Le Groupe Zanzibar


LISTE DES FILMS "ZANZIBAR"
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MARIE POUR MÉMOIRE (Philippe Garrel, 1967)
LE LIT DE LA VIERGE (Philippe Garrel, 1968)
LE RÉVÉLATEUR (Philippe Garrel, 1968)
LA CONCENTRATION (Philippe Garrel, 1968)
DÉTRUISEZ-VOUS (Serge Bard, 1968)
DEUX FOIS (Jackie Raynal, 1968)
HOME MOVIE, AUTOUR DU ‘LIT DE LA VIERGE’ (Frédéric Pardo, 1968)
FUN AND GAMES FOR EVERYONE (Serge Bard, 1968)
ICI ET MAINTENANT (Serge Bard, 1968)
LA RÉVOLUTION N’EST QU’UN DÉBUT. CONTINUONS LE COMBAT (Pierre Clementi, 1968)
CHROMO SUD (Etienne O’Leary, 1968)
UN FILM PORNO (Olivier Mosset, 1968)
ONE MORE TIME (Daniel Pommereulle, 1968)
ÉMET (Claude Martin, 1969)
VITE (Daniel Pommereulle, 1969)
ACÉPHALE (Patrick Deval, 1969)
KEEPING BUSY (Michel Auder, 1969)
L’HOMOGRAPHE (Michel Fournier, 1969)
UN FILM (Sylvina Boissonnas, 1969)

Ces films ont été réalisés à l’époque de mai 68 par une bande de parisiens composée, entre autres, des réalisateurs Philippe Garrel et Patrick Deval, de la monteuse Jackie Raynal, des artistes Olivier Mosset et Daniel Pommereulle, de Zouzou, égérie errante des sixties et muse de Garrel, et de Caroline de Bendern, rebaptisée la « Marianne de 68 1 » en référence à l’icône de la République Française, symbole de la Liberté et de la Raison, qu’on trouve dans toutes les mairies de France.
Il a longtemps été dit qu’au-delà des pamphlets, des affiches et des ciné-tracts, mai 68 n’avait donné aucune oeuvre d’art majeure 2. Les films du mouvement Zanzibar, sortis de l’oubli dans lequel ils étaient tombés après sa dissolution au début des années 1970, viennent contredire cette idée reçue. Influencés par le travail de Jean-Luc Godard et du cinéma américain underground, tout en étant plus extrémistes, ces films se caractérisent par un montage plus que minimaliste, des plans panoramiques qui laissent le spectateur en quête de point focal, des dialogues improvisés – voire quasiment absents, le plus souvent – ainsi qu’une narration non linéaire collant de très près à la pensée politique et sociale émergente de l’époque. Tous les réalisateurs de Zanzibar partageaient un même discours politique radical ; un sens aigu de l’esthétique était tacitement requis pour être admis au sein du groupe, et ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs de ses membres gagnaient alors leur vie comme mannequins. Bien plus que simplement documentaires – affirmation douteuse d’une représentation du passé « tel que ça c’est passé » – les films de Zanzibar, symbolisent l’essence même du potentiel déstabilisateur de mai 68, sans doute plus qu’aucune autre production culturelle de l’époque.
