LISTE DES FILMS "ZANZIBAR"
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MARIE POUR MÉMOIRE (Philippe Garrel, 1967)
LE LIT DE LA VIERGE (Philippe Garrel, 1968)
LE RÉVÉLATEUR (Philippe Garrel, 1968)
LA CONCENTRATION (Philippe Garrel, 1968)
DÉTRUISEZ-VOUS (Serge Bard, 1968)
DEUX FOIS (Jackie Raynal, 1968)
HOME MOVIE, AUTOUR DU ‘LIT DE LA VIERGE’ (Frédéric Pardo, 1968)
FUN AND GAMES FOR EVERYONE (Serge Bard, 1968)
ICI ET MAINTENANT (Serge Bard, 1968)
LA RÉVOLUTION N’EST QU’UN DÉBUT. CONTINUONS LE COMBAT (Pierre Clementi, 1968)
CHROMO SUD (Etienne O’Leary, 1968)
UN FILM PORNO (Olivier Mosset, 1968)
ONE MORE TIME (Daniel Pommereulle, 1968)
ÉMET (Claude Martin, 1969)
VITE (Daniel Pommereulle, 1969)
ACÉPHALE (Patrick Deval, 1969)
KEEPING BUSY (Michel Auder, 1969)
L’HOMOGRAPHE (Michel Fournier, 1969)
UN FILM (Sylvina Boissonnas, 1969)
Ces films ont été réalisés à l’époque de mai 68 par une bande de
parisiens composée, entre autres, des réalisateurs Philippe Garrel et
Patrick Deval, de la monteuse Jackie Raynal, des artistes Olivier Mosset
et Daniel Pommereulle, de Zouzou, égérie errante des sixties et muse de
Garrel, et de Caroline de Bendern, rebaptisée la « Marianne de 68 1
» en référence à l’icône de la République Française, symbole de la
Liberté et de la Raison, qu’on trouve dans toutes les mairies de France.
Il
a longtemps été dit qu’au-delà des pamphlets, des affiches et des
ciné-tracts, mai 68 n’avait donné aucune oeuvre d’art majeure 2.
Les films du mouvement Zanzibar, sortis de l’oubli dans lequel ils
étaient tombés après sa dissolution au début des années 1970, viennent
contredire cette idée reçue. Influencés par le travail de Jean-Luc
Godard et du cinéma américain underground, tout en étant plus
extrémistes, ces films se caractérisent par un montage plus que
minimaliste, des plans panoramiques qui laissent le spectateur en quête
de point focal, des dialogues improvisés – voire quasiment absents, le
plus souvent – ainsi qu’une narration non linéaire collant de très près à
la pensée politique et sociale émergente de l’époque. Tous les
réalisateurs de Zanzibar partageaient un même discours politique radical
; un sens aigu de l’esthétique était tacitement requis pour être admis
au sein du groupe, et ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs de
ses membres gagnaient alors leur vie comme mannequins. Bien plus que
simplement documentaires – affirmation douteuse d’une représentation du
passé « tel que ça c’est passé » – les films de Zanzibar, symbolisent
l’essence même du potentiel déstabilisateur de mai 68, sans doute plus
qu’aucune autre production culturelle de l’époque.
