Fliess et Freud
« Freud aurait aimé appeler l’un de ses deux plus jeunes enfants "Wilhelm", mais heureusement ce furent des filles » (E. Jones, " La vie et l’oeuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 322).
En 1887, un jeune médecin berlinois, Wilhelm Fliess, effectue un court séjour à Vienne pour compléter ses recherches médicales. Rencontrant Joseph Breuer, celui-ci lui conseille sur le champ d’assister aux conférences de neurologie de son jeune mentor, Sigmund Freud. Au sortir de l’amphithéâtre, Fliesss’empresse d’entamer la conversation avec le conférencier. La discussion, tant d’un point de vue scientifique qu’affectif, semble bouillonnante. Une mutuelle sympathie et amitié s’établissent rapidement entre les trois hommes.
Wilhelm Fliess
De deux ans plus jeune que Freud, Fliess était spécialisé dans les affections du nez et de la gorge (oto-rhino-laryngologiste). Esprit subtil et cultivé, Fliess, séduit rapidement en faisant preuve d’éloquence et d’une confiance en lui sans limites qui semblait l’autoriser à s’aventurer dans de redoutables spéculations scientifiques, sans le moins de monde tenir compte des éventuelles critiques qui pouvaient lui être adressé.
Ses spéculations l’avaient du reste conduit à établir une théorie que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de pot-pourri entre l’astrologie, la numérologie et la sexologie, le tout s’appuyant sur une solide pratique médicale.
Selon Fliess, il existait un rapport étroit entre la muqueuse nasale et les activités sexuelles, lesquelles étaient d’abord déterminées par les périodes de menstruation. Les périodes de la mère déterminaient non seulement le sexe et la date de naissance du petit de l’homme, mais également les stades clés de son évolution, ainsi que les dates de ses maladies et celle de sa mort. Ces "périodes sexuelles" se trouvaient en outre avoir une grande influence sur le règne animal et l’organisation astrale, laquelle rétroagissait en retour sur l’organisme vivant.
Enfin, selon Fliess, tous les êtres humains étaient des êtres bisexuels. La féminité était associée au nombre 28, nombre de jours d’une période révolue, tandis que la masculinité était elle, associée au nombre 23, qui représentait l’écart entre la fin d’une période et le début de la suivante. Bref, Fliess avait une activité intellectuelle intense et jonglait en permanence avec les chiffres, en particulier avec les nombres 28 et 23. " Tel fut le curieux personnage, nous dit Jones, avec lequel Freud se lia " [1].
De retour à Berlin, Fliess entretiendra avec Freud une correspondance épistolaire qui sera tout d’abord courtoise. C’est Freud qui, le premier, écrit à Fliess le 24 novembre 1887 et, dans une lettre professionnelle relative à une patiente, confie cependant d’emblée à Fliess :
"[...] Je vous avoue que j’aimerais bien rester en contact avec vous. Vous m’avez fait une profonde impression [...] ".
Fliess répond en envoyant un cadeau puis, six mois plus tard, demande à Freudde lui envoyer une photo. À partir de 1892, viennent se substituer au "Cher Confrère et Ami" de la première lettre, des formules plus chaleureuses. Le vouvoiement, puis le tutoiement, aboutiront finalement au "Wilhelm" et au "Sigmund", lorsque la correspondance deviendra réellement intime, à partir de 1893.
À cette époque, Freud a trente-sept ans. Père de six enfant, il a toujours mené une vie familiale heureuse, et semble désormais s’acheminer tranquillement vers la quarantaine au sein d’une vie conjugale épanouie. Freud avait peut-être eu une enfance quelque peu inhabituelle, mais rien dans son quotidien n’avait laissé jusqu’alors entr’apercevoir la véritable passion qui allait désormais se déchaîner.