C’est autour de Sylvina Boissonnas, riche héritière et mécène, que se regroupa alors toute une constellation de réalisateurs qui, pour autant, ne formèrent jamais un groupe véritablement structuré. Entre 1968 et 1970, elle finança près d’une douzaine de films, qui seront rétrospectivement regroupés sous l’étiquette « Zanzibar » – un nom inspiré d’un voyage entrepris par certains des membres du mouvement en 1969 dans ce pays d’Afrique alors sous la férule d’un régime maoïste. Boissonnas elle-même était issue d’une famille de mécènes réputée. Sa mère, Sylvie Boissonnas (née Schlumberger), fut l’une des grandes bienfaitrices du Centre Pompidou, tandis que sa tante, Dominique de Menil, qui avait émigré aux États-Unis en 1941, fut l’un des grands mécènes des arts du XXème siècle. Sa cousine Philippa de Menil, fonda quant à elle la Dia Art Foundation, en 1974. À l’origine, l’inspiration des activités de Sylvina dans ce domaine remonte cependant à plus loin encore. Si sa tante était déjà fort active dans le domaine des arts dans les années 60, il est fort probable que Sylvina a été influencée par l’action du Vicomte et de la Vicomtesse de Noailles qui, dans les années 30, financèrent de nombreux films, dont le sulfureux L’Âge d’or de Buñuel, film précurseur de l’oeuvre du mouvement Zanzibar. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que Sylvina Boissonnas ait oeuvré à la redéfinition du mécénat selon l’esprit de l’époque. Une action qu’elle énonce en ces termes : « Je pense qu’il est important d’affirmer que c’est grâce à “l’Esprit de Mai” que ces films ont pu voir le jour. Pour beaucoup d’entre nous, il y avait cette volonté de liberté totale, de laisser derrière nous ce que Guy Debord avait baptisé “la société du spectacle”, pour nous exprimer dans plusieurs domaines à la fois, sans jamais nous spécialiser. Nous étions en phase avec la jeunesse américaine des années 60 et 70, tout comme avec la révolution culturelle chinoise (du moins ce que l’Ouest en percevait à l’époque). Nous avons également tenté de mettre en pratique les principes d’autogestion, rejetant toute forme de délégation d’autorité. Nous avions le courage de penser qu’il était possible de faire un film sans être des professionnels, en réduisant la taille des équipes, souvent composées d’amis qui faisaient office de techniciens. 3»
Il serait difficile aujourd’hui d’avoir une approche plus radicale que celle de Sylvina Boissonnas. Elle tenait salon à la Coupole, sortant son chéquier pour tous ceux qui venaient la voir avec une idée. Il avait fallu près de dix ans à la génération précédente, la Nouvelle Vague, pour briser les chaînes corporatistes du cinéma français. Les méthodes de Boissonnas faisaient fi de toute formalité. Ses productions furent qualifiées de sauvages, et en tant que telles n’avaient pas accès aux circuits de distribution classiques. (Il fut un temps question de créer une salle d’Art et d’Essai, mais personne ne voulut s’engager dans une telle démarche capitaliste). Pour situer le contexte, rappelons, comme Boissonnas l’avait fait remarquer, que les acteurs eux-mêmes participaient au financement des films, abandonnant tout cachet. Boissonnas encourageait activement les techniciens du cinéma, comme Michel Fournier et Claude Martin, à réaliser leurs propres films, et finançait par ailleurs les projets de parfaits néophytes. Permettant à des personnes sans bagage universitaire ni expérience professionnelle de faire des films, elle mettait ainsi en pratique une certaine philosophie de l’anti-autoritarisme, à l’instar d’un Joseph Beuys qui à l’époque exigeait que l’académie des Beaux Arts de Düsseldorf fût ouverte à quiconque désirait y entrer. Quarante ans plus tard, il n’est pas inutile de rappeler que l’un des rêves de mai 68 était « l’abolition du capital et du profit 4 ». Si l’on ne peut comparer Boissonnas à une sorte de Robin des Bois, redistribuant l’argent de sa famille aux maoïstes, il serait cependant réducteur d’en faire un symbole du radical chic. Le fait que les films Zanzibar aient résisté aux clichés révolutionnaires fumeux tient beaucoup à la nature même des activités de leur bienfaitrice, qu’on serait tenté de considérer comme une démarche conceptuelle ayant une valeur artistique intrinsèque. Boissonnas est le symbole même de la complexité des rapports qu’entretenaient les soixantehuitards avec les forces qu’ils souhaitaient renverser. Cette complexité a laissé des traces dans les films Zanzibar jusqu’au niveau le plus fondamental : le soutien de Boissonnas permettait aux réalisateurs de travailler en 35 mm, fort coûteux, donnant aux films une image d’une qualité quasi hollywoodienne, tout à fait inhabituelle pour des réalisations underground. D’autres ambivalences du genre apparaissent quant au style et au contenu des films, comme dans le premier film du mouvement, Détruisez-vous, tourné au début du printemps 68 ; le titre était tiré d’un slogan en vogue à cette époque « Aidez-nous, détruisez-vous 5 ». Ce film de 75 minutes était l’oeuvre d’un parfait débutant, Serge Bard, étudiant en sociologie à Nanterre, d’où partirent les émeutes de mai. Dans son film, Serge Bard fait se croiser anarchiquement deux influences disparates, mêlant le Godard de La Chinoise à l’esprit de la Factory et des films de Warhol.
