est de la fiction ? » et il a répondu : « Non, c’est fabriqué. » Ca veut dire qu’il n’opposait pas la fiction à la réalité. On pouvait très bien… Moi j’ai encore une fois, j'essaye de faire comme un scribe, que tout ce qui est déjà là je le prends, c'est un voeu que je n'arrive pas à honorer totalement parce qu'il y a beaucoup de choses qui sont encore de moi, hélas, et j'essaie de les fabriquer, de les agencer, de les reconstruire au gré de mon désir, de mes fantasmes, de mes pulsions. De mes folies ? Et donc... c'est ça aussi peut-être la fiction et le roman. Mais j'essaye que le livre... Il y ale prologue dans le livre et après, le livre commence par une séance de maquillage et le maquilleur dit à Ingrid : « Tout est là, tout est déjà là. » En somme ce qu'il dit c'est que tout est là, c'est-à-dire la structure osseuse et tout, mais ce qu'il faut, la position de ce maquilleur — qui est mort maintenant, qui était génial —, c'est qu'il ne s'agit pas de... — bon encore, là je le fais plus pur que ce n'était : ça n'est jamais tout à fait comme ça bien sûr — sa position c'était : « Il ne s'agit pas de fabriquer un masque artificiel, de peindre un masque, un maquillage, Mask en allemand, tu as une certaine structure osseuse, ton masque est déjà là, il s'agit de le faire monter en surface, comme la photo qui se révèle dans l'eau ». Et donc, il soulignait à peine les choses pour mettre en relief les pommettes et tout. Mais sa phrase — il ne l'a jamais dite je crois, j'en suis même sûr mais c'est moi qui la lui prête —, c'est : « C'est déjà là. ». Et le livre, j'aurais aimé que ce soit ça, un truc qui se soit révélé mais qui était en dehors de moi. Et non pas la... comme beaucoup pensent, un univers, une expression, ce que e n'ai rien à exprimer, je n'ai rien à exprimer, je n'ai rien à dire. Ou en tout cas, j'essaye.
Est-ce qu’une autre définition du roman, ce ne serait pas un livre dans lequel il y a un personnage ? Ingrid Caven, évidemment, ce serait ce personnage diamant dont on a parlé tout à l’heure et dans les deux premiers livres, Rose Poussièreet Télex n°1, le personnage est personne et tout le monde à la fois, une manière d’être au monde assez romanesque…
Il semble hésiter un moment. Oui, sauf que c’est cette notion de personnage qui ne me convient pas : je préfère figure ; c’est pour ça que ce ne sont pas des romans au sens précis. Les personnages, c’est quelque chose d’homogène… De ce point de vue, oui,Ingrid Caven s’apporche plus du roman. Roman je le revendrique car j’ai remonté sa vie selon des privilèges qui sont accordés aux écrivains. Donc, j’ai la possibilité d’inverser, selon les lois du désir… Cette fatalité d’un début, d’un milieu et d’une fin, on peut un peu la déjouer le temps d’un livre ou le temps d’une écriture…
Vous parliez de désir à propos de personnages ou d'objets. On a l'impression d'être dans une époque où lorsque l'on désire des choses on s'entend dire : « Ah, mais c'est une illusion ! Du calme ! ». Pourtant nous sentons beaucoup de désir pour le personnage d'Ingrid Caven...