C’est au travers de l’incroyable échange épistolaire qu’il tiendra durant plus de treize années avec Fliess, que Freud aura pour la première fois l’occasion d’exprimer spontanément et hors des jugements timides et moralisateurs de ses maîtres, son extraordinaire désir de savoir. Au travers de sa correspondance avec Fliess, c’est la première fois que Freud pourra, de manière débridée, parler de - et du lieu même de - sa curiosité sexuelle infantile.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les mots de Jones, lorsqu’il écrit que l’histoire de son amitié avec Fliess est " la seule histoire extraordinaire que vécut à jamais Freud " [2].
Ce que Freud demande d’abord et surtout, à Fliess, c’est d’écouter et de "prendre connaissance" de ses découvertes, de ce foisonnement d’idées qui, spontanément, lui viennent à l’esprit et, ensuite, de juger les explications théoriques qu’il entend tirer de ce matériel. Comme Jones le précise : "Fliess ne s’en prive pas", et "il agit en censeur" [3].
Mais le jugement de Fliess, on l’aura compris au regard du personnage, se différencie singulièrement de celui des autres scientifiques et médecins queFreud avait connus jusque-là.
La sexualité dans l’étiologie des névroses
Lorsqu’en 1898, Freud effectue sa communication au "Collège des Médecins viennois", laquelle constitue un véritable plaidoyer sur la nécessité d’étudier la sexualité des névrosés, il ne rencontre que désaveu, là même où sa verve atteint des sommets :
" En ramenant les destins morbides de l’individu aux expériences vécues de ses ancêtres on est allée trop loin, et l’on a oublié qu’entre la conception et la maturité de l’individu se situe une période de vie longue et significative : l’enfance [...] " [4].
Le style est sublime, la conférence est publiée et, pour la première fois, Freudhisse la sexualité à la plus haute ligne. Après « L’hérédité et l’étiologie des névroses » et « L’Étiologie de l’hystérie », deux articles publiés en 1896, dans lesquelles, pour la première fois, il utilise l’expression « psychanalyse » et milite ouvertement en faveur d’une investigation systématique de la sexualité des névroses, ce n’est cependant qu’en 1898 que, pour la première fois, Freudhisse sa découverte majeure dans le titre même de son article : "La sexualité dans l’étiologie des névroses". Dans cet exposé, qui anticipe déjà, plus de trente ans auparavant, la thèse principale de son célèbre "Malaise dans la civilisation", Freud ne mâche pas ses mots :
" [...] La psychonévrose. Son étiologie effective est à trouver dans des expériences vécues dans l’enfance, et cela de nouveau - et exclusivement - dans des impressions qui concernent la vie sexuelle. On a tort de négliger totalement la vie sexuelle des enfants ; ils sont, pour autant que l’expérience me l’ait apprise, capables de toutes les prestations sexuelles psychiques et de beaucoup de somatiques " [5].
C’est dans ce même paragraphe qu’il rend scientifiquement hommage à Fliesset l’on comprend mieux cet hommage lorsque l’on sait quel accueil glacial lui a été réservé.
Quinze ans plus tard, commentant cette fameuse communication de 1898,Freud souligne l’attente dans laquelle il se trouvait à l’époque : les clients fuyaient littéralement sa salle d’attente et il comptait d’abord trouver là compréhension et réconfort auprès de ses maîtres ; mais les résistances à l’Inconscient et à la sexualité s’avéraient insurmontables pour les hommes de science :
" Sans m’en rendre compte, je sacrifiai ma renommée en tant que médecin et, en étudiant les facteurs sexuels responsables des troubles névrotiques, je renonçai à m’attirer de nombreux clients. [...] Sans défiance, j’exposai ma façon de voir aux membres de la Société viennoise de Neurologie, réunie sous la présence de Krafft-Ebing. Je pensais trouver dans l’intérêt et la compréhension de mes collègues une compensation aux dommages matériels volontairement consentis. Je traitai de mes découvertes scientifiques comme je l’aurai fait pour tout autre sujet de cet ordre, m’imaginant découvrir le même état d’esprit chez mes auditeurs. Mais le silence dont fut suivi ma communication, le vide qui se fit autour de moi, les insinuations qui me furent rapportées, me permirent de comprendre peu à peu que l’exposé du rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses ne pouvait être accueilli de la même façon que d’autres communications. Je compris aussi que désormais j’appartiendrais à la catégorie de ceux qui ont "troublé le sommeil du monde", suivant l’expression de Hebbel, et que je devais cesser de compter sur l’objectivité et la tolérance " [6].
