Sue perdue dans Manhattan



"DE LA SOLITUDE PICTURALE A CELLE DE SUE PERDUE DANS LA CITY NEW YORKAISE" !!!!
Recherche moi-même désespérément. Un bouleversant portrait de femme, un constat précis sur la faillite humaine de notre société, un film beau et juste : Sue perdue dans Manhattan révèle un cinéaste majeur mais inconnu en France, Amos Kollek.
 Sue perdue dans Manhattan a été tourné très vite, en quatorze jours, pendant l’hiver 96-97, caméra à l’épaule, dans les décors naturels des rues et cafés de Chelsea. Les scènes du film sont presque toutes des premières prises. La sobriété des moyens fait ici basculer la contrainte en exercice de style rigoureux, et Sue… s’impose par sa force dramatique et sa tenue.
Inconnu en France, son réalisateur, Amos Kollek, a tourné neuf films en dix-huit ans (que l’on a désormais envie de découvrir d’urgence) et écrit cinq livres (dont Ne me demandez pas si j’aime, publié chez Stock en 1991). Né en 1947 à Jérusalem, il débute par l’écriture, rédige des articles et publie des nouvelles dans des journaux israéliens ainsi que dans le New York Times et Die Zeit. Depuis 1980, il tourne de façon régulière et indépendante, avec des budgets minimaux, étant à la fois scénariste, réalisateur, acteur et producteur de la plupart de ses oeuvres. Sa filmographie se partage entre Israël et New York, entre le documentaire et la fiction. Il aborde le conflit israélo-palestinien dans Double edge, réalise en 95 Teddy Kollek, un documentaire sur son père qui fut maire de Jérusalem pendant vingt-huit ans (de 65 à 93), et semble également très attiré par les destins de femmes marginales, filmant l’histoire d’une strip-teaseuse dans High stakes, et les prostituées de New York dans Bad girls (vite, un distributeur pour tout cela). Sue…, son huitième film et le premier à être distribué en France, relève de cette attraction et de cette interrogation. Sur le papier, l’histoire de Sue… n’a rien de très original : une femme vient de perdre sa place de secrétaire, elle a trois ou quatre mois de loyer de retard, elle erre dans New York à la recherche d’un travail et de rencontres nouvelles. Signes particuliers : elle est séduisante bien que sans âge défini, et extrêmement seule. Le film pourrait être un énième témoignage sur le côtoiement et les égarements de solitudes dans une ville immense et une société inhumaine. Or, plus le film va se découvrir, plus il va écarter le réel pour pénétrer dans l’intimité de cette femme, plus il va s’enrichir, prendre de l’ampleur, devenir poignant. L’émotion va se libérer au compte-gouttes, nouer les gorges et les estomacs crescendo jusqu’à la brutalité de la fin.
Avant tout, il y a Anna Thomson, alias Sue, sur qui le film repose entièrement, et qui est sensationnelle. L’incarnation du personnage par l’actrice en est même troublante, tant le spectateur voit et ressent une sorte d’adéquation parfaite entre les deux, l’étrangeté du corps de la comédienne renforçant l’essence même de Sue. Avec son foulard noué sur ses cheveux blonds, ses lunettes noires, ses tailleurs près du corps et son long manteau, Sue nous rappelle aussitôt des silhouettes connues, déjà imprimées sur pellicule. On pense aux héroïnes hitchcockiennes, à ces femmes “in trouble” dans les films noirs, à Gena Rowlands. Sue n’est qu’une représentation, une vue de l’esprit, une image arrêtée, elle rappelle les simulacres mis en scène par Cindy Sherman dans sa série Untitled film still, où elle utilise son corps pour incarner les stéréotypes féminins empruntés au cinéma des années 50. Sue ne semble être qu’une apparence, dérivant au sein d’un jeu étroit d’identités féminines. C’est là une des dimensions supplémentaires que Kollek insère dans l’histoire, jouant sur cette déclinaison de fausses apparences, sur cette identité mouvante et étrécie dans laquelle Sue se perd, tant les pistes sont faussées et semblent toutes usées.