Ah, mais le mot d'ordre de Mai 68, écrit sur les murs, je le signe si vous voulez : « Prenez vos désirs pour des réalités ! »
Pourquoi vous avez choisi Ingrid Caven qui est une personne proche de vous ? Est-ce que vous pensez que cela démultiplie la puissance romanesque ?
Parce que j'ai besoin de documents, de papiers... Poètes, vos papiers ! Je peux pas écrire, je peux pas inventer, je n'ai pas d'imagination. J'ai besoin de...: du plat des doigts, il tape sur la table quelques coups secs et rapides. J'aime bien que la revue de Georges Bataille s'appelait Documents. C'est le côté des surréalistes que j'aime bien. Je n'aime pas leur côté fantasmagorique, merveilleux poétique, tout ce qui en a fait une chose acceptable dans les magazines de mode et les vitrines. Le fantastique n'a de force que s'il est aux prises avec le vulgaire, le terre à terre. Je n'aime pas tellement Dali, ni Magritte, ni Man Ray... J'aime bien les surréalistes un peu sérieux, chartistes. Breton avait un peu des deux d'ailleurs. Mais Georges Bataille : bibliothécaire, ancien élève de l'École des Chartes, revue Documents, ethnologie un peu... Je vous dis, je me vois à moitié comme scribe, à moitié comme chiffonnier et un tout petit peu commentateur. Ça, ça me conviendrait bien.
Il est frappant qu'on puisse lire vos livres un petit peu comme des autobiographies sans que cela soit incompatible avec la forme du roman. Est-ce qu'on peut avancer comme ultime définition du roman que c'est la forme qui permet de tout englober ? Certains pensent que le roman est mort ou déstructuré ou qu'on danse suis) son cadavre. Mais vous, c'est plutôt l'inverse : vous poussez le roman encore plus loin.
Gros silence. Les deux jeunes gens saisis dans une attente inquiéta se demandent alors s'ils ont bien formulé leur question. Boh, oui... mais remarquez, quelle importance après tout ?

Eh bien celle-ci peut-être : le roman serait une forme plus subversive que les autres, plus segmentées.

Ah, d'accord, oui, oui. Vous avez raison. Remarquez que les grands romans du siècle passé avaient ça. Je relis un bouquin de Proust, c'est à la fois un commentaire sur son œuvre, un traité d'art poétique, d'esthétique, un guide de voyage, un recueil de recettes de cuisine, c'est tout ce qu'on veut. C'est une des voies du roman. C'est celle du roman un peu baroque, c'est celle de Tristrain Shandy, celle sans doute de Don Quichotte (que j'ai pas lu), c'est la voie royale du roman baroque. Il y a quand même toute une tradition qui n'est pas celle-là. Hemingway ou Kafka, c'est une autre affaire. Je me sens en effet plus proche de cette tradition baroque. Ne serait-ce que parce que je m'impatiente trèss vite, j'ai besoin de passer à autre chose, de commenter, avec une volonté de recyclage perpétuel... Je sais pas, il y a quelque chose de curieux avec ça.
Un long silence commence. Pour la première fois il semble totalement perdu dans ses pensées. Sa veste a glissé derrière l'unes. de ses épaules. En face de lui les deux jeunes gens remarquent quejean,Jacques Schuhl a à peine entamé son Coca-Cola Light. Depuis combien de temps sont-ils avec lui dans ce salon jaune ? Tout au long de l'entretien, il a soigneusement évité que les rayons du soleil ne s'attardent sur la peau de ses avant-bras en se déplaçant mécaniquement avec l'ombre. Désormais celle-cil'enveloppe entièrement et les traits mêmes de son visage paraissent moins aisés à discerner. Il reprend, timide presque.

J'aimerais bien essayer... j'aimerais bien essayer d'écrire un livre sur un thème qui ne m'int... qui soit un thème qui n'ai pas de... forcément d'intérêt pour moi ni d'ailleurs pour... qui soit sans... Ce que je regrette un peu avec tous ces livres-là, les trois livres que j'ai écrits, c'est qu'il y a un thème un peu prestigieux. La musique, une chanteuse avec les seventies, etc. Et puis des figures hollywoodiennes qui passent... C'est mon goût pour les icônes, les emblèmes, mon côté pop, il faut donc que ce soit célèbre. Ce qui fait que... Enfin, c'est l'histoire de l'objet qui ne repose sur rien, un petit peu... J'aimerais bien arriver à écrire un livre dont je choisirais presque le... je choisirais pas, je le prendrais au hasard ! Comme ça (il fait le geste d'un tirage au sort dans un chapeau) en tirant au sort ou je sais pas. Par exemple, j'avais vu qu'il y avait un livre ou j'ai lu une critique sur un livre d'un Anglais sur le... l'attraction de l'histoire de l'invention de... par les Anglais d'ailleurs... une expédition anglaise pour le Pôle Nord. Alors c'est toute une histoire qui croise beaucoup de choses. Voilà : prendre un sujet comme ça et que tout ne repose que sur le style. Et prendre un sujet très ordinaire, un truc pour National Geographic ou qui apparemment n'est pas pour moi. Comme Marcel Duchamp disait que ses ready-made devaient surtout n'avoir aucun intérêt... enfin d'élection, d'affinités électives. Surtout pas ! Ça devait être d'une neutralité totale. Et il faisait en sorte de choisir des choses qui ne l'intéressaient pas, qui ne le désintéressaient pas non plus, mais qui soient le plus... La charge affective la plus faible possible. Et... euh... Et donc prendre une chose qui ne m'intéresserait pas forcément et le traiter, écrire dessus. Quelque chose qui... ne soit pas proche de moi.