C’est autour de
Sylvina Boissonnas, riche héritière et mécène, que se regroupa alors
toute une constellation de réalisateurs qui, pour autant, ne formèrent
jamais un groupe véritablement structuré. Entre 1968 et 1970, elle
finança près d’une douzaine de films, qui seront rétrospectivement
regroupés sous l’étiquette « Zanzibar » – un nom inspiré d’un voyage
entrepris par certains des membres du mouvement en 1969 dans ce pays
d’Afrique alors sous la férule d’un régime maoïste. Boissonnas elle-même
était issue d’une famille de mécènes réputée. Sa mère, Sylvie
Boissonnas (née Schlumberger), fut l’une des grandes bienfaitrices du
Centre Pompidou, tandis que sa tante, Dominique de Menil, qui avait
émigré aux États-Unis en 1941, fut l’un des grands mécènes des arts du
XXème siècle. Sa cousine Philippa de Menil, fonda quant à elle la Dia
Art Foundation, en 1974. À l’origine, l’inspiration des activités de
Sylvina dans ce domaine remonte cependant à plus loin encore. Si sa
tante était déjà fort active dans le domaine des arts dans les années
60, il est fort probable que Sylvina a été influencée par l’action du
Vicomte et de la Vicomtesse de Noailles qui, dans les années 30,
financèrent de nombreux films, dont le sulfureux L’Âge d’or
de Buñuel, film précurseur de l’oeuvre du mouvement Zanzibar. Quoi
qu’il en soit, on ne peut nier que Sylvina Boissonnas ait oeuvré à la
redéfinition du mécénat selon l’esprit de l’époque. Une action qu’elle
énonce en ces termes : « Je pense qu’il est important d’affirmer que
c’est grâce à “l’Esprit de Mai” que ces films ont pu voir le jour. Pour
beaucoup d’entre nous, il y avait cette volonté de liberté totale, de
laisser derrière nous ce que Guy Debord avait baptisé “la société du
spectacle”, pour nous exprimer dans plusieurs domaines à la fois, sans
jamais nous spécialiser. Nous étions en phase avec la jeunesse
américaine des années 60 et 70, tout comme avec la révolution culturelle
chinoise (du moins ce que l’Ouest en percevait à l’époque). Nous avons
également tenté de mettre en pratique les principes d’autogestion,
rejetant toute forme de délégation d’autorité. Nous avions le courage de
penser qu’il était possible de faire un film sans être des
professionnels, en réduisant la taille des équipes, souvent composées
d’amis qui faisaient office de techniciens. 3»
Il serait
difficile aujourd’hui d’avoir une approche plus radicale que celle de
Sylvina Boissonnas. Elle tenait salon à la Coupole, sortant son chéquier
pour tous ceux qui venaient la voir avec une idée. Il avait fallu près
de dix ans à la génération précédente, la Nouvelle Vague, pour briser
les chaînes corporatistes du cinéma français. Les méthodes de Boissonnas
faisaient fi de toute formalité. Ses productions furent qualifiées de
sauvages, et en tant que telles n’avaient pas accès aux circuits de
distribution classiques. (Il fut un temps question de créer une salle
d’Art et d’Essai, mais personne ne voulut s’engager dans une telle
démarche capitaliste). Pour situer le contexte, rappelons, comme
Boissonnas l’avait fait remarquer, que les acteurs eux-mêmes
participaient au financement des films, abandonnant tout cachet.
Boissonnas encourageait activement les techniciens du cinéma, comme
Michel Fournier et Claude Martin, à réaliser leurs propres films, et
finançait par ailleurs les projets de parfaits néophytes. Permettant à
des personnes sans bagage universitaire ni expérience professionnelle de
faire des films, elle mettait ainsi en pratique une certaine
philosophie de l’anti-autoritarisme, à l’instar d’un Joseph Beuys qui à
l’époque exigeait que l’académie des Beaux Arts de Düsseldorf fût
ouverte à quiconque désirait y entrer. Quarante ans plus tard, il n’est
pas inutile de rappeler que l’un des rêves de mai 68 était « l’abolition
du capital et du profit 4 ». Si l’on ne peut comparer
Boissonnas à une sorte de Robin des Bois, redistribuant l’argent de sa
famille aux maoïstes, il serait cependant réducteur d’en faire un
symbole du radical chic. Le fait que les films Zanzibar aient résisté
aux clichés révolutionnaires fumeux tient beaucoup à la nature même des
activités de leur bienfaitrice, qu’on serait tenté de considérer comme
une démarche conceptuelle ayant une valeur artistique intrinsèque.
Boissonnas est le symbole même de la complexité des rapports
qu’entretenaient les soixantehuitards avec les forces qu’ils
souhaitaient renverser. Cette complexité a laissé des traces dans les
films Zanzibar jusqu’au niveau le plus fondamental : le soutien de
Boissonnas permettait aux réalisateurs de travailler en 35 mm, fort
coûteux, donnant aux films une image d’une qualité quasi hollywoodienne,
tout à fait inhabituelle pour des réalisations underground. D’autres
ambivalences du genre apparaissent quant au style et au contenu des
films, comme dans le premier film du mouvement, Détruisez-vous, tourné au début du printemps 68 ; le titre était tiré d’un slogan en vogue à cette époque « Aidez-nous, détruisez-vous 5
». Ce film de 75 minutes était l’oeuvre d’un parfait débutant, Serge
Bard, étudiant en sociologie à Nanterre, d’où partirent les émeutes de
mai. Dans son film, Serge Bard fait se croiser anarchiquement deux
influences disparates, mêlant le Godard de La Chinoise à l’esprit de la Factory et des films de Warhol.