C’est Mosset et de Bendern qui firent connaître le travail de Warhol à Bard et au reste du groupe. Mosset avait séjourné à la Factory en 1967 ; on le retrouve prenant une pose toute warholienne, la main sur la bouche dans Détruisez-vous. De Bendern avait visité la Factory la même année, était sorti avec Viva, et avait assisté aux tournages de Bike Boy et Nude Restaurant 6. Les trois compères s’essayèrent à recréer une version française de l’univers warholien, comme en témoignent les scènes du loft du film. Empruntant à La Chinoise une intrigue minimaliste, Détruisez-vous raconte l’expulsion de Thierry (Thierry Garrel) d’une cellule révolutionnaire dirigée par le critique d’art et poète marxiste Alain Jouffroy, lui-même mentor de plusieurs membres du mouvement Zanzibar, et qu’on retrouve ici dans un rôle de pater familias. Le principal protagoniste en est cependant Caroline (de Bendern), errant sans but pendant toute la durée du film. Les dialogues sont parfois énigmatiques et dignes de Beckett (Olivier : « Sais-tu où tu as acheté ton pantalon ? » Caroline : « J’ai oublié. Ce n’est pas important. » Olivier : « Il y a donc des choses importantes et d’autres qui ne le sont pas ? »). D’autres sont clairement politiques. Dans une scène, Jouffroy, debout dans un amphithéâtre, énumère les différents points d’un programme inspiré du personnage militant d’Anne Wiazemsky dans La Chinoise.
Premier point : Faire de la désobéissance civile une loi.
Deuxième point : Exproprier la Banque de France
Troisième point : Détruire toutes les archives de la Sécurité Nationale et de la Police.
Quatrième point : Nommer un Conseil Général de Paris, composé à 80 % d’hommes et de femmes de moins de 25 ans, français et étrangers.
Cinquième point : Faire de l’armée un corps décoratif destiné aux travaux publics.
Sixième point : Pendant six mois, faire des professeurs des étudiants, et vice-versa.
Le gouvernement gaulliste de l’époque ne risquait pas d’adopter cet agenda. Remarquons que Jouffroy s’adresse à un amphithéâtre quasiment vide. (Le public est composé de seulement quatre femmes, dont l’une est Boissonnas). Caroline intervient pour se fendre d’un commentaire sur sa velléité de faire sauter une usine de napalm aux États-Unis, avec un ami, mais « nous étions complètement défoncés, et nous n’y avons plus pensé ». Détruisez-vous, comme La Chinoise, anticipent sur les événements de mai 68 ; mais si La Chinoise se finit sur un assassinat, mettant en pratique (fictivement parlant) son appel à la lutte armée, Détruisez-vous se termine de façon plus saugrenue, montrant Caroline en gros plan en train de glousser, suivi d’une ultime séquence sur un interminable (et très warholien) match de boxe passant à la télévision. Difficile de ne pas douter des intentions révolutionnaires que le film affiche ostensiblement.
Lorsque la grève générale commença, les membres du mouvement Zanzibar descendirent dans la rue, érigeant des barricades, ne se faisant pas prier pour jeter quelques pavés. Début mai, le caméraman de Détruisez-vous, Pierre-William Glenn, tourna une scène dans l’appartement de Mosset, situé dans le 6ème arrondissement, puis sortit dans la rue rejoindre les manifestants. Avec l’aide de Deval, Jouffroy, Raynal et Laurent Condominas, Garrel filma l’une des manifestations en 35 mm, que Raynal monta le jour suivant pour un faire un court métrage, Actua 1 (pour « actualités »). Pierre Clémenti, qui joua dans deux des films de Garrel de l’époque, se mit également à filmer les manifestants, retournant exprès en plein tournage à Rome, où il jouait dans Partner de Bernardo Bertolucci, pour capturer les émeutes en 16 mm. Son film La Révolution n’est qu’un début, continuons, récemment redécouvert, témoigne de nombreuses confrontations entre les étudiants et les CRS dans le Quartier Latin.