Car le premier surpris par ses propres découvertes, c’est Freud lui-même. "Au début, écrit-il, je ne perçus pas le caractère particulier de ce que j’avais découvert" [7], et son biographe officiel, Ernest Jones, n’hésite pas à confirmer les propos de Freud :
" Ayant connu Freud, nous dit Jones, je pourrais même dire que les questions sexuelles l’intéressaient personnellement moins qu’elles n’intéressent et ne préoccupent la plupart des gens. En parler n’avait jamais été agréable à Freud et il se serait senti mal à l’aise au milieu de gens aimant à en plaisanter. Il ne lui arrivait que rarement de raconter des anecdotes licencieuses et, quand cela se produisait, c’était uniquement parce qu’elles illustraient un sujet d’ordre général. Il donnait l’impression d’être extrêmement pudique, le mot "puritain" aurait même pu lui convenir, et tout ce que nous savons de ses années de jeunesse ne peut que confirmer cette idée.
C’est sans doute d’ailleurs ce qui explique son étonnement naïf devant la réception glaciale réservée à l’annonce de ses découvertes en ce domaine " [8].
Lorsque bien des années plus tard, le public commencera à affluer en masse pour l’écouter exposer ses théories, Freud ne sera pas dupe de ce que changement d’attitude signifiait à ses yeux. Bien qu’apparemment à l’opposé de la répulsion première, l’attitude confortait la résistance et le refoulement de la sexualité telle qu’elle se présentait réellement dans l’inconscient, et tel queFreud entendait continuer à l’exposer. Un beau jour, au début d’une série de conférence et alors que le public s’engouffrait en masse dans l’amphithéâtre,Freud déclara :
"Mesdames et Messieurs, au cas où vous ne viendriez en si grand nombre que pour entendre quelque chose de sensationnel ou même d’inconvenant, soyez certains que je procéderai de façon à vous montrer qu’il était bien inutile de vous déranger".
" La fois suivante, raconte Ludwig Jekels à Jones, l’auditoire se trouva réduit de deux tiers " [9].
Cependant, en 1898, rien n’était encore joué. Après s’être intéressé à l’hypnose avec Charcot et à l’hystérie avec Breuer, pour le difficile sujet de la sexualité inconsciente, c’est à Fliess qu’il s’en remettait et c’est grâce à ce formidable soutien, qu’il pourra mener à bien ses recherches délicates :
" Ma confiance en mon propre jugement, ainsi que mon courage, n’étaient pas ébranlés. Je continuai à penser que j’avais eu la chance de découvrir des faits connexes particulièrement intéressants et me sentis prêt à accepter le destin auquel sont parfois soumises de pareilles découvertes" [10].
Nul doute que c’est en grande partie grâce à "la nette attitude de Fliess à l’égard du rôle important de la sexualité" comme le précise Jones [11], que Freud réussi à l’époque, à accroître sa "confiance" en son "propre jugement" et son "courage". L’on comprend mieux le rôle qu’aura joué Fliess lorsque l’on met en parallèle ce dernier passage, écrit de la main d’un Freud se remémorant cette fameuse conférence de 1898 mais passant alors sous silence le rôle de son ami de l’époque, avec le ton de la lettre qu’il lui écrivait pourtant dès 1896 (la lettre est datée du 1er janvier 1896) :
" Quels remerciements ne te dois-je pas pour la consolation, la compréhension, l’encouragement, que tu m’apportes dans ma solitude ; tu m’as fait saisir le sens de l’existence... C’est avant tout ton exemple qui m’a permis d’acquérir la force intellectuelle de me fier à mon propre jugement [...] et affronter, comme toi, avec résignation voulue, toutes les épreuves que me réserve peut-être la vie. Pour cela, accepte mes simples remerciements " [12].