C’est
Mosset et de Bendern qui firent connaître le travail de Warhol à Bard
et au reste du groupe. Mosset avait séjourné à la Factory en 1967 ; on
le retrouve prenant une pose toute warholienne, la main sur la bouche
dans Détruisez-vous. De Bendern avait visité la Factory la même année, était sorti avec Viva, et avait assisté aux tournages de Bike Boy et Nude Restaurant6.
Les trois compères s’essayèrent à recréer une version française de
l’univers warholien, comme en témoignent les scènes du loft du film.
Empruntant à La Chinoise une intrigue minimaliste, Détruisez-vous
raconte l’expulsion de Thierry (Thierry Garrel) d’une cellule
révolutionnaire dirigée par le critique d’art et poète marxiste Alain
Jouffroy, lui-même mentor de plusieurs membres du mouvement Zanzibar, et
qu’on retrouve ici dans un rôle de pater familias. Le principal
protagoniste en est cependant Caroline (de Bendern), errant sans but
pendant toute la durée du film. Les dialogues sont parfois énigmatiques
et dignes de Beckett (Olivier : « Sais-tu où tu as acheté ton pantalon ?
» Caroline : « J’ai oublié. Ce n’est pas important. » Olivier : « Il y a
donc des choses importantes et d’autres qui ne le sont pas ? »).
D’autres sont clairement politiques. Dans une scène, Jouffroy, debout
dans un amphithéâtre, énumère les différents points d’un programme
inspiré du personnage militant d’Anne Wiazemsky dans La Chinoise.
Premier point : Faire de la désobéissance civile une loi.
Deuxième point : Exproprier la Banque de France
Troisième point : Détruire toutes les archives de la Sécurité Nationale et de la Police.
Quatrième
point : Nommer un Conseil Général de Paris, composé à 80 % d’hommes et
de femmes de moins de 25 ans, français et étrangers.
Cinquième point : Faire de l’armée un corps décoratif destiné aux travaux publics.
Sixième point : Pendant six mois, faire des professeurs des étudiants, et vice-versa.
Le
gouvernement gaulliste de l’époque ne risquait pas d’adopter cet
agenda. Remarquons que Jouffroy s’adresse à un amphithéâtre quasiment
vide. (Le public est composé de seulement quatre femmes, dont l’une est
Boissonnas). Caroline intervient pour se fendre d’un commentaire sur sa
velléité de faire sauter une usine de napalm aux États-Unis, avec un
ami, mais « nous étions complètement défoncés, et nous n’y avons plus
pensé ». Détruisez-vous, comme La Chinoise, anticipent sur les événements de mai 68 ; mais si La Chinoise se finit sur un assassinat, mettant en pratique (fictivement parlant) son appel à la lutte armée, Détruisez-vous
se termine de façon plus saugrenue, montrant Caroline en gros plan en
train de glousser, suivi d’une ultime séquence sur un interminable (et
très warholien) match de boxe passant à la télévision. Difficile de ne
pas douter des intentions révolutionnaires que le film affiche
ostensiblement.
Lorsque la grève générale commença, les membres du
mouvement Zanzibar descendirent dans la rue, érigeant des barricades, ne
se faisant pas prier pour jeter quelques pavés. Début mai, le caméraman
de Détruisez-vous,
Pierre-William Glenn, tourna une scène dans l’appartement de Mosset,
situé dans le 6ème arrondissement, puis sortit dans la rue rejoindre les
manifestants. Avec l’aide de Deval, Jouffroy, Raynal et Laurent
Condominas, Garrel filma l’une des manifestations en 35 mm, que Raynal
monta le jour suivant pour un faire un court métrage, Actua 1
(pour « actualités »). Pierre Clémenti, qui joua dans deux des films de
Garrel de l’époque, se mit également à filmer les manifestants,
retournant exprès en plein tournage à Rome, où il jouait dans Partner de Bernardo Bertolucci, pour capturer les émeutes en 16 mm. Son film La Révolution n’est qu’un début, continuons, récemment redécouvert, témoigne de nombreuses confrontations entre les étudiants et les CRS dans le Quartier Latin.