En juin, l’ordre avait été rétabli et plusieurs membres du groupe, dont Garrel, Bard, Deval, Raynal et de Bendern, s’enfuirent pour Rome. Ils déposèrent les négatifs des films tournés pendant les grèves dans un laboratoire italien, où la plupart furent perdus ou détruits (par des techniciens solidaires de leurs camarades communistes et syndiqués en France). Lorsqu’ils retournèrent à Paris peu après le retour de De Gaulle, leurs films devinrent underground, pour ainsi dire, comme si les réalisateurs estimaient que dorénavant, l’action directe ayant échoué, il fallait approcher la politique par des moyens détournés. Plusieurs réalisateurs du mouvement Zanzibar réagirent à cet échec en s’imposant l’exil. Daniel Pommereulle, par exemple, tourna au Maroc un film intitulé Vite, qui cristallisait sa profonde déception. Au côté d’un jeune garçon arabe, dans un paysage désertique, Pommereulle lance une attaque au vitriol contre le monde occidental, chantant et gesticulant comme pour faire se matérialiser la révolution par des incantations. L’on sent dans les images que Pommereulle souhaite aller bien plus loin encore qu’au Maroc, lorsqu’il montre des images de l’espace, merveilleuses d’austérité, filmées avec une caméra fixée à un télescope Questar, les insérant dans la séquence du désert. Ses images de la galaxie rappellent les premières photos de la Terre vue de l’espace, prises l’année précédente par la mission Apollo 8. D’autres membres du groupe restèrent en France, prenant acte de leur désillusion, désireux d’exprimer leur sentiment d’être des réfugiés dans leur propre pays. Tourné en 1968, Acéphale, de Patrick Deval montre un groupe de soixante-huitards errant dans les rues d’un Paris méconnaissable. Nous sommes désormais loin de la ville de carte postale, avec ses repères architecturaux, ses cafés, ses billards électriques, qu’on voyait dans les films de la Nouvelle Vague. Acéphale se déroule dans une sorte de no man’s land inhospitalier du 14ème arrondissement et dans une station de métro désaffectée. Empruntant le titre de son film à la revue éponyme de Georges Bataille, Deval, tout comme Pommereulle, suggère le besoin de trouver de nouvelles perspectives pour une approche du monde au-delà du rationnel et fait allusion à l’expression populaire « Il faut changer de tête » d’une manière extrême, montrant au début du film un homme en train de se faire raser la tête au son d’une tronçonneuse, suggérant ainsi la nécessité de faire table rase par tous les moyens. Il ne s’agit plus d’y arriver à force de jets de pierre et de banderoles dans les rues. Dans les deux films que réalisa Bard après Détruisez-vous, c’est un véritable désaveu du discours engagé qui transparaît, dans lesquels les plans chocs disparaissent au profit d’une recherche esthétique. Tournés en 1968 avec le célèbre chef opérateur Henri Alekan (qui avait travaillé pour Jean Cocteau, dans La Belle et la Bête, et participé à d’autres films plus populaires, comme Vacances Romaine de William Wyler), Ici et Maintenant et Fun and Game(s) for Everyone exploitent une image très graphique popularisée par Roman Cieslewicz dans l’influente revue de gauche Opus International, dont Jouffroy était l’éditeur. Bard avait demandé à Alekan de tourner sur de la pellicule qu’on utilisait généralement pour enregistrer le son et il demanda aux techniciens du laboratoire de pousser le contraste au maximum, créant ainsi des images noir et blanc particulièrement crues. Fun and Game(s) for Everyone relate le vernissage de Mosset en décembre 1968 à la Galerie Rive Droite. Mis en musique par Barney Wilen et Sunny Murray, le film, un « happening » jazzy, voit Mosset, de Bendern, Salvador Dali, Amanda Lear et bien d’autres tentant d’illustrer l’aspect carnavalesque de la période.