Les "Congrès" et la "Scène primitive" de la rupture
Les échanges épistolaires étaient ponctués de rencontres de chair et d’os. Celles-ci avaient souvent lieu à Vienne, parfois à Berlin, mais elles n’étaient jamais aussi intenses et passionnantes que lors de ce que Freud, sur un mode mi-infantile et imaginaire, avait pris l’habitude d’appeler leurs "Congrès". Week-end ou séjours de deux ou trois jours qu’ils passaient ensembles dans des endroits reculés et isolés du monde, loin de leur travail et de leur milieu familial, et qu’ils consacraient uniquement à leur passion commune : la libre association spéculative et scientifique.
Si, à l’époque, Fliess était son seul public, comme il le disait en faisant allusion à l’anecdote célèbre de Nestroy [13], il reste que ces lieux hanteront à jamais la mémoire de Freud, bon nombre de Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale (IPA) se tenant par la suite dans les villes où Freud et Fliess se rencontrèrent.
La première réunion eut lieu à Salzbourg en août 1890, tandis que la dernière, après laquelle ils ne se revirent plus jamais, eut lieu à Achensee, dans le Tyrol, en Septembre 1900.
C’est probablement à Munich, sur le chemin du retour du "Congrès" d’Achensee, et au moment où ils se séparèrent pour respectivement rejoindre Vienne et Berlin, que l’inévitable dispute éclata. De retour d’Achensee, ils étaient en effet descendus au Park Hôtel de Munich, et c’est là que, selon Fliess, Freud se serait violemment jeté sur lui à l’improviste.
Si Jones tient ce scénario pour fortement "improbable", il est cependant plusieurs indices qui penchent en faveur du "coup de folie" de Freud. En premier lieu, le fameux rêve "qui joue avec des nombres" dit rêve de "Gœthe", où ce dernier, sous les traits duquel se cache Freud, attaque violemment M..., qui est littéralement "écrasé par cette attaque" (Interprétation des rêves, p. 373). Certes, dans le rêve, dont Freud avoue aisément la paternité, il ne s’agit que d’articles scientifiques et d’attaques littéraires, mais l’on sait aussi que Freud avait pris l’habitude de parfois considérablement édulcorer les interprétations qui concernaient ses propres rêves. Nul doute cependant que dans ce rêve, tout comme dans celui dit de "l’injection faite à Irma", Freud réalise avant tout un désir de disculpation vis à vis de Fliess, et selon l’expression de Didier Anzieu, " ponctue la liquidation du "transfert" " sur celui-ci [14].
En outre, nous savons que huit ans plus tard, le 24 novembre 1912, Freud ayant réuni cinq de ses plus proches collaborateurs de l’époque dans cette même pièce de Park Hôtel de Munich (dont Jones qui raconte la scène), Freud s’en était subitement et "personnellement" pris à Jung, puis s’était soudainement évanoui :
" Il insista et prit la chose d’une façon assez personnelle. À notre grande consternation, nous le vîmes soudain tomber évanoui. Le robuste Jung le porta sur un divan du salon où il ne tarda pas à reprendre connaissance ".
En reprenant ses esprits, Freud marmonne tout d’abord : "Comme il doit être agréable de mourir". Puis, au cours des deux mois qui suivirent, c’est en deux temps qu’il donnera à Jones quelques éclaircissements sur son évanouissement qui, à n’en pas douter, se trouvait être associée à une scène vécue avec Fliess :
" Il m’est impossible d’oublier qu’il y a cela six et quatre ans, j’ai éprouvé des symptômes très semblables, encore que moins intenses, dans la même salle du Park Hôtel. Ce fut lors d’une maladie de Fliess que je me rendis pour la première fois à Munich et cette ville me paraît très liée à mes relations avec l’homme en question. Il y a, au fond de toute cette affaire, un problème homosexuel non résolu " [[E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 348.%5
Wilhelm Fliess
De deux ans plus jeune que Freud, Fliess était spécialisé dans les affections du nez et de la gorge (oto-rhino-laryngologiste). Esprit subtil et cultivé, Fliess, séduit rapidement en faisant preuve d’éloquence et d’une confiance en lui sans limites qui semblait l’autoriser à s’aventurer dans de redoutables spéculations scientifiques, sans le moins de monde tenir compte des éventuelles critiques qui pouvaient lui être adressé.