En
juin, l’ordre avait été rétabli et plusieurs membres du groupe, dont
Garrel, Bard, Deval, Raynal et de Bendern, s’enfuirent pour Rome. Ils
déposèrent les négatifs des films tournés pendant les grèves dans un
laboratoire italien, où la plupart furent perdus ou détruits (par des
techniciens solidaires de leurs camarades communistes et syndiqués en
France). Lorsqu’ils retournèrent à Paris peu après le retour de De
Gaulle, leurs films devinrent underground, pour ainsi dire, comme si les
réalisateurs estimaient que dorénavant, l’action directe ayant échoué,
il fallait approcher la politique par des moyens détournés. Plusieurs
réalisateurs du mouvement Zanzibar réagirent à cet échec en s’imposant
l’exil. Daniel Pommereulle, par exemple, tourna au Maroc un film
intitulé Vite, qui cristallisait
sa profonde déception. Au côté d’un jeune garçon arabe, dans un paysage
désertique, Pommereulle lance une attaque au vitriol contre le monde
occidental, chantant et gesticulant comme pour faire se matérialiser la
révolution par des incantations. L’on sent dans les images que
Pommereulle souhaite aller bien plus loin encore qu’au Maroc, lorsqu’il
montre des images de l’espace, merveilleuses d’austérité, filmées avec
une caméra fixée à un télescope Questar, les insérant dans la séquence
du désert. Ses images de la galaxie rappellent les premières photos de
la Terre vue de l’espace, prises l’année précédente par la mission
Apollo 8. D’autres membres du groupe restèrent en France, prenant acte
de leur désillusion, désireux d’exprimer leur sentiment d’être des
réfugiés dans leur propre pays. Tourné en 1968, Acéphale,
de Patrick Deval montre un groupe de soixante-huitards errant dans les
rues d’un Paris méconnaissable. Nous sommes désormais loin de la ville
de carte postale, avec ses repères architecturaux, ses cafés, ses
billards électriques, qu’on voyait dans les films de la Nouvelle Vague.
Acéphale se déroule dans une sorte de no man’s land inhospitalier du
14ème arrondissement et dans une station de métro désaffectée.
Empruntant le titre de son film à la revue éponyme de Georges Bataille,
Deval, tout comme Pommereulle, suggère le besoin de trouver de nouvelles
perspectives pour une approche du monde au-delà du rationnel et fait
allusion à l’expression populaire « Il faut changer de tête » d’une
manière extrême, montrant au début du film un homme en train de se faire
raser la tête au son d’une tronçonneuse, suggérant ainsi la nécessité
de faire table rase par tous les moyens. Il ne s’agit plus d’y arriver à
force de jets de pierre et de banderoles dans les rues. Dans les deux
films que réalisa Bard après Détruisez-vous,
c’est un véritable désaveu du discours engagé qui transparaît, dans
lesquels les plans chocs disparaissent au profit d’une recherche
esthétique. Tournés en 1968 avec le célèbre chef opérateur Henri Alekan
(qui avait travaillé pour Jean Cocteau, dans La Belle et la Bête, et participé à d’autres films plus populaires, comme Vacances Romaine de William Wyler), Ici et Maintenant et Fun and Game(s) for Everyone
exploitent une image très graphique popularisée par Roman Cieslewicz
dans l’influente revue de gauche Opus International, dont Jouffroy était
l’éditeur. Bard avait demandé à Alekan de tourner sur de la pellicule
qu’on utilisait généralement pour enregistrer le son et il demanda aux
techniciens du laboratoire de pousser le contraste au maximum, créant
ainsi des images noir et blanc particulièrement crues. Fun and Game(s) for Everyone
relate le vernissage de Mosset en décembre 1968 à la Galerie Rive
Droite. Mis en musique par Barney Wilen et Sunny Murray, le film, un «
happening » jazzy, voit Mosset, de Bendern, Salvador Dali, Amanda Lear
et bien d’autres tentant d’illustrer l’aspect carnavalesque de la
période.