S’il est un des membres du mouvement Zanzibar pour lequel on peut véritablement parler d’évolution, c’est Garrel, qui enchaîne à l’époque film sur film. Le programme politique mis en avant dans son premier film Marie pour mémoire, tourné fin 1967 et consacré aux amours croisées de quatre jeunes contestataires, peut sembler vague, il n’en n’est pas moins présent dans l’esprit de contestation dont font montre les protagonistes. Marie pour mémoire a été décrit comme un « film-choc », pour ses scènes sans concession, comme celle dans laquelle Marie (interprétée par Zouzou) se réveille dans un hôpital et réalise que les médecins ont procédé à l’avortement sans son consentement. Il est clair que de telles scènes ne sont pas une provocation gratuite, qu’elles veulent engendrer un vrai changement et traiter de questions sociales que Garrel considérait comme prioritaires. En avril 1968, à Hyères, lors de son discours prononcé à l’occasion de la remise du Premier prix au Festival du Jeune Cinéma, Garrel annonça qu’il en avait assez du cinéma pour le cinéma, que désormais seul l’intéressait le film visionnaire. Si son film devait avoir une quelconque valeur, cela devait être comme un pavé, jeté dans la salle. Nous savons aujourd’hui à quel point la déclaration de Garrel devait s’avérer prophétique. Dans la foulée de l’impasse de mai 68, cependant, l’esprit contestataire de Garrel s’effaça peu à peu de son travail. À la fin du mois de mai, il téléphona à l’actrice Bernadette Lafont, lui demandant de quitter Paris avec lui pour tourner un film. Quant elle lui fit remarquer que les émeutes et les manifestations n’avaient pas cessé, il lui répondit qu’il n’y avait aucun intérêt à rester jusqu’à la fin des événements, chacun sachant comment cela allait finir. (Étant donné son scepticisme d’alors, il est ironique et poignant de penser qu’en 2005 il reviendrait sur le thème de mai 68 dans Les Amants réguliers, faisant jouer à son fils, Louis, le rôle d’un soixante-huitard dans un Paris hanté par les fantômes de la révolution.)
Les films successifs de Garrel, Le Révélateur (1968), La Concentration (1968), Le Lit de la vierge (1969) et La Cicatrice intérieure (1972), nous montrent une oeuvre de plus en plus refermée sur elle-même, sous l’influence des drogues, culminant avec Le Berceau de cristal (1975). Tourné fin mai dans la banlieue de Munich, Le Révélateur semble une métaphore onirique des récents événements parisiens. Il raconte l’histoire d’un couple (Bernadette Lafont et Laurent Terzieff) voyageant avec leur jeune fils (Stanislas Robiolle), comme pour échapper à un danger mystérieux. La fin suggère sans le montrer le meurtre des parents par le fils qu’on voit s’éloigner en direction d’un lac, tel un Christ juvénile, incarnation de « l’enfant sauveur 7 ». Le film suivant, La Concentration, plonge plus profond dans le vase clos du couple, et montre un jeune homme androgyne (Jean Pierre Léaud) et une femme (Zouzou), enfermés dans une chambre, vêtus de leurs seuls sous-vêtements. Le Lit de la vierge est, en revanche, une pure allégorie chrétienne. En nommant ses héros Marie et Jésus, Garrel rappelle l’esprit de toute une génération pour qui Jésus avait été un hippie avant la lettre. Dans une scène mémorable suggérant un baptême, Clémenti, jouant un Jésus plus torturé qu’apaisé, mène ses fidèles à travers l’eau.
Il serait pourtant erroné de penser que les films du mouvement Zanzibar puissent se réduire à une description du déclin du politique vers l’apolitique. Nous pourrions par exemple parler d’un fil directeur décelable à travers tous les films du mouvement, à savoir un féminisme qui se démarquait alors fortement du machisme de l’époque. Deux des films de Zanzibar les plus innovants furent de fait réalisés par des femmes. Il est facile d’oublier, à l’heure où beaucoup de réalisateurs sont des femmes, combien le contexte professionnel était différent il y a quarante ans – de la même manière que nous avons aujourd’hui oublié qu’il n’était pas possible pour une femme d’ouvrir un compte en banque sans le consentement de son mari. Les actrices mises à part, les femmes qui désiraient travailler dans l’industrie du cinéma n’avaient guère le choix : elles pouvaient devenir monteuse, script girl, ou rejoindre les rangs du petit personnel : coiffeuses, maquilleuses, etc. Jackie Raynal fut l’une des première à rompre avec ce modèle, avec l’aide de Boissonnas. En 1968, elle réalisa Deux fois, tourné à Barcelone, devenu l’un des films du mouvement Zanzibar les plus connus et qui, en 1972, a obtenu le premier prix du festival d’Hyères, ex-aequo avec Rachel Weinberg pour Pic et Pic et Colégramme. Le titre du film de Raynal est un clin d’oeil au « Il était une fois » des contes, et l’oeuvre revendique l’héritage surréaliste de Buñuel et de Cocteau, tout en faisant référence au proto-surréalisme de Pedro Calderon de la Barca, dramaturge du XVIIème siècle, citant par deux fois La vie est un songe. Comme pour les autres films du mouvement Zanzibar, Deux fois se désintéresse des conventions logiques traditionnelles et de la notion de causalité. Le dialogue est épuré, rejoignant en cela la prédilection des réalisateurs du mouvement pour les films muets, et certaines scènes se répètent, court-circuitant toute forme de cause à effet. Par exemple, la scène dans laquelle Raynal achète du savon dans une pharmacie est montée en boucle, sans explication. Mais c’est le message politique de Raynal, l’émancipation de la femme, qui est au coeur de l’oeuvre. Dans une scène, la réalisatrice apparaît de profil, ses tresses dansant dans le vent, jusqu’à ce qu’une main masculine vienne la tirer par les cheveux hors du champ.