Ses spéculations l’avaient du reste conduit à établir une théorie que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de pot-pourri entre l’astrologie, la numérologie et la sexologie, le tout s’appuyant sur une solide pratique médicale.
Selon Fliess, il existait un rapport étroit entre la muqueuse nasale et les activités sexuelles, lesquelles étaient d’abord déterminées par les périodes de menstruation. Les périodes de la mère déterminaient non seulement le sexe et la date de naissance du petit de l’homme, mais également les stades clés de son évolution, ainsi que les dates de ses maladies et celle de sa mort. Ces "périodes sexuelles" se trouvaient en outre avoir une grande influence sur le règne animal et l’organisation astrale, laquelle rétroagissait en retour sur l’organisme vivant.
Enfin, selon Fliess, tous les êtres humains étaient des êtres bisexuels. La féminité était associée au nombre 28, nombre de jours d’une période révolue, tandis que la masculinité était elle, associée au nombre 23, qui représentait l’écart entre la fin d’une période et le début de la suivante. Bref, Fliess avait une activité intellectuelle intense et jonglait en permanence avec les chiffres, en particulier avec les nombres 28 et 23. " Tel fut le curieux personnage, nous dit Jones, avec lequel Freud se lia " [1].
De retour à Berlin, Fliess entretiendra avec Freud une correspondance épistolaire qui sera tout d’abord courtoise. C’est Freud qui, le premier, écrit à Fliess le 24 novembre 1887 et, dans une lettre professionnelle relative à une patiente, confie cependant d’emblée à Fliess :
"[...] Je vous avoue que j’aimerais bien rester en contact avec vous. Vous m’avez fait une profonde impression [...] ".
Fliess répond en envoyant un cadeau puis, six mois plus tard, demande à Freudde lui envoyer une photo. À partir de 1892, viennent se substituer au "Cher Confrère et Ami" de la première lettre, des formules plus chaleureuses. Le vouvoiement, puis le tutoiement, aboutiront finalement au "Wilhelm" et au "Sigmund", lorsque la correspondance deviendra réellement intime, à partir de 1893.
À cette époque, Freud a trente-sept ans. Père de six enfant, il a toujours mené une vie familiale heureuse, et semble désormais s’acheminer tranquillement vers la quarantaine au sein d’une vie conjugale épanouie. Freud avait peut-être eu une enfance quelque peu inhabituelle, mais rien dans son quotidien n’avait laissé jusqu’alors entr’apercevoir la véritable passion qui allait désormais se déchaîner.
C’est au travers de l’incroyable échange épistolaire qu’il tiendra durant plus de treize années avec Fliess, que Freud aura pour la première fois l’occasion d’exprimer spontanément et hors des jugements timides et moralisateurs de ses maîtres, son extraordinaire désir de savoir. Au travers de sa correspondance avec Fliess, c’est la première fois que Freud pourra, de manière débridée, parler de - et du lieu même de - sa curiosité sexuelle infantile.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les mots de Jones, lorsqu’il écrit que l’histoire de son amitié avec Fliess est " la seule histoire extraordinaire que vécut à jamais Freud " [2].
Ce que Freud demande d’abord et surtout, à Fliess, c’est d’écouter et de "prendre connaissance" de ses découvertes, de ce foisonnement d’idées qui, spontanément, lui viennent à l’esprit et, ensuite, de juger les explications théoriques qu’il entend tirer de ce matériel. Comme Jones le précise : "Fliess ne s’en prive pas", et "il agit en censeur" [3].