S’il est un des membres du mouvement Zanzibar pour lequel on
peut véritablement parler d’évolution, c’est Garrel, qui enchaîne à
l’époque film sur film. Le programme politique mis en avant dans son
premier film Marie pour mémoire,
tourné fin 1967 et consacré aux amours croisées de quatre jeunes
contestataires, peut sembler vague, il n’en n’est pas moins présent dans
l’esprit de contestation dont font montre les protagonistes. Marie pour
mémoire a été décrit comme un « film-choc », pour ses scènes sans
concession, comme celle dans laquelle Marie (interprétée par Zouzou) se
réveille dans un hôpital et réalise que les médecins ont procédé à
l’avortement sans son consentement. Il est clair que de telles scènes ne
sont pas une provocation gratuite, qu’elles veulent engendrer un vrai
changement et traiter de questions sociales que Garrel considérait comme
prioritaires. En avril 1968, à Hyères, lors de son discours prononcé à
l’occasion de la remise du Premier prix au Festival du Jeune Cinéma,
Garrel annonça qu’il en avait assez du cinéma pour le cinéma, que
désormais seul l’intéressait le film visionnaire. Si son film devait
avoir une quelconque valeur, cela devait être comme un pavé, jeté dans
la salle. Nous savons aujourd’hui à quel point la déclaration de Garrel
devait s’avérer prophétique. Dans la foulée de l’impasse de mai 68,
cependant, l’esprit contestataire de Garrel s’effaça peu à peu de son
travail. À la fin du mois de mai, il téléphona à l’actrice Bernadette
Lafont, lui demandant de quitter Paris avec lui pour tourner un film.
Quant elle lui fit remarquer que les émeutes et les manifestations
n’avaient pas cessé, il lui répondit qu’il n’y avait aucun intérêt à
rester jusqu’à la fin des événements, chacun sachant comment cela allait
finir. (Étant donné son scepticisme d’alors, il est ironique et
poignant de penser qu’en 2005 il reviendrait sur le thème de mai 68 dans
Les Amants réguliers, faisant jouer à son fils, Louis, le rôle d’un soixante-huitard dans un Paris hanté par les fantômes de la révolution.)
Les films successifs de Garrel, Le Révélateur (1968), La Concentration (1968), Le Lit de la vierge (1969) et La Cicatrice intérieure (1972), nous montrent une oeuvre de plus en plus refermée sur elle-même, sous l’influence des drogues, culminant avec Le Berceau de cristal (1975). Tourné fin mai dans la banlieue de Munich, Le Révélateur
semble une métaphore onirique des récents événements parisiens. Il
raconte l’histoire d’un couple (Bernadette Lafont et Laurent Terzieff)
voyageant avec leur jeune fils (Stanislas Robiolle), comme pour échapper
à un danger mystérieux. La fin suggère sans le montrer le meurtre des
parents par le fils qu’on voit s’éloigner en direction d’un lac, tel un
Christ juvénile, incarnation de « l’enfant sauveur 7 ». Le film suivant, La Concentration,
plonge plus profond dans le vase clos du couple, et montre un jeune
homme androgyne (Jean Pierre Léaud) et une femme (Zouzou), enfermés dans
une chambre, vêtus de leurs seuls sous-vêtements. Le Lit de la vierge
est, en revanche, une pure allégorie chrétienne. En nommant ses héros
Marie et Jésus, Garrel rappelle l’esprit de toute une génération pour
qui Jésus avait été un hippie avant la lettre. Dans une scène mémorable
suggérant un baptême, Clémenti, jouant un Jésus plus torturé qu’apaisé,
mène ses fidèles à travers l’eau.
Il serait pourtant erroné de penser
que les films du mouvement Zanzibar puissent se réduire à une
description du déclin du politique vers l’apolitique. Nous pourrions par
exemple parler d’un fil directeur décelable à travers tous les films du
mouvement, à savoir un féminisme qui se démarquait alors fortement du
machisme de l’époque. Deux des films de Zanzibar les plus innovants
furent de fait réalisés par des femmes. Il est facile d’oublier, à
l’heure où beaucoup de réalisateurs sont des femmes, combien le contexte
professionnel était différent il y a quarante ans – de la même manière
que nous avons aujourd’hui oublié qu’il n’était pas possible pour une
femme d’ouvrir un compte en banque sans le consentement de son mari. Les
actrices mises à part, les femmes qui désiraient travailler dans
l’industrie du cinéma n’avaient guère le choix : elles pouvaient devenir
monteuse, script girl, ou rejoindre les rangs du petit personnel :
coiffeuses, maquilleuses, etc. Jackie Raynal fut l’une des première à
rompre avec ce modèle, avec l’aide de Boissonnas. En 1968, elle réalisa Deux fois,
tourné à Barcelone, devenu l’un des films du mouvement Zanzibar les
plus connus et qui, en 1972, a obtenu le premier prix du festival
d’Hyères, ex-aequo avec Rachel Weinberg pour Pic et Pic et Colégramme.