Silence.

Ça me conviendrait bien d'écrire un essai mais je crois qu'il y aurait toujours quelque chose de romanesque. Ça partirait en effet toujours vers le roman. Ce serait curieux d'essayer. Je dirais : alors là, c'est un essai. C'est un essai que je vais faire. Un essai sur le canoë-kayak. Je vais faire un essai sur l'histoire du canoë-kayak. C'est tout. Et voir après comment je sors de ça.

Est-ce qu'il est possible de parler de quelque chose comme ça sans s'investir ?

Je ne sais pas justement. Autant choisir pour une exposition d'arts plastiques, c'est possible. Aller au BHV prendre un porte bouteilles. Autant écrire deux cents pages... Écrire des phrases qui vous intéressent.... Ou alors... C'est peut-être impossible, vous avez peut-être raison.

On a le sentiment que les journaux branchés qui vous célèbrent vous mettent dans la catégorie des avant-gardistes. Vous faites référence à des gens d'avant-garde mais on a l'impression que l'avant-garde, c'est terminé, comme c'était peut-être terminé dans les années soixante-dix. Chaque avant-garde était censée dépasser la précédente et vous, vous ne dépassez ni Lautréamont, ni les surréalistes, ni personne.
Il tousse et rit,...
Vous vous dépassez vous-même ?
...complice.

Je ne sais pas. Je suis très peu théoricien quand même. Après un temps. C'est possible qu'à un moment il ait fallu des avant-gardes. Moi je suis pour les réformes mais très vite après, il faut des contre-réformes. Quand le Nouveau Roman s'installe c'était bien de pilonner sur le roman balzacien. Mais une fois que c'était fait, après... II marque un silence. Oui, underground... C'était pas les thèmes. L'underground, ça n'a pas de sens. C'est surtout la phrase, une façon d'écrire qui manque un peu d'assurance, qui a quelque chose de vagabond. Mais ça, c'est dans les faits et dans mon cas les faits, dans mon cas, c'est sur la page. Le vagabondage, c'est là. Il suffit pas de le dire, il faut faire ce qu'on dit. Et donc j'ai essayé — j'ai un peu réussi, j'imagine — de rendre ça dans la phrase. Y compris le fait que j'étais pas très assuré, j'étais l'outsider, doré d'ailleurs, je crevais pas de faim, mais j'étais quand même l'outsider, et un peu vagabond de luxe, de grand luxe mais un peu vagabond, pas clochard du tout, mais un peu vagabond. Ça, je me suis demandé si même dans la phrase je n'ai pas voulu, à partir d'un certain point — au début, ça n'y est pas et puis ça y est de plus en plus —, une phrase, une écriture vagabonde et sans racine, la plus légère possible et si ça n'était pas quand même la preuve qu'il y a un peu d'osmose entre l'art et la vie.
Ils décidèrent d'un commun accord de s'arrêter là. II était temps à présent. 5 secondes — end of tape 2 sicle 2 — (grésillements, craquètements de bande magnétique, bruits de froissements, de pliures et de déchirures de journal, bruit chuintant d'une bande magnétique tournant à vide ainsi qu'un « chut!» : quelque chose comme : SCHUHL). —

réalisé par Matthias Alaguillaume et Emmanuel Douin,
le 12 avril 2002
in MODAM # 3, automne-hiver 2002




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