Sylvina Boissonnas a eu beau affirmer que les films du mouvement Zanzibar n’étaient pas des films politiques, il faut nuancer le propos. Par-dessus tout, ces films représentent un rejet. Rejet de l’autorité, rejet des hiérarchies traditionnelles au sein des équipes de tournage, rejet de la distinction des genres, de la société en général ; rejet de la notion d’auteur, rejet de la narration traditionnelle et rejet du langage. Ils représentent aussi une génération qui tourne le dos à la France pour s’intéresser à d’autres pays, d’autres continents, l’Afrique en particulier, et si l’on décèle quelque pointe de naïveté, voire de crypto-colonialisme dans ce penchant pour l’exotisme, il y a aussi une volonté sincère de réinventer le monde géopolitique, d’englober jusqu’à l’espace. Le critique d’art et champion du Nouveau Réalisme Pierre Restany résume de la sorte l’œuvre de Boissonnas, et par extension celle de ses collaborateurs : « Sylvina Boissonnas a eu une vision prémonitoire du sens des événements de mai 68. Elle avait compris que cette aventure avait en son coeur l’altérité, à savoir, l’Autre. Mai 68 a déclaré le droit inaliénable de l’Autre à vivre avec ses différences. 8 »

Sally Shafto
Sally Shafto historienne et critique de cinéma, vit à Paris. Elle est l’auteur de « Zanzibar Films and the Dandies of May 1968 » (Editions Paris Expérimental, 2007). Reprise partielle de l’article No Wave écrit par Sally Shafto, publié par la revue Art Forum.

NOTES
1. Le surnom de Caroline de Bendern lui vient d’une photo prise par le photographe Jean-Pierre Rey lors des événements de mai 68. On la voit assise sur les épaules de Jean-Jacques Lebel, brandissant le drapeau vietnamien. Cette photo est d’emblée devenue l’une des images emblématiques de cette époque.
2. Un point de vue partagé par l’historien et critique Keith Reader, professeur à l’Université de Glasgow, entre autres. Voir son étude : "The May 1968 Events in France: Reproductions and Interpretations" (New York: St. Martin’s Press, 1993), 116.
3. Sylvie Boissonnas, dans une lettre à l’auteur, datée du 16 juin 1999. Citée dans "The Zanzibar Films and the Dandies of May 1968", p.174.
4. Reader, op.cit. p.99.
5. Détruisez-vous a été financé en partie par le frère de Sylvina, Jacques Boissonnas, à sa demande. Le reste du financement provenait de la Sofracima, société de production à l’origine du film pacifiste Far from Vietnam.
6. L’un des membres au moins du mouvement Zanzibar aura été filmé par Warhol. Daniel Pommereulle passa l’hiver 1968-1969 à New York ; au Max’s Kansas City, où il rencontra Warhol, qui en profita pour le filmer.
7. François Ricard, "La Génération lyrique : Essai sur la vie et l’oeuvre des premiers-nés du baby-boom" (Castelnaule- Lez : Climats, 2001). L’essai de François Ricard fut d’abord publié à Montréal en1992. La citation est tirée de l’édition française, p.62.
8. Pierre Restany, lors d’un entretien avec l’auteur, 11 mai 1999. Cité dans "The Zanzibar Films and the Dandies of May 1968", p.174.

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