Le titre du film de Raynal est un clin d’oeil au « Il était une fois »
des contes, et l’oeuvre revendique l’héritage surréaliste de Buñuel et
de Cocteau, tout en faisant référence au proto-surréalisme de Pedro
Calderon de la Barca, dramaturge du XVIIème siècle, citant par deux fois
La vie est un songe. Comme pour les autres films du mouvement Zanzibar,
Deux fois se désintéresse des conventions logiques traditionnelles et
de la notion de causalité. Le dialogue est épuré, rejoignant en cela la
prédilection des réalisateurs du mouvement pour les films muets, et
certaines scènes se répètent, court-circuitant toute forme de cause à
effet. Par exemple, la scène dans laquelle Raynal achète du savon dans
une pharmacie est montée en boucle, sans explication. Mais c’est le
message politique de Raynal, l’émancipation de la femme, qui est au
coeur de l’oeuvre. Dans une scène, la réalisatrice apparaît de profil,
ses tresses dansant dans le vent, jusqu’à ce qu’une main masculine
vienne la tirer par les cheveux hors du champ.
Sylvina Boissonnas a
eu beau affirmer que les films du mouvement Zanzibar n’étaient pas des
films politiques, il faut nuancer le propos. Par-dessus tout, ces films
représentent un rejet. Rejet de l’autorité, rejet des hiérarchies
traditionnelles au sein des équipes de tournage, rejet de la distinction
des genres, de la société en général ; rejet de la notion d’auteur,
rejet de la narration traditionnelle et rejet du langage. Ils
représentent aussi une génération qui tourne le dos à la France pour
s’intéresser à d’autres pays, d’autres continents, l’Afrique en
particulier, et si l’on décèle quelque pointe de naïveté, voire de
crypto-colonialisme dans ce penchant pour l’exotisme, il y a aussi une
volonté sincère de réinventer le monde géopolitique, d’englober jusqu’à
l’espace. Le critique d’art et champion du Nouveau Réalisme Pierre
Restany résume de la sorte l’œuvre de Boissonnas, et par extension celle
de ses collaborateurs : « Sylvina Boissonnas a eu une vision
prémonitoire du sens des événements de mai 68. Elle avait compris que
cette aventure avait en son coeur l’altérité, à savoir, l’Autre. Mai 68 a
déclaré le droit inaliénable de l’Autre à vivre avec ses différences. 8 »
Sally Shafto
Sally
Shafto historienne et critique de cinéma, vit à Paris. Elle est
l’auteur de « Zanzibar Films and the Dandies of May 1968 » (Editions
Paris Expérimental, 2007). Reprise partielle de l’article No Wave écrit
par Sally Shafto, publié par la revue Art Forum.
NOTES
1. Le
surnom de Caroline de Bendern lui vient d’une photo prise par le
photographe Jean-Pierre Rey lors des événements de mai 68. On la voit
assise sur les épaules de Jean-Jacques Lebel, brandissant le drapeau
vietnamien. Cette photo est d’emblée devenue l’une des images
emblématiques de cette époque.
2. Un point de vue partagé par
l’historien et critique Keith Reader, professeur à l’Université de
Glasgow, entre autres. Voir son étude : "The May 1968 Events in France:
Reproductions and Interpretations" (New York: St. Martin’s Press, 1993),
116.
3. Sylvie Boissonnas, dans une lettre à l’auteur, datée du 16
juin 1999. Citée dans "The Zanzibar Films and the Dandies of May 1968",
p.174.
4. Reader, op.cit. p.99.
5. Détruisez-vous
a été financé en partie par le frère de Sylvina, Jacques Boissonnas, à
sa demande. Le reste du financement provenait de la Sofracima, société
de production à l’origine du film pacifiste Far from Vietnam.
6. L’un
des membres au moins du mouvement Zanzibar aura été filmé par Warhol.
Daniel Pommereulle passa l’hiver 1968-1969 à New York ; au Max’s Kansas
City, où il rencontra Warhol, qui en profita pour le filmer.
7.
François Ricard, "La Génération lyrique : Essai sur la vie et l’oeuvre
des premiers-nés du baby-boom" (Castelnaule- Lez : Climats, 2001).
L’essai de François Ricard fut d’abord publié à Montréal en1992. La
citation est tirée de l’édition française, p.62.
8. Pierre Restany,
lors d’un entretien avec l’auteur, 11 mai 1999. Cité dans "The Zanzibar
Films and the Dandies of May 1968", p.174.
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