Mais le jugement de Fliess, on l’aura compris au regard du personnage, se différencie singulièrement de celui des autres scientifiques et médecins queFreud avait connus jusque-là.
La sexualité dans l’étiologie des névroses
Lorsqu’en 1898, Freud effectue sa communication au "Collège des Médecins viennois", laquelle constitue un véritable plaidoyer sur la nécessité d’étudier la sexualité des névrosés, il ne rencontre que désaveu, là même où sa verve atteint des sommets :
" En ramenant les destins morbides de l’individu aux expériences vécues de ses ancêtres on est allée trop loin, et l’on a oublié qu’entre la conception et la maturité de l’individu se situe une période de vie longue et significative : l’enfance [...] " [4].
Le style est sublime, la conférence est publiée et, pour la première fois, Freudhisse la sexualité à la plus haute ligne. Après « L’hérédité et l’étiologie des névroses » et « L’Étiologie de l’hystérie », deux articles publiés en 1896, dans lesquelles, pour la première fois, il utilise l’expression « psychanalyse » et milite ouvertement en faveur d’une investigation systématique de la sexualité des névroses, ce n’est cependant qu’en 1898 que, pour la première fois, Freudhisse sa découverte majeure dans le titre même de son article : "La sexualité dans l’étiologie des névroses". Dans cet exposé, qui anticipe déjà, plus de trente ans auparavant, la thèse principale de son célèbre "Malaise dans la civilisation", Freud ne mâche pas ses mots :
" [...] La psychonévrose. Son étiologie effective est à trouver dans des expériences vécues dans l’enfance, et cela de nouveau - et exclusivement - dans des impressions qui concernent la vie sexuelle. On a tort de négliger totalement la vie sexuelle des enfants ; ils sont, pour autant que l’expérience me l’ait apprise, capables de toutes les prestations sexuelles psychiques et de beaucoup de somatiques " [5].
C’est dans ce même paragraphe qu’il rend scientifiquement hommage à Fliesset l’on comprend mieux cet hommage lorsque l’on sait quel accueil glacial lui a été réservé.
Quinze ans plus tard, commentant cette fameuse communication de 1898,Freud souligne l’attente dans laquelle il se trouvait à l’époque : les clients fuyaient littéralement sa salle d’attente et il comptait d’abord trouver là compréhension et réconfort auprès de ses maîtres ; mais les résistances à l’Inconscient et à la sexualité s’avéraient insurmontables pour les hommes de science :
" Sans m’en rendre compte, je sacrifiai ma renommée en tant que médecin et, en étudiant les facteurs sexuels responsables des troubles névrotiques, je renonçai à m’attirer de nombreux clients. [...] Sans défiance, j’exposai ma façon de voir aux membres de la Société viennoise de Neurologie, réunie sous la présence de Krafft-Ebing. Je pensais trouver dans l’intérêt et la compréhension de mes collègues une compensation aux dommages matériels volontairement consentis. Je traitai de mes découvertes scientifiques comme je l’aurai fait pour tout autre sujet de cet ordre, m’imaginant découvrir le même état d’esprit chez mes auditeurs. Mais le silence dont fut suivi ma communication, le vide qui se fit autour de moi, les insinuations qui me furent rapportées, me permirent de comprendre peu à peu que l’exposé du rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses ne pouvait être accueilli de la même façon que d’autres communications. Je compris aussi que désormais j’appartiendrais à la catégorie de ceux qui ont "troublé le sommeil du monde", suivant l’expression de Hebbel, et que je devais cesser de compter sur l’objectivité et la tolérance " [6].
Car le premier surpris par ses propres découvertes, c’est Freud lui-même. "Au début, écrit-il, je ne perçus pas le caractère particulier de ce que j’avais découvert" [7], et son biographe officiel, Ernest Jones, n’hésite pas à confirmer les propos de Freud :
" Ayant connu Freud, nous dit Jones, je pourrais même dire que les questions sexuelles l’intéressaient personnellement moins qu’elles n’intéressent et ne préoccupent la plupart des gens. En parler n’avait jamais été agréable à Freud et il se serait senti mal à l’aise au milieu de gens aimant à en plaisanter. Il ne lui arrivait que rarement de raconter des anecdotes licencieuses et, quand cela se produisait, c’était uniquement parce qu’elles illustraient un sujet d’ordre général. Il donnait l’impression d’être extrêmement pudique, le mot "puritain" aurait même pu lui convenir, et tout ce que nous savons de ses années de jeunesse ne peut que confirmer cette idée.