Scellée sous son foulard, ses lunettes et son manteau, privée d’identité, elle est son propre détective, errant à la recherche d’elle-même à travers des rencontres de hasard. Dans le regard de l’autre, elle s’offre en appât, couche aussi facilement qu’une pute. Pour le spectateur, elle se calfeutre, s’épuise à donner envie, recule avec effroi dès qu’une main se tend vers elle car ce qu’elle rêve est au-delà de ce que l’on peut lui proposer, s’abîme dans les lits. Kollek manie admirablement les paradoxes et l’aliénation de Sue. Sa présence, sa gentillesse, sa demande d’attention et d’amour sont toujours mal interprétées et perverties par l’oeil masculin, comme si la frontière entre une femme seule, désirable, et une prostituée était irrémédiablement perméable, les deux positions ne cessant de se recouvrir. Aliénation exacerbée par sa situation : Sue est en état de faiblesse extrême, en demande non seulement d’amour, mais d’emploi. Kollek la suit dans ses allées et venues entre le square, les cafés et son appartement, mais aussi lors de ses entretiens d’embauche, pendant lesquels il filme son visage en plan frontal, en train de débiter son CV.
Ces séquences filmées en contrepoint de sa vie privée confirment le processus interne du film, basé sur le principe de confrontation permanente entre l’intérieur et l’extérieur du sujet, l’apparence et la réalité. Kollek nous plonge dans la sphère privée de cette femme, mais parallèlement la vie continue de creuser son fossé, les loyers impayés s’accumulent, les dettes dans les fast-foods du coin grossissent, le propriétaire menace d’expulsion… De la même façon, l’apparence physique extérieure de Sue est celle d’une femme jeune, aisée, vêtue avec classe, vivant dans un appartement cossu… Pourtant, un malaise s’insinue dès les premiers plans sur son visage. On se met à douter de son âge véritable, on se dit que ses lèvres ne sont pas vraiment les siennes, que le tour de ses yeux semble tirer bizarrement vers ses tempes… Et puis un plan confirme ce que l’on pressentait : assise nue sur le bord de son lit, nous apparaît soudain une femme usée et fatiguée, avec des seins trop lourds ployant sous la silicone, des jambes maigres et livides, un ventre à la peau ridée et comme aspiré vers les entrailles. Le choc visuel est douloureux, Sue ressemble à une poupée cassée : l’assemblage des membres est vicié, des morceaux de chair jeune et vieille coexistent très étrangement dans ce corps que l’on ne reconnaît plus.
Cette aridité concomitante à une opulence artificielle, c’est toute la vie de Sue, à la fois horriblement seule, vulnérable, désespérée, et fondamentalement généreuse, affectueuse, tendre ­ mais de façon stérile. Sa vie lui est passée à côté, elle n’a pas su s’y infiltrer, s’y inclure. Au seul homme qui l’aimera sincèrement, elle dressera un portrait d’elle-même repoussant, ayant du mal à croire à l’attachement profond qu’il lui manifeste, tant elle a l’habitude de brader son corps. Délaissée une fois de plus, elle semble s’enfoncer dans le brouillard glacial de l’hiver… Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle sera sauvée, malgré elle. Elle recherche toujours avidement le contact, engage encore la conversation avec des inconnus, répète à l’envi que pour elle, faire l’amour est vital, caresse les mains des hommes avec lesquels elle couche, les remercie même. Mais dès qu’une personne s’intéresse à elle, une sorte de peur viscérale la fait se détourner, ou bien son histoire lui fait trop horreur pour pouvoir la dire à voix haute. Elle décline les offres en souriant, ne veut déranger personne, elle se contente de tout juste survivre, de n’être qu’un doux fantôme passant entre les bras. Elle a renoncé à s’incarner totalement, se maintenant à la lisière de la vie telle une flammèche vacillante. Elle croisera ainsi d’autres vies marginales : Lola, qu’elle hébergera un court moment avant de la retrouver quelque temps plus tard à la rue ; Linda, une étudiante barwoman durant ses vacances ; ou encore Ben, ce journaliste qui l’aime mais ne détectera pas le désastre interne de Sue. Ses appels au secours ne sont que pour sa mère, mais celle-ci, malade, ne se souvient plus de sa fille. Sue semble détachée des autres et d’elle-même, entourée de vide, chacun ne fait que la frôler. Elle tentera encore, au cours d’une scène où il est difficile de réprimer ses larmes, dans l’anonymat du téléphone, de retenir une opératrice à l’autre bout du fil, la suppliant de l’écouter un instant avant de couper la ligne. Il émane de cette femme une solitude intenable mais toujours retenue, une solitude trop ancienne pour être jamais comblée.
Kollek tire le portrait d’une société sans pitié sans jamais forcer le trait ­ il suffit de regarder autour de soi. Et avec Sue, il brosse une des plus bouleversantes figures de femme.

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