C’est sans doute d’ailleurs ce qui explique son étonnement naïf devant la réception glaciale réservée à l’annonce de ses découvertes en ce domaine " [8].
Lorsque bien des années plus tard, le public commencera à affluer en masse pour l’écouter exposer ses théories, Freud ne sera pas dupe de ce que changement d’attitude signifiait à ses yeux. Bien qu’apparemment à l’opposé de la répulsion première, l’attitude confortait la résistance et le refoulement de la sexualité telle qu’elle se présentait réellement dans l’inconscient, et tel queFreud entendait continuer à l’exposer. Un beau jour, au début d’une série de conférence et alors que le public s’engouffrait en masse dans l’amphithéâtre,Freud déclara :
"Mesdames et Messieurs, au cas où vous ne viendriez en si grand nombre que pour entendre quelque chose de sensationnel ou même d’inconvenant, soyez certains que je procéderai de façon à vous montrer qu’il était bien inutile de vous déranger".
" La fois suivante, raconte Ludwig Jekels à Jones, l’auditoire se trouva réduit de deux tiers " [9].
Cependant, en 1898, rien n’était encore joué. Après s’être intéressé à l’hypnose avec Charcot et à l’hystérie avec Breuer, pour le difficile sujet de la sexualité inconsciente, c’est à Fliess qu’il s’en remettait et c’est grâce à ce formidable soutien, qu’il pourra mener à bien ses recherches délicates :
" Ma confiance en mon propre jugement, ainsi que mon courage, n’étaient pas ébranlés. Je continuai à penser que j’avais eu la chance de découvrir des faits connexes particulièrement intéressants et me sentis prêt à accepter le destin auquel sont parfois soumises de pareilles découvertes" [10].
Nul doute que c’est en grande partie grâce à "la nette attitude de Fliess à l’égard du rôle important de la sexualité" comme le précise Jones [11], que Freud réussi à l’époque, à accroître sa "confiance" en son "propre jugement" et son "courage". L’on comprend mieux le rôle qu’aura joué Fliess lorsque l’on met en parallèle ce dernier passage, écrit de la main d’un Freud se remémorant cette fameuse conférence de 1898 mais passant alors sous silence le rôle de son ami de l’époque, avec le ton de la lettre qu’il lui écrivait pourtant dès 1896 (la lettre est datée du 1er janvier 1896) :
" Quels remerciements ne te dois-je pas pour la consolation, la compréhension, l’encouragement, que tu m’apportes dans ma solitude ; tu m’as fait saisir le sens de l’existence... C’est avant tout ton exemple qui m’a permis d’acquérir la force intellectuelle de me fier à mon propre jugement [...] et affronter, comme toi, avec résignation voulue, toutes les épreuves que me réserve peut-être la vie. Pour cela, accepte mes simples remerciements " [12].
Les "Congrès" et la "Scène primitive" de la rupture
Les échanges épistolaires étaient ponctués de rencontres de chair et d’os. Celles-ci avaient souvent lieu à Vienne, parfois à Berlin, mais elles n’étaient jamais aussi intenses et passionnantes que lors de ce que Freud, sur un mode mi-infantile et imaginaire, avait pris l’habitude d’appeler leurs "Congrès". Week-end ou séjours de deux ou trois jours qu’ils passaient ensembles dans des endroits reculés et isolés du monde, loin de leur travail et de leur milieu familial, et qu’ils consacraient uniquement à leur passion commune : la libre association spéculative et scientifique.
Si, à l’époque, Fliess était son seul public, comme il le disait en faisant allusion à l’anecdote célèbre de Nestroy [13], il reste que ces lieux hanteront à jamais la mémoire de Freud, bon nombre de Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale (IPA) se tenant par la suite dans les villes où Freud et Fliess se rencontrèrent.
La première réunion eut lieu à Salzbourg en août 1890, tandis que la dernière, après laquelle ils ne se revirent plus jamais, eut lieu à Achensee, dans le Tyrol, en Septembre 1900.
C’est probablement à Munich, sur le chemin du retour du "Congrès" d’Achensee, et au moment où ils se séparèrent pour respectivement rejoindre Vienne et Berlin, que l’inévitable dispute éclata. De retour d’Achensee, ils étaient en effet descendus au Park Hôtel de Munich, et c’est là que, selon Fliess, Freud se serait violemment jeté sur lui à l’improviste.
Si Jones tient ce scénario pour fortement "improbable", il est cependant plusieurs indices qui penchent en faveur du "coup de folie" de Freud. En premier lieu, le fameux rêve "qui joue avec des nombres" dit rêve de "Gœthe", où ce dernier, sous les traits duquel se cache Freud, attaque violemment M..., qui est littéralement "écrasé par cette attaque" (Interprétation des rêves, p. 373). Certes, dans le rêve, dont Freud avoue aisément la paternité, il ne s’agit que d’articles scientifiques et d’attaques littéraires, mais l’on sait aussi que Freud avait pris l’habitude de parfois considérablement édulcorer les interprétations qui concernaient ses propres rêves. Nul doute cependant que dans ce rêve, tout comme dans celui dit de "l’injection faite à Irma", Freud réalise avant tout un désir de disculpation vis à vis de Fliess, et selon l’expression de Didier Anzieu, " ponctue la liquidation du "transfert" " sur celui-ci [14].
En outre, nous savons que huit ans plus tard, le 24 novembre 1912, Freud ayant réuni cinq de ses plus proches collaborateurs de l’époque dans cette même pièce de Park Hôtel de Munich (dont Jones qui raconte la scène), Freud s’en était subitement et "personnellement" pris à Jung, puis s’était soudainement évanoui :
" Il insista et prit la chose d’une façon assez personnelle. À notre grande consternation, nous le vîmes soudain tomber évanoui. Le robuste Jung le porta sur un divan du salon où il ne tarda pas à reprendre connaissance ".
En reprenant ses esprits, Freud marmonne tout d’abord : "Comme il doit être agréable de mourir". Puis, au cours des deux mois qui suivirent, c’est en deux temps qu’il donnera à Jones quelques éclaircissements sur son évanouissement qui, à n’en pas douter, se trouvait être associée à une scène vécue avec Fliess :
" Il m’est impossible d’oublier qu’il y a cela six et quatre ans, j’ai éprouvé des symptômes très semblables, encore que moins intenses, dans la même salle du Park Hôtel. Ce fut lors d’une maladie de Fliess que je me rendis pour la première fois à Munich et cette ville me paraît très liée à mes relations avec l’homme en question. Il y a, au fond de toute cette affaire, un problème homosexuel non résolu " [[E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 348.%5
Notes
[1] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 322.[2] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 317.
[3] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 328.
[4] S. Freud, « L’hérédité et l’étiologie des névroses » [1898], Œuvres complètes, III, PUF, Paris, 1989, p. 235.
[5] S. Freud, " La sexualité dans l’étiologie des névroses " [1898], Œuvres complètes, III, PUF, Paris, 1989, p. 235.
[6] S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, [1914], Payot, Paris, p. 87.
[7] S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, [1914], Payot, Paris, p. 86.
[8] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 300.
[9] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 376.
[10] S. Freud, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, [1914], Payot, Paris, p. 88.
[11] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 329.
[12] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 329.
[13] E. Jones, " La vie et l’œuvre de Sigmund Freud " [1953], PUF, Paris, 1958, p. 331.
[14] D. Anzieu, dans Préface à Sur le rêve, p. 15-16.
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